1. Le texte collaboratif
Triade, subst. fém.- Ensemble de trois personnes ou de trois choses étroitement unies.- Désigne la réunion de 3 pixels (vert, rouge, bleu) sur l’écran.
Un ensemble de trois textes (trois stèles), de trois personnages, trois pôles géopolitiques ou géoéconomiques…
Un philosophie de l’action éducative (Pdae) pourrait-elle se donner comme tâche de contribuer à une habilitation de méthode, confortant ou ouvrant pour la recherche des espaces conséquents de réunion et de transition ?
Au Carrefour de trois mondes…
Le numéro inaugural de la revue MédiaScope[2], s’ouvrait il y a vingt ans sur un manifeste signé par trois personnalités du monde universitaire[3]. Il s’agissait de nourrir une réponse plus ordonnée qu’elle ne l’était jusqu’alors au développement d’une culture inédite, liée aux nouveaux milieux créés par l’évolution des techniques : elle faisait suite au développement d’un « tir groupé » institutionnel, soucieux de prendre en compte les nouvelles donnes du milieu de vie et de la culture. Ce texte d’ouverture, et le travail éditorial qui suivit, ouvraient la perspective roborative d’un état d’esprit, qui, pour être dans l’air du temps, pouvait aussi s’exprimer concrètement et au-delà voir se déployer de nouveaux territoires de la pensée éducative.
Notamment, en produisant des modèles (liés à la philosophie de l’éducation nouvelle et des pédagogies actives), et en proposant des actualisations des modes d’apprentissage ; en liant donc pédagogie et philosophie, à l’opposé d’une pédagogie des « compétences utiles », d’une activité formaliste ou d’une pensée du constat sec et du propos sans engagement. En mettant la pédagogie des médias à l’épreuve de l’accompagnement théorique[4]. Enfin, en tenant le pari d’une étroite articulation entre les pôles de la triade.
Vingt ans ont passé : où en sommes-nous ?[5]
L’idée s’exprimait dans un contexte daté de sensibilité à la méthode, de considérations diverses sur les articulations, notamment entre recherche et formation. Pour ce qui est des médias, elle est commune avec celle de l’institution scolaire de l’époque via un jeune organisme spécialisé dans ces questions[6]. Ces considérations se situent dans un contexte où l’on se préoccupe de l’effort d’articuler en différents lieux[7] - comme sur les « terrains », profession/formation/recherche.
L’essentiel était la rencontre symbolique-praxéologique, la confrontation et le dialogue entre trois secteurs d’activité professionnelle - journalisme, sciences humaines, éducation – au service d’avancées dans le domaine de la « formation aux médias ». L’ « intelligence » des médias était générée non de manière externe, mais en situation de production authentique du sens. Le modèle ici présenté était, par analogie, tout à fait transposable et validable sur d’autres territoires.
L’exemple cité faisait aussi programme de méthode. Il s’agissait pour nous de faire écho à l’esprit du temps, et d’aller plus loin que dans l’édition d’un support exemplaire, d’activer cet esprit dans les actions de recherche et de formation notamment.
Corollaires
D’emblée nous pouvions apercevoir trois développements possibles de cette idée :
- le travail commun comme l’interpellation réciproque des milieux concernés…
- la conception d’une recherche « intrinsèque » dont l’objet est, précisément, la pédagogie et la formation,
- la nécessité de donner visibilité sur ces questions, à travers des lieux dédiés - institutionnels, éditoriaux, etc. La question de la formation notamment interpelle la capacité des pouvoirs publics de fournir le lieu où s’articule les lectures expertes et les fondamentaux.
Sur ces points, l’échec est flagrant. Aussitôt improbable, comme toutes les belles déclarations, la charte sera peu suivie sur le long terme d’effets réels, d’autant que les enjeux axiologiques et politiques liés à la formation aux médias auront raison de l’esprit d’ouverture. Dans ce domaine que nous connaissons bien, s’il se peut, l’utopie pédagogique d’une “ éducation médiatique ”, féconde quelques temps, a fait long feu, diluée dans le mythe des médias même. Egalement, les triades vertueuses, disposées à faire dialoguer le monde de la recherche, des professionnels des médias et ceux de la formation.
On peut le regretter, mais c’est un fait. Ce concept dynamique s’est bel et bien dissous, et il faut attribuer à cette « négligence historique » de nombreux cas de « pensée dissociée ». On peut le regretter, mais c’est un fait dont l’histoire de la pédagogie et des idées éducatives doit tenir compte.
