Je voulais traiter cette question comme une flânerie, entendue au sens du livre de Walter Benjamin c’est-à-dire un temps consacré à la réflexion simple, sans attente de quelque gain que se soit.
Au 19ème siècle les immigrants de l’Europe partaient à la conquête de l’ouest Américain pour ouvrir de nouveaux territoires vers l’ouest, ils allaient forger la légende du Far West. D’une certaine façon, le web que nous avons investi pédagogiquement est un acte de conquête du Far Web. Il nous a ouvert un espace du savoir immense que nous nous sommes mis à conquérir petit à petit. Nous avons occupé des espaces numériques vierges, nous les avons construits, organisés, cadastrés (Revue tutorales N°12, "Changer d’air, changer d’ère et changer d’aire", page 27) en utilisant une masse hétérogène de solutions, mises à disposition en ligne (sites, les blogs, les réseaux sociaux ...) ou en investissant les solutions institutionnelles comme les ENT et les plateformes universitaires.
Le web propose aux acteurs de l’éducatif une masse de connaissances jamais égalées, faisant de nous, les héritiers du grand vizir de Perse (Xème siècle), Abdul Kassem Isma’il qui se déplaçait avec sa collection de cent dix-sept mille volumes, transportés par une caravane de quatre cents chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique (Edward G. Browne, A literary historic of Persia, 4 vol. (Londres, 1902-1924). Nous tendons vers cette vieille idée de l’Homme qui souhaite atteindre l’encyclopédisme et l’universalité.
Le savoir est intimement lié aux questions d’espace, la société moderne lui donne un relief particulier.
Le web a déterritorialisé le savoir, il n’est plus uniquement résident dans les immenses silos des bibliothèques, dans les rayons des CDI, ou sur les tables des BU. Le savoir est dans et hors les murs, il s’est électronisé. Le premier réflexe est de penser que nous sommes plus libres car en accroissant les points d’accès, nous accroissons nos horizons intellectuels.
Est ce aussi sûr ? Déterritorialiser le savoir est effectivement faire fi de la distance étalonnée par la mesure kilométrique. Notre machine ordianateur interroge un serveur grâce à un protocole et reçoit en retour l’information demandée. Quelle liberté de pouvoir télécharger sur son ordinateur "Anthropologie de l’espace" de Marion Segaud, Armand Colin (2010) à partir de la connexion SCD de son Université !
Pourtant ... Ce sentiment de liberté peut dissimuler des limites fortes, des restrictions singulières. J’ai utilisé en introduction le terme de Far Web. Si elle évoque la liberté de conquérir des espaces vierges, elle évoque aussi la loi du plus fort, parfois l’espace de non droit, où a tout le moins le lieu de la clause léonine.
Lorsque nous enseignons nous nous appuyons sur le principe de la liberté pédagogique rappelé par l’article L 912-1-1 du code de l’éducation qui dit :
"La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. Le conseil pédagogique prévu à l’article L. 421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté."
On ne peut que se féliciter de l’existence de cet article, il permet justement de border notre espace professionnel, il est le garant d’une forme d’indépendance, il est une liberté.
Cependant, à l’heure de la présence de solutions numériques qui nous permettent d’instrumenter nos travaux, il faut rappeler que si le savoir se déterritorialise, le droit, lui reste territorialisé, il fait partie des attributs régaliens des États et ces derniers nous le rappellent en permanence. Faut-il rappeler l’affaire Yahoo qui avait opposée la société éponyme à l’État français.
Au moment où nous utilisons abondamment les réseaux sociaux comme twitter, facebook et autres Diigo dans un cadre pédagogique, il est bon de rappeler qu’il existe un sigle important les CGU. CONDITIONS GENERALES D’UTILISATION, trois lettres pour le sigle, trois mots pour le sens, une façon de rappeler que la liberté est encadrée par des textes rédigés par des sociétés commerciales.
Le web est un monde largement représenté par des entreprises américaines nées dans les garages des startups de Californie. Fred Turner nous explique cette histoire dans son livre intitulé aux sources de l’utopie numérique, de la contreculture à la cyberculture, C&F éditions, (2006).
Les solutions (produits) que nous utilisons sont aussi des systèmes faisant partie intégrante d’un modèle économique, destiné à produire du cash flow. À la convergence de l’économique et du pédagogique se glissent les CGU.
Il est intéressant, voire nécessaire de lire ces mentions, alors que de façon générale nous nous contentons d’un acte digito / cliquable pour donner notre aval (J’accepte √). Qu’accepte t-on ? Et si c’était une forme de renoncement à notre liberté ? La lecture attentive des CGU peuvent-elles nous amener à conclure que nous acceptons de renoncer, d’une certaine façon, à notre liberté ?
Entre déterritorialisation des savoirs et territorialisation du droit, les utilisateurs sont pris en tenaille, il faut donc, a minima se poser quelques questions ?
Quels sont les tribunaux compétents pour juger des conflits ? Quel est le droit positif qui s’applique ? Qui fixe les notions d’atteinte aux bonnes mœurs et à l’ordre public ? Garantit-on la gratuité permanente des services ?
Il nous revient donc de mesurer nos instrumentations à l’aune des gains et des pertes de liberté. Cliquer sur son clavier est à la mesure du pas que l’on franchit sur le seuil d’une mairie, on convoque cette belle maxime de notre république : Liberté, Égalité, Fraternité.