La peur des échanges interdisciplinaires
Quand on lit, par exemple, qu’une grande partie des professeurs est encore opposée à ces fameux EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), il y a de quoi se faire sérieusement du souci. Se référer, par exemple, à ce sujet, à l’avis du SNES-FSU, syndicat majoritaire du second degré, particulièrement frileux et paranoïaque :
« L’organisation des “enseignements pratiques interdisciplinaires” (EPI), qui serait “élaborée en conseil pédagogique et présentée en conseil d’administration” est à ce jour floue et laisse craindre une usine à gaz, doublée d’un nouveau levier donné aux chefs d’établissement pour pour faire pression sur les personnels, ou les mettre en concurrence. ».
Je vous rappelle qu’il s’agit de consacrer une partie du temps global d’enseignement, un cinquième en principe, à des travaux pédagogiques plus pratiques où les élèves seraient mis en activité. On y enseignerait, via ces ateliers, les compétences disciplinaires des programmes habituels. Rien donc de très révolutionnaire ! Il faudrait juste que les professeurs de disciplines différentes travaillent les uns à côté des autres à la mise en œuvre de ces ateliers. C’est ça, l’interdisciplinarité. Juste travailler les uns à côté des autres avec, si affinités, la possibilité de travailler ensemble, de proposer aux élèves un discours cohérent et commun sur la finalité de ces apprentissages.
C’est de ça que le SNES a peur ! C’est ça qui, selon lui, mettrait en concurrence les enseignants. Comment disait Edgar Faure, déjà ? Ah oui : « L’immobilisme est en marche, et rien ne pourra l’arrêter. ».
Mais l’interdisciplinarité n’est qu’une première étape. Le SNES, qui ne comprend pas grand chose à ce qui se passe, aurait dû s’apercevoir que c’est un premier pas vers ce qu’il redoute certainement le plus, la transdisciplinarité — une démarche qui, selon ce syndicat, entraîne la mise à mal de la « structuration disciplinaire » du collège. Sic.
Car la société, les jeunes, les associations, les services, les entreprises, imprégnés du numérique, ont déjà engagés depuis longtemps des démarches transdisciplinaires, qui permettent de trouver des objectifs communs en croisant les regards et en mutualisant les compétences. C’est en cela que cette réforme est, pour moi, une réformette. La structure étriquée des enseignements disciplinaires proposés conjuguée à l’absence quasi-absolue de souplesse de fonctionnement, malgré quelques progrès vers l’autonomie, qui fait aussi très peur au SNES, ne permettront que difficilement d’ancrer les apprentissages dans des démarches collaboratives de co-réflexion, de co-programmation, de co-construction, de co-élaboration des connaissances et des savoirs.
Les défis posés au collège et, au-delà, à l’École toute entière et à l’Université, comme à la formation des citoyens, sont tout autres. J’ai l’impression qu’on n’a pas compris, après l’avoir écrit, ce que signifiait vraiment « L’école change avec le numérique » et qu’on n’a pas pris mesure, avec cette réforme du collège, des mutations en cours.
Le numérique propose bien d’autres défis
Depuis quelques années, je fais patiemment évoluer, avec l’actualité, mes lectures et ma propre réflexion, un diaporama dans lequel, après un court état mis à jour des pratiques numériques des jeunes, j’essaie de m’interroger, avec ceux qui sont conviés à m’écouter les jours où je le présente, sur les défis qui sont proposés à l’école par la surrection du numérique. Vous en trouverez la dernière version complète en bas de ce billet, présentée récemment à des référents numériques du Val-d’Oise.
J’aimerais pourtant, pour illustrer mon propos sur les enjeux du paradigme numérique pour le collège, vous présenter et commenter brièvement, comme je le fais oralement, les 31 défis qui me semblent devoir être prioritairement relevés par l’École, au sens large. Donnez-moi votre avis…
Il en est du numérique comme de beaucoup d’autres sujets sensibles, il est bien difficile de trouver des observateurs capables d’avoir à ce sujet une opinion nuancée. Sa médiatisation, l’avancement rapide de la transformation numérique des entreprises comme de la société dans son ensemble ont pour conséquence l’émergence d’opinions très tranchées, dans un sens comme dans l’autre. Par ailleurs, il persiste dans l’opinion que le numérique, c’est un sujet qui échapperait à la compréhension du citoyen qui serait supposé manquer de culture scientifique et technique. Il est donc difficile de faire comprendre que la très grande majorité des avancées et des mutations ont d’abord concerné le champ social ou sociétal, à tel point qu’on parle maintenant de culture et d’humanités numériques.