Qui engendre deux positions : la première, « laissons tomber », domine le discours actuel ; la seconde, inactuelle, espère une reprise de sens. Car vingt ans ont passé, sans que l’énoncé de cette triangulation soit quelque part véritablement revivifié pour lui-même : lemilieu n’allait-il pas faire lieu-creuset de la production d’idées, les conceptions éducatives, scolaires ou non, se trouver transformées ? N’allait-on pas former un citoyen critique ? Or, cette proposition utopique a fait long feu, et on cherchera vainement où s’exerce aujourd’hui fortement et esprit, en dehors de quelques essais trop discrets. Demeure un riche patrimoine problématique, conservé sous le boisseau. Où se trouve l’archive ? Qui osera, en pleine crise de la transmission, activer les mémoires ?
De la dyade à la triade
« Pour qu’il y ait science nouvelle, il ne suffit pas en effet que la science ancienne s’approfondisse ou s’étende (ce qui se produit lorsqu’on passe de la linguistique de la phrase à la sémiotique de l’œuvre) ; il faut qu’il y ait rencontre d’épistémès différentes, voire ordinairement ignorantes les unes des autres (c’est le cas du marxisme, du freudisme et du structuralisme), et que cette rencontre produise un objet nouveau (il ne s’agit plus de l’approche nouvelle d’un objet ancien) ; c’est en l’occurrence cet objet nouveau que l’on appelle texte. » (Roland Barthes, Théorie du texte, 1974)
La dyade
Le premier niveau de prise de sens est celui d’une « pratique éclairée » et d’une recherche attachée à la pratique… Il nous paraissait d’emblée important que la recherche et la pratique se comprissent en symbiose. L’utopie chère aux grands pédagogues d’une communion de visée du chercheur et du praticien[8] est toujours à réaliser. Ainsi du pédagogue qui lie son enseignement de la grammaire à la linguistique, ou du linguiste qui se renseigne à la clinique et à la pratique… et de leur dialogue. Idée simple[9]. Il est relatif à la capacité de « bien poser les questions », en toute « connaissance de cause ». Cette rencontre n’est pas « occasionnelle ». Et si l’on veut dépasser la lourdeur des termes, cette figure n’a que peu à voir avec l’idéologie du « pédagogue-chercheur », car elle implique une articulation organique, intime en chacun comme sincère et profonde dans l’échange. Donc à la fois en termes de sujet de la communauté, et de combinaison structurelle vitale.
Ce serait déjà pas mal. Mais cette dyade ne prend sens qu’au « mitan ». En fait, il y a toujours un « tiers-lieu » nécessaire.
Si le message pédagogique se perd, il manque à la recherche ; si les données de la recherche émergent (émargent) le temps d’un colloque, ou restent consignées dans quelques belles pages, elles sont en quelque sorte « lettre morte » pour le pédagogue actuel, qui ne peut attendre quelque paradis futur des lumières de la raison.
Ces considérations n’ont guère de rapport avec les notations formelles et les professions de foi sans frais relatives aux liaisons supposées de la recherche et de la formation, par exemple. Elles sortent en effet de l’ordre du discours scolaire – empli de ces items - pour viser celui de l’effectivité du projet.
Cette préoccupation revient donc régulièrement, notamment dans le discours de la formation, mais sans qu’elle soit trop souvent vérifiable dans les faits et l’action. Dans les faits, le lieu de cette rencontre « heuristique » n’est guère fréquenté… Et si la pratique collaborative de la dialogie pose déjà question, qu’en est-il de la triade ? On le vit, on sort ici radicalement d’une topique de la « pensée plate » et disjointe.
Un texte à écrire ensemble
La partition binaire, qui nous a embourbés parfois dans le simplisme des « querelles » (pédagogie traditionnelle/pédagogie moderne, crise dite du pédagogisme, manichéisme de la pensée), mais aussi nous a fait croire aux utopies réalistes et constructives de la coopération dans la communauté (scientifique, travailleuse, étudiante), de la mutualisation, dans une successivité ou dans la diversité ; pas seulement bipolarisation de l’existence entre pratique et théorie, mais aussi dialectique entre ces deux pôles, qui suggèrent une pratique de médiation (humaine, certes, mais aussi méthodologique, ce qui nous fait quelque peu défaut) , cette partition binaire présente des avantages de départ, et des limites pour aller plus loin.
