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Ou le cauchemar des rythmes scolaires revisité - 67 ans. Une impression de fatigue. Rendez-vous chez mon toubib. Coronographie en semi-urgence. Le cardiologue m’explique tout. On va me shooter un peu pour me glisser une caméra dans une artère. Un brancardier souriant s’empare de mon lit à roulettes. Slalom dans les couloirs. Mon pilote jette un œil sur sa montre. « 10H30…
Avec les nouveaux rythmes de l’hôpital, ce n’est plus le cardio, qui va vous opérer, c’est moi ! Mais n’ayez pas peur, j’ai fait un stage d’une semaine et tout ira bien ! » Malaise… au sens propre et figuré. Et là, je me réveille…
 
Je me suis assoupi. Normal ! Il est quatorze heures trente. Table ronde du CRAP-cahiers pédagogiques. Salle surchauffée. En apéritif au débat : la réforme dite des « rythmes scolaires », au sein d’une réflexion plus large sur la refondation de l’Ecole. Mon malaise rebondit. Comment expliquer que jusqu’à 16 heures, les enfants d’une école primaire soient confiés à un agent de l’état formé à bac plus cinq, voire six dans la réalité, puis que deux minutes après, les mêmes enfants basculent sous la responsabilité d’un BAFA, formé en deux semaines… parfois sans le bac ? Comment expliquer que ce qui apparaît comme impensable dans le monde hospitalier devienne réalité dans le monde éducatif ?
 
A partir de cette parabole dérangeante, je voudrais pointer quelques tensions à trancher dans le cadre d’une réflexion plus globale sur ce piège dans lequel le ministre semble s’être enfermé lui-même. Tensions qui pour certaines relèvent du non-dit, voire du tabou ; ce qui explique, en partie, la situation actuelle.
 
En premier lieu : tension entre « l’important » et « le secondaire ». Comment expliquer, autrement que par une hiérarchie implicite des matières ou des temps de l’enfant, que « le lire écrire, compter » soit - implicitement, j’insiste - confiés à des « pros » et que le reste puisse être « abandonné » à des « sous-pros » ; pour ne pas dire « bénévoles », « amateurs », etc. ? D’abord parce que la dichotomie entre « matières principales » et « matières secondaires », très présente dans les inconscients des lycées et collèges, a contaminé l’école primaire et à même été renforcée par le pouvoir politique précédent. D’autre part, parce que, aux yeux de certains, les enseignants - notamment ceux du primaire, mais pas que… - ne sont pas perçus comme des « pros » ; au sens, où je pense, moi parent de base, pouvoir apprendre à lire à mon fils ou à compter à ma fille. Si la France entière était convaincue que « Enseigner peut s’apprendre ! » (1) cela se saurait et Sarko n’aurait jamais pu supprimer la formation professionnelle des profs sans provoquer de révolution.
 
D’où une deuxième tension entre le « pro » et le « non-pro »… qui, une fois creusée, devrait aider à clarifier les rôles respectifs des parents et des divers partenaires potentiels du système éducatif ; compris ici au sens large, donc au-delà de la seule école primaire. En effet, tous les intervenants « non-profs » ne sont pas des « amateurs ». Pour avoir travaillé douze ans dans une UFRSTAPS, je peux témoigner de la professionnalisation possible de métiers de l’animation ou de l’intervention. Il n’y a pas que les profs qui sont formés à bac plus cinq. D’autres professionnels existent, capables d’apporter leur contribution à la formation des enfants… Evidemment, on ne parle plus ici de BAFA. Mais, dans ce cas, les salaires et les statuts sont d’un autre niveau et comparables à ceux des enseignants. Adieu la fourchette de 50 ou 150 euros par enfant et par an. Il ne s’agit plus alors d’une histoire de gros sous, mais bien d’institutions et d’une clarification nécessaire sur l’équilibre famille – système éducatif dans la formation des enfants… De tous les enfants. Pas seulement ceux des classes sup et moyennes.
 
D’où une autre tension entre les financements d’état et les financements locaux. Il faut réaliser, en effet, que derrière la réforme de la semaine des quatre jours se cache, sans que cela soit clairement dit, une nouvelle étape dans la décentralisation du système éducatif.
 
