Les politiques actuelles sur la protection des données mettent l’accent sur les droits de la personne. Mais elles ne prennent pas la mesure de la manière dont l’exercice de notre libre arbitre se voit de plus en plus empêché au sein d’environnements technologiques complexes, et encore moins des effets de la métamorphose numérique sur les processus de subjectivation, le devenir-soi de l’individu.
On considère le plus souvent, dans ces textes, un sujet déjà constitué, capable d’exercer ses droits, sa propre volonté et ses principes. Or, le propre des technologies numériques – telle est la thèse ici défendue – est de participer à la formation des subjectivités selon un mode nouveau : en redistribuant sans cesse le jeu des contraintes et des incitations, elles créent les conditions d’une plus grande malléabilité des individus. Nous détaillons ces processus dans l'ouvrage Les identités numériques en tension, réalisé dans le cadre de la Chaire Valeurs et politiques des informations personnelles de l'IMT.
Si les moyens mis en place par le RGPD sont clairement nécessaires pour soutenir l’initiative et l’autonomie de l’individu dans la gestion de sa vie numérique, il faut cependant souligner que les notions mêmes de consentement et de contrôle par l’utilisateur vis-à-vis de ses données, et sur lesquels le mouvement actuel repose, restent problématiques. Et cela parce que deux logiques, distinctes mais concordantes, sont aujourd’hui à l’œuvre.
Nouvelle visibilité des individus
Si une certaine sensibilité des utilisateurs aux traces laissées volontairement ou involontairement au cours de leurs activités en ligne, et dont il peut avoir connaissance (comme, par exemple, des métadonnées de connexion), semble s’accroître, et peut servir de support à l’approche basée sur le consentement, cette dynamique rencontre assez vite ses limites.
Tout d’abord, la multiplication des informations récoltées rend irréaliste l’exercice systématique du consentement et le contrôle par l’utilisateur, ne serait-ce qu’en raison de la surcharge cognitive que cet exercice effectif exigerait de sa part. Ensuite, le changement de nature des moyens techniques de collecte, exemplifiée par l’avènement des objets connectés, conduit à la démultiplication des capteurs qui collectent les données sans même que l’utilisateur puisse s’en rendre compte, comme le montre l’exemple, de moins en moins hypothétique, de la vidéo-surveillance couplée à la reconnaissance faciale et, plus amplement, le cas de toutes les connaissances que les opérateurs acquièrent sur la base de ces données. Il s’agit ici d’une couche de l’identité numérique dont le contenu et de nombreuses exploitations possibles sont absolument inconnus de la personne qui en est la source.
Qui plus est, une forte tendance des acteurs, étatiques et privés, consiste à vouloir décrire l’individu de manière exhaustive et totale, en créant le risque de le réduire à un ensemble de plus en plus complet d’attributs. Dans ce nouveau régime de pouvoir, le visible se réduit à ce qui peut être saisi en données, à ce qui relève de la mise à disposition immédiate des êtres, comme s’il s’agissait en fin de compte de simples objets.
Les ambiguïtés du contrôle
La deuxième logique à l’œuvre dans nos sociétés hypermodernes touche à l’inscription de ce paradigme basé sur la protection et le consentement dans les mécanismes de la société néolibérale. La société contemporaine conjugue en effet deux aspects en matière de privacy : il s’agit de considérer l’individu comme étant visible de manière permanente, et comme étant responsable individuellement pour ce qui est vu de lui.
Un tel ensemble de normes sociales se consolide à chaque fois que l’utilisateur exerce le consentement – ou l’opposition – à l’utilisation de ses données. En effet, à chaque itération, l’utilisateur renforce sa compréhension de soi-même comme l’auteur et le responsable de la circulation des données. Il endosse aussi l’injonction à la maîtrise des données alors même que cette dernière est le plus souvent illusoire. Surtout, il endosse l’injonction à calculer les bénéfices que le partage des informations peut lui apporter. En ce sens, l’application stricte et croissante du paradigme de consentement peut être considérée comme étant corrélative d’une conception de l’individu qui devient non seulement l’objet d’une visibilité quasi-totale, mais aussi – et surtout – un agent économique rationnel, à même d’analyser son agir en termes de coûts et de bénéfices.
Cette difficulté fondamentale fait que les enjeux futurs des identités numériques ne se réduisent pas à donner plus de contrôle explicite, ou plus de consentement éclairé. Il convient bel et bien de trouver d’autres voies complémentaires, qui se situent sans doute du côté des pratiques (et non simplement des « usages ») des utilisateurs, à condition que de telles pratiques mettent en place des stratégies de résistance pour contourner l’impératif de visibilité absolue et de définition de l’individu comme agent économique rationnel.
De telles pratiques digitales doivent en outre nous inciter à dépasser la compréhension de l’échange social – numérique ou non – sous le régime du calcul des bénéfices que l’on en retire ou des externalités. Ainsi, les enjeux soulevés par les identités numériques dépassent largement les enjeux de protection de l’individu ou les enjeux des « modèles d’affaires », et touchent à la manière même dont la société dans son ensemble conçoit la signification de l’échange social. Dans un tel horizon, il est primordial d’affronter les ambivalences et les jeux de tension qui sont intrinsèques aux technologies numériques, en examinant les nouveaux modes de subjectivation qui sont induits dans ces opérations. C’est à partir d’un tel exercice de discernement que pourra advenir un mode de gouvernance des données plus responsable.
Armen Khatchatourov - Pierre-Antoine Chardel
https://theconversation.com/les-defis-ethiques-de-lidentite-numerique-111881
Dernière modification le mardi, 05 novembre 2019