C’est dans un effort à frais nouveaux que se profile peut-être un autre état d’esprit. "Disons seulement que les philosophies du dualisme pur ont bien des chances d’être des philosophies du déchirement ; les philosophies ternaires, au contraire, seront souvent des philosophies de la réconciliation" "la tridimensionnalité de l’espace ne saurait être autre chose qu’une projection de l’entendement humain, ce qui est lourd de conséquence quant au statut de l’univers et à celui de la conscience"[10]…
1 La métaphore
La triade a la symbolique féconde. Rejoint-elle symboliquement ce que profondément nous sommes ? Elle ne constitue pas ici un schéma heuristique mais rappelle sur le « mode primordial » que nous ne nous limitons pas à ce qu’un système social de droit (économique, politique, idéologique) nous dicte. De la même façon, si l’on invoque quelques grandes cartographies, promesses de nouvelles trajectoires, comme celle de la charte de la Transdisciplinarité - qui était venue à la même époque étayer la nécessité d’un « nouvel esprit scientifique » dans ces domaines …
La triade évoque un substrat anthropologique ancestral, renvoyant à des archétypes. On pense aux « modes de pensée » unifiante de la trifonctionnalité, des « trinités », jusqu’aux techniques de conscience de soi des pratiques orientales. Tout cela est bien connu, même si l’idéologie néo-positiviste, peu favorable aux territoires inouïs de l’imaginaire, ne le met pas en avant.
2 L’efficience
A ce niveau,que peut-il passer, et se passer, à ce « carrefour des mondes" ? à la croisée des expériences et des théorisations ? Posture souhaitable que celle de la coopération féconde au sein de la communauté. Qu’en est-il dans les faits ? la triade nous fait franchir un pas de plus en inscrivant la démarche dialogique dans une subversion de la dualité recherche/pratique. Son action est prolifique[11].
C’est que la réunion des trois pixels de base engendrant la variété des couleurs a des conséquences fabuleuses ! Son principe montre sa fécondité dans l’action et la coexpérience de l’action. Il marque une série d’intersections, produit des moments problématiques, engendre la diversité des flux….
La triade ainsi concernée est celle d’une rencontre praxéologique, visant un nouvel objet théorique « à produire ensemble », renonçant aux disjonctions et aux déréalisations du discours… Si fameuse qu’elle soit, une philosophie de l’éducation qui ne contribuerait pas à des avancées de la pensée éducationnelle en actes, resterait purement spéculative (ce qui n’est pas absurde, mais insuffisant s’agissant de domaine vital, concret ; d’art et de formation…). Pour ne pas rester constatative, une anthropologie de l’éducation, si habile que se déploient ses éruditions et ses analyses, a pour vocation de nourrir l’intelligence des pratiques réelles. Quant à la pratique éducative elle-même, qui ne saurait constituer sans risques un « objet d’étude » externe à son propre développement, pourvu qu’elle soit éclairée ! Tout au long de la vie ? Voilà un bel « idéal pédagogique »…
Notons au passage que ce dont il fait cas ici n’a que peu à voir avec une tripartition pouvant paraître à quelques points de vue simpliste. Depuis le « trivium » scolastique jusqu’aux apprentissages fondamentaux « lire », « écrire » et « compter », la répartition scolaire « en trois parties » fournit une base sans épaisseur autre que rhétorique. Cette pérennité d’un développement linéaire du discours est à l’opposé d’une topique d’action et d’interaction.
Cas de figure
J’ai distingué naguère plusieurs types de réalisation de la triade relative au travail en éducation :
- pédagogique (philosophie, technique, projet), travaillant le texte de l’élaboration pédagogique ; on en trouve une version chez Rogers[12], où elle revêt un caractère quasi mésologique.
- formative (formation, recherche, profession), régissant l’élaboration formative : ou encore, profession/formation/enseignement.
- Sémantique. Nous avions autrefois appelé « sémantique » la triade au cœur de laquelle se répondent « l’insolence du questionnement philosophique, le crible de l’analyse anthropologique[13], l’enthousiasme de l’action pédagogique », déterminant l’élaboration culturelle : poser les problèmes avec la prise de distance qui s’impose, mener les études (revisiter les questions) , entreprendre de fait – il s’agit là de mettre en œuvre un véritable « carrefour heuristique » répondrait-elle à ce besoin ?
Comme dans tout système visité par un nouvel élément, il se produit alors des événements inédits, dont les plus importants sont :
- le réaménagement de l’ensemble du système
- la redéfinition de chacun des éléments à l’intérieur
- la restructuration des flux intermédiaires…
….
