Si l’école obligatoire avait apporté un grand élan dans le sens d’une libération par les savoirs, la sortie de 160000 jeunes par an d’un système d’enseignement sans bagage attesté et validé montre qu’il y a encore du travail à faire. Avec le papier et le livre, la diffusion du savoir avait déjà permis d’abattre des frontières, celles qui donneront d’ailleurs naissance au système d’enseignement que nous connaissons actuellement.
Avec le développement du numérique, il est possible d’envisager un scénario différent, mais pour l’instant les faits nous donnent tort. Il ne suffit pas que 98 pour cent des jeunes de 13 à 30 ans aient accès à Internet pour résoudre le problème de la fracture culturelle et cognitive. Internet ne réussira pas là où le livre à échoué dans ces conditions. L’enjeu des années à venir est de repenser l’ensemble des systèmes et organisation d’accès aux savoirs et d’éducation, mais plus encore de développer pour chaque jeune un environnement qui lui permette de savoir utiliser ces ressources.
Un livre fermé ou ouvert est aussi inutile qu’un ordinateur éteint ou allumé ! Par cet aphorisme provocateur, je veux signaler que la question qui se pose à chacun est de faire quelque chose de ces objets. Et c’est dans la capacité à faire ce quelque chose que résident les bases des fractures qui ne sont pas numériques mais culturelles. Avec le livre, l’école a finalement échoué, en partie, dans sa mission, car elle a transformé un instrument d’éveil en instrument de sélection voire de domination. On pourra toujours dire que tout se joue avant l’arrivée à l’école, ou en dehors de l’école. Il faut certes entendre cela, mais il faut à ce moment là s’interroger sur la façon de faire dans l’école. L’école ne serait donc adaptée qu’à ceux qui ont déjà les codes culturels et elle serait incapable de permettre une entrée dans certains de ces codes ? Si on analyse l’évolution des équipements numériques des foyers, on constate que ce sont d’abord les CSP plus qui se sont engagées dans cette voie. On peut supposer qu’au delà des équipements, il s’agit aussi d’usages. Celui qui est capable d’anticiper l’impact social d’une telle évolution et qui peut y participer activement offre potentiellement un contexte porteur pour ses proches et en particulier ses enfants.
Désormais nous sommes donc confrontés à un nouveau contexte informationnel et communicationnel dont il est urgent de penser l’accès, la formation à l’accès, les formes d’accès. Ce n’est donc pas avec les codes de l’ancien contexte que l’on pourra y parvenir, si ce n’est de manière approximative. Ainsi le monde scolaire doit-il engager une évolution majeure et l’on en est encore loin. Mais c’est plus globalement qu’il faut tenter de penser les choses, de manière plus systémique. Même si l’histoire de la construction sociale nous apprend qu’il y a constamment une dérive vers la domination d’un groupe restreint (une élite ?) sur l’ensemble d’une population, l’avènement de la culture démocratique a fait émerger le fait qu’aucun groupe restreint ne résiste au delà de certaines limites de domination.
L’arrivée du numérique amplifie fortement ce questionnement, car s’il offre un potentiel libératoire, il offre aussi un potentiel d’aliénation. Le plus étonnant est que les dominants utilisent l’argument du potentiel libératoire pour mieux asservir les autres. Or le potentiel de résistance à la domination, issu des outils numériques, a fortement augmenté et on commence à en apercevoir les prémices. Mais la lutte est rude.
Les espaces numériques type Google, bing ou facebook…, les plus populaires sont au coeur de cette lutte. En effet de par leur popularité, ils créent une image d’ouverture et d’accès de tous alors qu’en même temps ils posent des codes enfermant. En effet, depuis longtemps les limites des systèmes de collection d’information sont connues. Mais elles sont souvent mises de coté, tant les résultats fournis sont suffisamment éloquents pour ne pas en laisser penser les limites. Ainsi les anciens critères (toujours actifs) de popularité externe puis celui de popularité interne ont-ils été largement enrichis et encadrés. De plus les critères de ces sociétés sont eux mêmes analysés en vue d’être contournés par les personnes qui veulent tirer profit de ces outils. Passer par ces outils est bien sûr le moyen d’encadrer les populations. C’est pourquoi seul un travail en amont de ces outils peut tenter d’endiguer ces dérives.
Ce n’est pas parce que chacun à un livre qu’il sait l’utiliser. Cet aphorisme aussi évident que le précédent doit nous alerter sur ces questions d’accès aux savoirs dans un contexte numérique. En permettant un accès direct, aussi bien en lecture qu’en écriture, à chacun, Internet rend possible de nouvelles formes d’accès aux informations. Mais l’augmentation exponentielle de contenus, et en particulier de contenus parasites, complique fortement la tâche. Du coup les espaces numériques d’accès semblent une bonne solution. En fait c’est un danger important qui guette : celui d’un enfouissement. Celui-ci se fait soit à cause des techniques de sélection et de tri, soir à cause de l’impossibilité de tout voir, pour un automate de recherche.
A partir de ces constats, il faut proposer d’autres manières de faire. C’est en particulier en développant les capacités et les compétences individuelles à créer un environnement de veille et d’information adapté à ses besoins que cela peut se réaliser. Bien plus que les favoris et autres outils :
Il faut surtout connaître d’abord ses besoins informationnels et leur évolution.
Ensuite il faut savoir les mettre en synergie, en interaction avec d’autres personnes ayant des thèmes proches,
Enfin il faut exercer une surveillance régulière des producteurs d’alertes que l’on a personnellement constitués et organisés.
La particularité de ces trois principales compétences est qu’elles s’appuient bien plus sur un travail sur soi que sur un usage de dispositifs techniques externes. Cependant la médiation technique imposée par le contexte numérique ne doit pas être négligé et doit faire l’objet d’une surveillance constante (personnal desktop ? etc…). De plus, il faut désormais accepter l’idée que s’informer c’est d’abord se mettre en communication et non pas uniquement aller à la recherche d’informations sur un outil ad hoc.
Se mettre en réseau, c’est aussi faire de la veille, mais interactive. C’est aussi être non seulement en collecte mais aussi en partage. Malheureusement il faut avouer une limite qui apparaît rapidement : certains partageurs passent leur temps à faire circuler une information peu significative et parfois bruitée. Il faut donc aussi constituer son réseau avec soin et exercer une surveillance rigoureuse pour éviter, là encore un surcroit de données.
Développer de telles compétences dans un contexte académique suppose de mettre les jeunes en situation. Quand on observe de jeunes passionnés on s’aperçoit qu’ils sont parfaitement capables de construire ce type de comportement pour assouvir leur passion. Mais de là à en faire une compétence réutilisable il n’y a parfois pas autant d’écart qu’on le pense, en tout cas pas en termes de compétences. Les freins à ces comportements sont davantage culturels, la hiérarchie des savoirs renvoie parfois certaines compétences au rang second, car elles ne sont pas suffisamment scolarisées. Cela s’observe plus souvent qu’on ne le pense surtout de la part d’adultes qui mettent systématiquement en cause les compétences que les jeunes pourraient développer en dehors de leurs logiques institutionnelles.
Là encore les adultes ont du chemin à faire pour changer de vision quand à leur relation personnelle à l’information dans un contexte numérique. Celle-ci est, le plus souvent basée sur des acquis issus de périodes pré-numériques et en sont la simple transposition. Or ces comportements révèlent vite leur limite et consacre une relative incompétence qui peut devenir fort inconfortable devant des jeunes.
A suivre et à débattre