Comme, vous pouvez le constater, ils sont quand même presque 28 % à n’être pas d’accord, plutôt ou pas du tout, en orange et rouge, avec cette proposition. Les parents sont plus nombreux encore mais même les professeurs sont moins nombreux qu’eux-mêmes à considérer qu’il ne s’agit pas d’un apprentissage important.
Vingt-huit pour cent qui ne souhaitent pas qu’on leur apprenne à s’exprimer, à exercer une liberté fondamentale, à en apprendre les codes, à confronter leur opinion à celle des autres ! Qui pouvait s’attendre à ça ? Après « Charlie », où tout le monde s’accordait à penser que la liberté d’expression devait s’enseigner ? (2)
On savait déjà depuis un moment que l’inculture numérique de nos élites, conjuguée à la peur que leur inspire Internet, à commencer par les parlementaires que nous avons élus, les conduisait à voter des lois d’exception aboutissant, comme dans les fantasmes orwelliens, à priver les citoyens de leurs droits et à percer à jour leur intimité. Mais on ne s’attendait certainement pas à voir les jeunes leur emboîter le pas…
L’affaire Gossip
On n’a parlé que de ça pendant quelques jours… Gossip est une application mobile, disponible sur les deux principales plateformes, présentée comme « L’application qui démocratise potins anonyme » (sic, dans le respect de la syntaxe et de l’orthographe originelles). On ne sait plus trop ce qu’elle est censée démocratiser, d’ailleurs, puisque sa présentation et ses conseils d’utilisation évoquent tour à tour des potins, des rumeurs et des ragots, des mots qui n’ont pas du tout le même sens, alors que ses contempteurs parlent de harcèlement.
C’est embêtant, en effet, si c’est vrai. Très. Mais, dans cette affaire, vous seriez bien en peine de trouver la moindre trace d’un dépôt de plainte à ce sujet. Quelqu’un a été insulté, diffamé ? A-t-on abusé de son droit à l’image ? Des sanctions ont-elles été prises, dans les établissements concernés, quant à une transgression des dispositions des règlements concernés ?
Non, pas à ma connaissance.
Aucun des médias qui rapportent cette affaire ne fait référence à des faits réels, autrement que ceux rapportés par quelques témoins, dans des termes plutôt vagues, d’ailleurs… « On a commencé à sentir la trahison autour de nous, cela a créé une sorte de méfiance perverse, le climat dans l’établissement s’est détérioré en à peine quelques jours. » dit un jeune lycéen strasbourgeois a Rue89. À croire que la grande presse serait aussi encline à diffuser des rumeurs…
Le harcèlement scolaire et le cyber-harcèlement n’existent pas
Entendons-nous bien ! Il n’est pas dans mon propos de nier la réalité du harcèlement, ni de passer outre les dégâts qu’il a engendrés. Non, j’ai simplement la conviction profonde que les choses seraient plus aisées à expliquer et donc à combattre si on usait de mots signifiants et simples pour les qualifier. Le harcèlement scolaire, c’est du harcèlement, un point c’est tout. L’école a à prendre sa responsabilité pour le prévenir et, éventuellement, le sanctionner quand il existe mais elle ne peut, à elle seule, porter tout le poids de ce fléau. Le harcèlement est bien plus sociétal qu’il n’est scolaire et le harceleur harcèle le harcelé où qu’il se trouve, dans les transports en commun, dans la rue, à la piscine municipale, sans doute plus que dans la classe ou la cour d’école.
Il en va de même du harcèlement en ligne stupidement affublé du préfixe « cyber » et qu’il n’est possible d’appeler différemment que parce qu’il donne une plus grande exposition à tout cela. Mais le harcèlement a toujours existé, malheureusement, et bien avant qu’on parle d’internet.