Ainsi pensée, la pédagogie pense, sans être livrée à elle-même, ni se trouver la proie d’enjeux qui lu sont extérieurs…la philosophie n’est plus en surplomb ou en appendice, un supplément d’âme, un regain de « bonne conscience », ou un luxe occasionnel, …la formation ne reste plus en suspens dans le discours des limbes ».
Dès lors, la « pédagogie » n’est plus la même, pas davantage que la « recherche »… ni que chacun des pôles et de leurs liens. Il y a une régénérescence, davantage encore, une résurrection de la notion, et s’il se peut, pour peu que le travail soit assidu, sur un autre plan supérieur.
Avançons encore un peu : la pédagogie dont il est ici fait état n’est pas l’idéologie de la pédagogie, ou la pédagogie conçue comme thème scolariste, la philosophie mérite mieux que les philosophismes sociologiques ou moralistes, ou les « suppléments d’âmes » en sciences de la communication et de l’éducation. La formation est à prendre aux deux pôles de ses territoires sémantiques, à la fois dans sa conception profonde et dans sa diversité de ses pratiques…
Quoi qu’il en soit, nous avons à passer d’une triade métaphorique à une triadepraxéologique. Celle-ci se comprend aux divers niveaux de l’éducation tout au long de la vie.
***
Il s’agit bien entendu d’une conception diamétralement opposée à celle qui sépare et éloigne : comme si des chercheurs extérieurs pouvaient trop savoir de ce que tout enseignant sait de ce qu’il fait, et avec d’autres ! Comme si des philosophes pouvaient statuer de leurs hauteurs, à la manière des docteurs de la loi : il s’agit, en effet, de pratique commune, concrète, de lieux d’échanges, non pas de hiérarchie de pensée. Cette triade est muable, souple, constante : elle implique l’élégance et le tact, l’écoute et la reconnaissance, l’étude et l’imagination… Elle requiert le principe d’une exigence de la pensée et de l’action, rigoureuse et profonde, qui ne peut se satisfaire des laisser-aller des positions acquises.
Nous aurions en effet « tout intérêt » à ménager les intersections, à produire les entrechocs de la pensée au carrefour des compétences et des expériences… Il s’agit là, au fond, d’optimiser les ressources, de faire agir une méthodologie intelligente… Pourquoi quelques collisions fécondes de particules ne seraient-elles pas possibles en sciences humaines et en pratique sociale de l’éducation
[1]Source principale : Jean Agnès, « La philosophie de l’éducation est-elle soluble dans les médias ? » (2004) in :Informatiser (dir.), Revue Eduquer.
[2] : « Au carrefour de trois mondes » (revue Médiascope n° 1, 1992.
[3] Patrick Charaudeau, Geneviève Jacquinot, Eliséo Veron
[4] Par exemple, chercher à savoir ce que sont les médias, « de quoi il retourne », est une priorité philosophique, qui sollicite les modèles scientifiques à même de nous avancer dans la connaissance d’un univers faussement familier d’autant plus que nous en sommes les propres artisans.
[5] Considérons ici la faible place de la philosophie et de la pédagogie des médias et des nouvelles donnes, comme celle de la philosophie de l’éducation, dans les rendez-vous rituels du monde scolaire.
[6]Au Clemi 1, notamment pour ce qui concerne le rapport entre le monde des médias et le monde de l’éducation : raté.
[7] Notamment : Inrp, Cnrs, Clemi…
[8]Célestin Freinet : « Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans œuvrer, les autres œuvré sans avoir le droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés ».- Les Dits de Mathieu,« Nous avons posé notre pierre ». (1960).
[9]Que "les enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation gardent le contact avec l’éducation, en participant à des classes, de même qu’un enseignant-chercheur en psychologie clinique ne peut se concevoir sans une pratique avec des patients " (Sylvain Bouyer, « Éduquer : (d’où) cela mène-t-il ? », in Eduquer, un métier impossible, Le Portique 4, [En ligne], 4 | 1999. http://leportique.revues.org/index269.html).
[10]Michel Piclin, Les Philosophies de la Triade, Vrin, 1980
[11] La Triade a fréquemment fait figure dans la rhétorique des spécialistes où se trouvent les termes de “trinôme” “triangulation” ”triple démarche”, « tripolarisation » etc.
[12] Entre ex. M.- L. Poeydomenge (2001) rappelle comment Carl Rogers “allie les trois pôles de la philosophie de l’éducation, des acquis scientifiques sur la situation d’enseignement et des technologies éducatives”. v. aussi J. Agnès, la démarche philosophique en éducation scolaire : écarts, intervalles, articulations, Rennes 2001.
[13]Et notamment heuristique : corpus/expérimentation/recherche