Curieusement, le ressort principal de certains comportements de fuite ou de réaction face au numérique ou ce qu’il change est la peur, la trouille, la vraie. Oh ! elle est parfaitement compréhensible, bien sûr. Pour ce qui concerne l’éducation, on pourrait a priori penser que ses acteurs sont capables, en cas de confrontation à l’inconnu ou à la difficulté, d’adopter une attitude raisonnable et raisonnée. C’est rarement le cas. Il est bien compliqué de convaincre sur ce point et de répéter que la raison, celle qu’on exerce aisément en d’autres circonstances, peut aussi servir en l’occurrence.
Très curieusement, il est aussi très difficile de convaincre quant au fait que le numérique n’est pas un outil. Si l’on peut aisément faire la liste des outils numériques, l’expression « l’outil numérique » n’a pas de sens. Le numérique a depuis longtemps transformé à tel point la société et les rapports humains qu’il ne peut y avoir de doute à ce sujet. Il va de soi que si le numérique n’est pas un outil, il n’est pas non plus une fin en soi, la panacée qui résoudrait toutes les misères du monde. Il est difficile de toujours travailler à combattre cette tendance à tout voir en noir ou en blanc.
C’est compliqué. Pour la plupart des gens, en particulier pour la plupart des enseignants, peut-être aussi parce qu’il a pénétré la classe de cette manière-là, le numérique a une fonction exclusivement utilitaire. Il est difficile de faire comprendre et admettre qu’il a proposé déjà à la société et aux rapports humains de nouvelles approches, plus horizontales, qui mettent à mal les modes traditionnels de fonctionnement, de médiation et, pour ce qui concerne la formation et l’enseignement, de transmission et d’appropriation des connaissances.
C’est en effet une chose curieuse que la question des rythmes scolaires ait occupé la scène médiatique et politique pendant de très longs mois sans qu’on ait pensé, dans le même temps, aborder les questions des temps et espaces scolaires, bouleversés avec le numérique. De même pour les contenus qu’on ne peut aborder au seul prisme des programmes. En particulier, il est temps de réfléchir à changer au fond la structure traditionnelle de la salle de classe pour favoriser la mobilité et la souplesse.
Les élèves d’aujourd’hui,hyperconnectés, ne sont plus du tout les mêmes qu’il y a vingt ou trente ans. Plus du tout. Il est nécessaire de s’en convaincre. Les chiffres présentés dans la première partie permettent d’en prendre conscience. De ce point de vue, les capacités des élèves à être attentifs et à écouter doivent être remises en question, de même que la confiance qu’ils accordent à leurs maîtres.
C’est en effet la figure magistrale immémoriale qui est remise en question. Dans un monde qui baigne dans un maëlstrom informationnel permanent, il doit accepter de n’être qu’une source parmi beaucoup d’autres. Il a donc à convaincre soi-même de sa capacité et de son expertise à pouvoir accompagner l’appropriation plus qu’à transmettre. Il doit aussi pouvoir accepter la critique et la vérification de ses apports personnels.
Cette question est fondamentale et personne ne s’en préoccupe. Le numérique va bouleverser les espaces et les temps scolaires comme les relations interpersonnelles entre les professeurs et leurs hiérarchies. Il y a urgence à se préoccuper de ces questions et, en particulier, à obtenir l’adhésion des syndicats à négocier la refondation des services et des missions.
Est-ce bien la peine de commenter ? En l’occurrence, l’école doit se préoccuper sans tarder de cette question et proposer la modification du Code de l’éducation et des règlements intérieurs. C’est un défi très fort qui est proposé là au système éducatif quine pourra continuer à ostraciser et sera contraint à négocier de nouvelles règles de vie et de démocratie scolaires, en étroite collaboration avec les élèves et leurs représentants.
L’école ne changera pas avec le numérique sauf à faire évoluer, de manière radicale, les programmes disciplinaires. Les premières versions du socle et des nouveaux programmes issues des réflexions du CSP ne permettent pas d’être trop optimiste à ce sujet. On y cherche vainement des références à une culture et à une littératie numériques comme auxcompétences transversales qu’elles mettent en œuvre.