Attention : nous ne partons pas ici d’une décentralisation récente, comme celle de la logistique des collèges et des lycées, lancée au début des années quatre-vingt. Nous partons d’une situation très ancienne. Les communes sont en charge de la logistique des écoles primaires depuis longtemps. La nouveauté est qu’elles sont désormais obligées - qu’elles le veuillent ou non - de s’impliquer encore plus directement dans le choix des contenus des enseignements/animations proposés aux enfants. Mettre en place un atelier informatique n’est pas équivalent à proposer l’apprentissage d’une langue étrangère, etc. Sans parler des gigantesques investissements en matière de logistique qui sont à faire et, surtout, à repenser. La polyvalence des locaux peut exister. Je l’ai connue pour la conception de gymnases, utilisés par l’Ecole et par les clubs sportifs. Mais elle a un coût et nécessite une énorme concertation, aussi bien lors de la construction, que lors du fonctionnement au quotidien. Elle va bien au-delà d’avoir chacun ses placards pour stocker du petit matériel. Attention : la polyvalence a ses limites. Les locaux sont chargés de symbole… et de fonctionnalité ciblée.
 
Apparaît alors une autre tension entre le local et le central en matière d’égalité des chances. Si depuis quarante ans, la rénovation architecturale des collèges par les conseils généraux a « marché », elle n’est pas sans poser des questions. Ainsi, l’état vient récemment de publier un référentiel national pour guider la construction des installations sportives, souvent mal pilotées par les collectivités locales. Je pars de cet exemple pour poser la question : le dogme d’une décentralisation, engagée dans une marche inexorable, ne mérite-t-il pas d’être questionné ? Les études convergent toutes. Les choix des municipalités en matière éducative sont très écartés. Ils peuvent aller de un à huit, voire à dix, pour des populations parfois comparables. Il s’agit bien ici de choix stratégiques et non pas de potentiels fiscaux divers. Des communes « pauvres » mettent le paquet sur leurs écoles, alors que des communes « riches » peuvent faire d’autres choix. Comme dans tous les systèmes complexes qui fonctionnent par cycles, le moment n’est-il pas venu de « recentraliser » ou, au moins, de réfléchir avant de continuer cette marche en avant ? N’oublions pas que dans six mois certaines communes seront peut-être sous le joug du Front National… et qui paye, décide, à plus ou moins long terme.
 
En arrière fond, se cache en fait une autre tension entre l’obligatoire et le facultatif. On peut d’ailleurs se réjouir d’un effet, finalement imprévu, de la réforme en cours. Le nombre d’enfants participant aux activités dites « périscolaires » semble en forte augmentation dans certaines communes, revenues aux quatre jours et demi. Il est parfois passé de 20% à 80%. Notons au passage le paradoxe : prévue pour alléger le temps contraint de l’enfant, la réforme aboutit in fine à l’augmenter ; ce qui me satisfait plutôt. Mais pas pour tous les enfants… Et la boucle se boucle. Le danger est grand que le « lire, écrire, compter » devienne le cœur de l’obligatoire, « le secondaire » se contentant du facultatif. Réserver à l’école la mission de la sensibilisation à la danse, aux arts plastiques, à l’informatique, aux sports, etc. et confier leur approfondissement au secteur extrascolaire n’est-elle pas l’ambition, plus ou moins secrète, de nombre de partenaires des discussions actuelles ? En tant qu’ex-enseignant d’EPS, j’ai été confronté à cette fausse solution durant toute ma carrière. Mais je n’ai jamais reculé sur ce principe fondateur : seule l’école s’adresse à tous les enfants. Toutes les autres structures ne touchent qu’une partie des jeunes de notre pays.
 
Mais le fond du fond ne se cache-t-il pas dans la tension entre écoles pour fils de pauvres et écoles pour fils de riches (pour faire simple) ? L’urbanisme, depuis longtemps ségrégatif mais aggravé au siècle denier, a créé des Bantoustans, où sont parqués les pauvres pour que les riches puissent vivre « tranquillement ». Les ségrégations scolaires se sont, dans un premier temps, calquées sur les ségrégations urbaines. Par manque de volonté d’organiser une véritable mixité scolaire, elles sont aujourd’hui sans doute plus accentuées.
 
