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Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des sénateurs… En tout cas ceux qui, avec Jacques-Bernard Magner, au sein de la la mission d’information sur les écoles supérieures du professorat et de l’éducation ou ÉSPÉ, ont signé un récent rapport d’information au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Étonnant, non ?
Les parlementaires ne nous avaient pas habitués à un tel niveau d’analyse prospective et politique sur les enjeux du numérique. Rappelez-vous, il y avait ceux des sénateurs qui, à la faveur d’un automne émollient, en 2009, avaient subrepticement modifié le code de l’éducation dans son article L-511-5 pour y introduire l’interdiction absolue de l’usage des téléphones mobiles dans l’enceinte des écoles et des collèges, condamnant pour quelques longues années encore l’innovation numérique en classe à l’illégalité ou à la clandestinité. Rappelez-vous encore — c’est plus récent — l’initiative rigolote et décalée des élus de l’Assemblée nationale qui proposent l’enseignement obligatoire du code à l’école, voir mon dernier billet
Les sénateurs qui ont signé le rapport en référence sur les ÉSPÉ sont loin d’être incultes, eux. Leurs réflexions, nous allons le voir, sont à la hauteur des enjeux.
Leurs questions incommodent sérieusement le microcosme universitaire de la formation initiale des maîtres. Philippe Watrelot s’en agace tout particulièrement dans un billet récent :
« On terminera en déplorant que le mot “pédagogie” apparaisse si peu dans ce rapport. On y parle beaucoup de didactique, de connaissances, de recherche, on y fait de longs développements sur le numérique, mais on y aborde peu la question de la pédagogie. »

En l’occurrence, Philippe Watrelot se fait l’écho du principe communément couru dans ces milieux-là selon lequel le numérique ne serait que de l’outillage au service d’une pédagogie transcendée. Les sénateurs, en abordant la question du numérique et de sa dimension paradigmatique, évoqueraient des points qui ne touchent en rien la pédagogie dont les seules évolutions autorisées ne sont qu’au service exclusif de la réduction des inégalités et de l’échec scolaire. Voilà en effet un objectif fort louable. Mais c’est comme si le numérique, en obligeant à modifier très profondément les postures d’enseignement et les modalités de transmission des connaissances et d’acquisition des compétences, en étant évidemment vecteur d’innovation, n’était pas justement à même de contribuer à changer les choses, progressivement, à réduire les inégalités, à atténuer l’échec !
Philippe Watrelot appelle ça un angle mort. La remarque est plaisante… concernant le numérique dans lequel baignent depuis vingt ans les publics habituels de ces écoles supérieures.
Les sénateurs, de ce point de vue, sont plus lucides et ouverts que la très grande majorité de ceux qui enseignaient dans les IUFM et continuent à enseigner dans les ÉSPÉ. Écoutons-les, notamment à propos de la formation par des maîtres du terrain :
 « Cependant, il faut aussi admettre que les futurs enseignants doivent apprendre à faire évoluer leurs pratiques professionnelles, ne serait-ce que sous la pression du développement du numérique. Leur formation, y compris dans ces aspects pédagogiques et didactiques, ne peut se contenter de les amener à répéter de “bons” gestes ou de “bonnes” pratiques. Ce ne sont pas forcément les enseignants de terrain qui pourront leur transmettre cette capacité perpétuelle de remise en question de leurs savoirs et de leurs postures de professeur. »

Changer les postures et remettre en question les savoirs n’est certes pas trop aisé pour les formateurs du terrain dont la très grande majorité d’entre eux ont le nez dans le guidon ou se contentent de reproduire les gestes et les postures qu’ils ont appris… vingt ans auparavant. Mais les sénateurs, lucides sur les objectifs, le sont moins, à mon avis, sur les moyens. Pour résoudre cette difficulté, ils recommandent l’éclairage des autres composantes universitaires et la coopération avec ces dernières :
« La réflexivité est en revanche une pratique consubstantielle à une formation universitaire de haut niveau. Elle est stimulée par la confrontation avec les apports de la recherche, auxquels seules les universités peuvent donner accès. »

Certes encore. Mais la difficulté réside justement dans cette difficulté à intégrer temps de la recherche, notamment en pédagogie, qui s’accommode très très mal de la progression rapide du numérique et, comme le notent les sénateurs à juste titre, de sa pression. Comment faire ? Au-delà des engagements personnels dans des démarches innovantes, sans la contrainte des formateurs, d’où qu’ils viennent, les jeunes élèves maîtres peuvent trouver avantage et enrichissement à collaborer, à co-construire leurs réflexions, à partager — toutes sortes d’attitudes qui sont induites et permises par le numérique et pourtant fort peu habituelles chez les professeurs.
Les sénateurs notent, par ailleurs, que l’obligation faite de la mise en place d’équipes pluricatégorielles d’intervenants et de formateurs au sein des ÉSPÉ — sacrilège ! on attendrait un peu de pluridisciplinarité aussi… — est :
« … un enjeu essentiel pour diffuser une culture professionnelle commune entre tous les acteurs et préparer les futurs enseignants aux mutations du système éducatif [notamment] la pénétration croissante du numérique… »

Une culture commune ? Des mutations dues au numérique ? Ah ! les braves sénateurs…
Bon, c’est vrai, il n’y a pas que des envolées lyriques dans ce rapport. On n’oublie pas de temps à autre — il a sans doute été écrit à plusieurs mains tant la différence de style et de souffle saute aux yeux — de rester au ras des pâquerettes et de rappeler le ton habituel du traitement des fameuses « Tice » réduites à leurs seuls usage, leurs ressources et leur outillage.
Pourtant les sénateurs se reprennent et de belle manière. Évoquant un autre défi majeur des parcours mis en place par les ÉSPÉ, ils affirment :
« Jusqu’ici considéré essentiellement comme un simple outil de la transmission des savoirs, le numérique doit désormais être appréhendé comme un fait social et culturel… »

On n’imagine pas la révolution… Je le dis tout net, connaissant bon nombre de ceux qui interviennent dans la formation des maîtres — je ferai une notable exception de la plupart des formateurs des élèves professeurs documentalistes —, la phrase ci-dessus n’a pas le moindre sens pour eux. La remarque éclairée de nos parlementaires a des chances de glisser aussi vite sur eux que l’eau sur les plumes d’un canard.
Bon, même si, encore une fois, les sénateurs se trompent sur les moyens en imaginant que le C2i puisse être un levier du changement, le simple fait d’énoncer la possibilité d’une culture numérique constitue un progrès de société considérable, une évolution tout à fait intéressante de certaines mentalités.
Enfin, ce rapport insiste sur l’importance du développement des dispositifs de formation en ligne, dont les MOOC ne sont qu’un exemple, mais qui peuvent permettre, même si les parlementaires ne savent pas encore en mesurer tous les avantages, de diversifier et démultiplier l’offre de formation à destination des élèves professeurs, notamment. Sans compter qu’ils sont justement là pour offrir aux étudiants la possibilité des échanges pair à pair évoqués plus haut.
Il y a bien longtemps qu’on n’avait pas vu un rapport parlementaire si prometteur, même s’il y a, vous l’aurez compris, beaucoup à faire pour changer. Les freins et les crispations sont encore très nombreux dans ces espaces séculaires de formation des maîtres. Tout a été bâti hier pour que rien ne change, pour perpétuer la tradition, reproduire, génération après génération, les mêmes gestes pédagogiques. Oui, il y aura encore beaucoup à faire…
Mais alors beaucoup !
 
Crédit photo : Wikimédia et Wikipédia
Dernière modification le mardi, 18 novembre 2014
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.