Cette question est essentielle et n’a pas non plus été abordée lors de la réflexion sur le socle et les nouveaux programmes. Pourtant, des programmes rénovés ne peuvent être mis en œuvre qu’accompagnés de changements profonds dans les modalités d’enseigner (moins de transmission, plus d’accompagnement à l’appropriation, moins de discours, plus d’activité) et, surtout, dans la posture même du professeur, plus humble, plus discrète, plus complice, sans perte d’autorité et de légitimité.
Cette réflexion est le résultat de l’expérience de plusieurs longues années de formation des personnels et d’accompagnement des équipes engagées, quand c’était possible. En effet, quoi qu’on fasse, il manque toujours le nécessaire substrat de culture numérique propre à la réussite de ces dispositifs. La formation en ligne et la formation en alternance entre présentiel et distance devront être privilégiées pour ce faire. Enfin, l’enjeu de la formation initiale, complètement délabrée, est considérable. Il est nécessaire de refonder entièrement.
Idem, les vieux schémas nous ont appris à évaluer, de manière formative comme normative, le travail individuel des élèves. Or, le numérique met en action desprocessus collaboratifs qui contraindront à modifier l’évaluation pour s’y adapter. C’est un défi de taille car cette aptitude à savoir travailler et produire avec les autres est fondamentale dans le monde associatif et recherchée par les entreprises et le monde du travail.
D’année en année se perpétue l’insupportable et méprisant flicage des bacheliers qu’on soupçonne de tricher. Cela ne se produirait pas si on réfléchissait, comme on l’a d’ailleurs fait dans d’autres pays d’Europe, à proposer aux examens d’autres critères d’évaluation. Les candidats seraient moins sollicités pour restituer leurs connaissances que pour montrer leurs capacités à se les approprier pour résoudre un problème ou répondre à une question. Quand cet archaïsme pédagogique va-t-il enfin disparaître ?
Curieux paradoxe en effet que cette collision temporelle dans laquelle baignent les collégiens et les lycéens aujourd’hui ! Les espaces scolaires sont ce qu’ils sont et ne changeront pas d’ici un bon moment et aucun prospectiviste ne se risque à imaginer quels seront les métiers de demain. Comment dénouer un tel écheveau ? Peut-être en se recentrant sur la mission essentielle de l’école : former des citoyens.
Ce sont en effet, tout le monde se l’accorde, les préfixes portés et sublimés par le numérique et par le numérique éducatif en particulier. C’est dire si la proposition des ateliers interdisciplinaires peut paraître dérisoire en regard de ceschangements radicaux de fonctionnement et de d’appropriation des connaissances et des compétences.
Cette question des missions de l’école est centrale. Il est nécessaire, à l’éclairage du numérique, de refonder cette réflexion et de formaliser la formation du jeune citoyen d’une société numérique, dont les connaissances construites et ordonnées, les savoirs et compétences générales lui permettent de s’adapter et de collaborer.
L’acquisition d’une culture numérique propre et responsable est aussi prioritaire. On attendait du nouveau socle qu’il le démontre. En vain. Par ailleurs, il est nécessaire de démontrer encore et encore que l’essentiel de cette culture s’inscrit dans le cadre plus large d’une culture humaniste et citoyenne. Il est donc d’autant plus dommage qu’elle n’apparaisse pas non plus dans le cadre de l’enseignement moral et civique.
La bataille sera rude tant les industriels ont de retard, sur ce plan des choix économiques comme sur celui de l’innovation. Ils continuent, contre l’avis des professeurs, à développer à grands frais des dispositifs protecteurs pour empêcher la copie et limiter le partage, dispositifs qui ont montré depuis longtemps leur inefficacité.L’interopérabilité doit être une exigence de l’État qui donne les subventions et négocie les partenariats et des collectivités qui achètent. Par ailleurs, à la recherche de clients captifs, ils leur proposent contre toute logique des paquets de ressources non granulaires.
L’archaïsme est aussi patent dans le mode de distribution des ressources qui continuent, d’où qu’elles viennent, à être stockées dans des lieux centraux et uniques plutôt qu’à être distribuées dans le flux. Manifestement, on n’a pas encore compris, chez les décideurs, les vertus del’économie du partage. Une bonne ressource est une ressource qui circule et s’enrichit des modifications de ceux qui s’en servent.