Les réflexions en cours sur l’éducation prioritaire accoucheront-elles d’une montagne ou d’une souris ? Je ne parle pas ici de 5 ou 10% de « bonus » pour les plus pauvres, mais d’un véritable « choc » - le mot est à la mode - de lutte contre les inégalités. Et le problème n’est pas que quantitatif. Dans une lutte contre les inégalités socio-économiques, la grande question est à qui doit-on la confier, notamment pour sa facette scolaire ?
 
Certainement pas à l’Etat à lui tout seul, mais d’abord à l’Etat ; autrement dit ici à l’éducation nationale. Toutes mes observations (2) montrent que chaque fois que l’Ecole est confortée dans ses missions, avec les moyens qui vont avec, notamment grâce à des personnels formés « au top niveau », elle accepte, voire recherche, les coopérations avec des partenaires potentiels ; ce faisant elle ne perd pas son âme et ne tombe dans les dangers pernicieux du pilotage par les marges. Autrement dit, elle sait où elle va et n’infléchit pas son cap parce que tel partenaire a décidé, a priori, de financer tel axe plutôt que tel autre.
 
Pour négocier et s’ouvrir aux autres, il faut être « fort » ; ce qui implique que le véritable socle de la refondation de l’Ecole serait d’abord un changement radical dans la formation initiale et continue des personnels (un autre « choc »), dont je ne suis pas certain que les ESPE seront porteurs.
 
Ensuite, il faut que tous les niveaux hiérarchiques de l’éducation nationale soient convaincus que « l’obéissance » des enseignants, pour ne pas dire « leur soumission », notamment dans les écoles primaires, où des rapports parfois infantilisants sont mis en place par certains IEN, condamne toute évolution de l’Ecole. Le progrès, le pas en avant, nait toujours de l’échange, mais aussi de la confrontation, voire de l’opposition. Toute évolution de fond de l’Ecole passera par une confiance accordée et une autonomie redonnée aux enseignants, en même temps que seront créés les conditions humaines et administratives pour qu’ils s’engagent en masse dans la décision et la réflexion collective (l’ordre ici n’est pas innocent). Cela a existé. Je l’ai vécu. Je nous revois dans les années soixante dix, huit cents profs d’EPS sur les mille de l’académie de Lyon, embarqués tous les ans dans un plan de formation continue de masse, que je baptiserais d’autogéré… et de confronté.
 
Et là je constate que je me suis de nouveau assoupi. Dans la salle, je connais un bon tiers des participants. « Toujours les mêmes » selon la formule consacrée de ceux qui pleurent sur les seulement 15 à 20% des enseignants, soit disant mobilisés…Puis, je me réveille. Philippe Watrelot, le "big chief" des Cahiers Pédagogiques, vient d’employer un mot anglais. En gros, si j’ai bien compris, nous ne savons pas nous appuyer sur l’existant pour aller de l’avant. Il a raison. Partir de… pour en partir. J’adore cette formule, à la fois réaliste et utopique, de Jean Yves Rochex. Les décideurs, y compris ceux qui sont de bonne volonté, « rêvent » les enseignants (ou cauchemardent, c’est selon), comme certains profs « rêvent » les élèves. Et si nous partions, pour une fois, de la vraie vie des enseignants, pour construire des réformes avec eux ?
 
Il fait trop chaud. Je craque quand mon vieux copain Yves Fournel, adjoint au maire de la ville de Lyon, avec qui j’ai milité syndicalement à la grande époque, semble surpris des résistances à la refondation, alors que « Tout le monde a été consulté… ». C’est vrai… sauf les enseignants.
 
Jean Paul Julliand
Ex-ex-ex-… aujourd’hui retraité.
 
(1) Voir les deux parties du film « Enseigner peut s’apprendre ! » en cliquant sur les liens suivants. Il me parait, plus que jamais, d’actualité :
 
 
 
 
 
(2) Voir « Décider dans l’école » à la Chronique Sociale, Lyon, bouquin publié en 2001 et qui reprend l’essentiel du cours d’analyse du système éducatif proposé à des étudiants de licence 3 de l’UFRSTAPS de Lyon…
Julliand Jean Paul

Professeur retraité