Publier est une nouvelle compétence de l’ère numérique qu’il faut promouvoir à l’égal des autres et qu’il convient d’apprendre. La liberté d’expression, on l’a vu à la suite des récents événements de l’actualité, est une liberté fondamentale que les citoyens, dont les plus jeunes d’entre eux, doivent pouvoir exercer. Les programmes disciplinaires doivent pouvoir s’enrichir de ces nouvelles dimensions permises par la publication.
Seuls les lycéens, dans le cadre de la vie lycéenne et de sa représentation, peuvent s’initier, aujourd’hui, de manière fort limitée par ailleurs, à la démocratie scolaire. Cette dernière doit maintenant s’étendre aux collégiens puis aux écoliers, qui doivent se voir offrir la possibilité de publier et s’exprimer. L’éducation aux médias peut s’enrichir de la négociation avec les élèves de règles de vie consensuelles et adaptées au milieu scolaire.
L’institution, comme beaucoup de ses acteurs, a peur. C’est cette peur qui motive des réponses techniques toujours répressives aux difficultés rencontrées sur le chemin. C’est d’autant plus stupide qu’il est possible, dans la très grande majorité des cas, de s’adapter et de trouver, voire de négocier, des réponses éducativeset… pédagogiques.
L’internet scolaire est massivement censuré et filtré. S’il est possible de réfléchir, de manière raisonnée et éducative, à la meilleure manière de protéger les mineurs, dans la plupart des cas, cette censure impitoyable ne se justifie pas. Par ailleurs, de manière très paradoxale, cette censure s’oppose à nombre de pratiques pédagogiques dont, naturellement, l’éducation aux médias et à l’information, mais aussi les activités qui mettent en œuvre les réseaux sociaux généralement inaccessibles.
C’est un nouvel enjeu qui est apparu de la nécessité de déchiffrer et de déconstruire les croyances nées de la consultation de sites ou de réseaux qui véhiculent la désinformation. On n’en conçoit que plus aisément la nécessité d’une éducation à l’information, dans le cadre des enseignements documentaires mais pas seulement.
Ce point est sensible. Il faut pourtant comprendre qu’il n’y a plus grand monde, au-delà du baccalauréat, à l’Université ou dans le monde du travail, qui écrive encore de manière cursive. N’est-il pas nécessaire, comme d’autres pays l’ont déjà fait, de se concentrer davantage sur l’apprentissage d’une écriture manuelle scripte dont les caractères sont plus proches que ceux que l’on peut observer ou saisir à l’écran et imprimer ?
Ce défi concerne l’encadrement administratif comme pédagogique qui doit s’adapter et changer ses méthodes de management. À l’heure du numérique, il doit se concentrer sur l’animation des communautés en ligne de professeurs et valoriser et diffuser l’innovation née dans les classes, à leur impulsion. C’est l’ensemble des missions de l’encadrement qui doit être repensé.
Il existe une tendance naturelle à différer les décisions à prendre en multipliant les temps d’observation, d’expérimentation — comme s’il s’agissait une fois de plus de vérifier que le numérique a sa place dans les pratiques d’enseignement. Par ailleurs, la recherche a sa place évidemment à condition qu’elle soit capable d’évaluer en avançant. La recherche ne peut être un temps d’arrêt au changement.
Depuis des années, le langage commun a installé comme une vertu le développement des usages. Or, bien souvent et en conséquence, les cadres et les professeurs ont adopté des postures d’usagers, voire de simples consommateurs du numérique, non comme moteurs du changement mais à la remorque de ce dernier. C’est ce modèle anesthésiant qu’il faut changer pour adopter, a contrario, une attitude engagée et volontaire qui ouvre la voie à l’acquisition d’une culture numérique.
Il persiste l’idée que la meilleure école est celle qu’on a fréquenté, vingt ou trente ans auparavant. Il est nécessaire de déconstruire cette croyance persistante qui empêche d’ouvrir les yeux et d’êtremoteur du changement. Les parents, en particulier, voient d’un très mauvais œil que l’enseignement qui est prodigué à leur chérubin soit différent de celui qu’ils ont reçu eux-mêmes. C’est souvent source d’incompréhension.
Est-ce la peine de commenter ? Cet argument ultime du débat sur l’école ne vaut plus tripette. Tout a changé, la société bien sûr mais surtout les élèves.
Michel Guillou @michelguillou
Article publié sur le blog : http://www.culture-numerique.fr/?p=3207