Et pourtant les élèves ont leur mot à dire
« C’est l’intérêt des élèves, de tous les élèves, qui doit être au cœur des réflexions et des réformes du système éducatif. Cela implique de prendre en compte leurs besoins, leurs droits et leurs devoirs non seulement comme élèves, mais également en tant qu’enfants, pré-adolescents ou adolescents. »
Cette phrase est extraite du site du rapport sur la refondation de l’école, sous le titre de « Les élèves au cœur de la refondation ». C’est sans doute en référence à cette volonté que le ministère de l’Éducation nationale a sollicité les organisations lycéennes pour construire le site censé venir en aide à tous ceux, élèves, parents, professeurs qui sont confrontés au problème du harcèlement.
À propos de l’affaire Gossip, la ministre nous fait part, sur son blogue, de ses préoccupations :
« Sensible aux signalements portés à sa connaissance par les organisations lycéennes […], Najat Vallaud-Belkacem […] demande aux recteurs d’académie d’exercer, avec l’aide des chefs d’établissement des lycées et collèges, une extrême vigilance sur la teneur des messages qui seraient mis en ligne sur cette application et de signaler aux procureurs de la République, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, tous propos injurieux ou diffamatoires proférés à l’encontre d’élèves ou de personnels. ».
[…] « Les actions juridiques ne pouvant à elles seules suffire, la ministre réaffirme qu’elle poursuivra résolument la sensibilisation engagée par le ministère auprès des élèves pour les prévenir des dangers du cyber-harcèlement. »
Ce message appelle quelques observations :
- L’injure et la diffamation sont très loin d’être les seuls ressorts du harcèlement. Il serait enfin temps de légiférer sur ce type de harcèlement qui touche les jeunes à l’exemple de ce qui a été fait à propos du harcèlement au travail.
- La ministre évoque le cœur de son action gouvernementale : sensibiliser les élèves au harcèlement — je passe sur le préfixe « cyber » dont on se demande bien ce qu’il vient faire là ! Sensibiliser ? Stupidement, je croyais qu’il existait un enseignement moral et civique dont un des objectifs était d’apprendre aux élèves les codes du « vivre ensemble » et une éducation aux médias dont un des objectifs était d’apprendre à se comporter en ligne de manière responsable. Sensibiliser ? Stupidement, je croyais qu’il s’agissait d’éduquer, que c’était la mission centrale de l’école, que c’était les professeurs qui prenaient ça en charge, en l’occurrence sans doute de manière partagée avec les parents, et qu’on ne confiait pas ce travail hautement éducatif à la première association ou officine venue, tellement c’était important.
- Cette missive aux recteurs vient donc après des signalements faits par les organisations lycéennes. Il aura donc fallu attendre le début de ce millénaire et une bonne douzaine d’années depuis que le harcèlement et les incivilités en ligne ont vraiment commencé pour qu’on se préoccupe, rue de Grenelle ou au gouvernement, de prendre en charge ces sujets, à la suggestion des représentants syndicaux lycéens. Gossip n’est tout de même pas la première application en ligne qui permette de harceler et il existe potentiellement la possibilité de le faire, malheureusement encore une fois, à chaque fois qu’un harceleur trouve un lieu, réel ou virtuel, pour s’exprimer. Depuis douze ans et les skyblogs, on ne compte plus les applications qui ont permis ce type d’expression inconvenante et dangereuse, de Facebook à ask.fm, en passant par Snapchat ou Vine jusqu’au dernier Yax! qui fonctionne un peu comme Gossip, de manière anonyme, sans identification nominative. Que s’est-il passé depuis douze ans ? Je n’ose prononcer le réponse.
Les organisations lycéennes et la censure
Ce sont donc les lycéens qui alertent les premiers le ministère. La FIDL, dès le 1er juin, publie sur son site un communiqué duquel on peut extraire :
« La FIDL demande à ce que cette plateforme soit supprimée définitivement et ce au plus vite. »
Supprimée ? Même la ministre n’avait pas osé… Ils n’y vont pas de main morte, les lycéens. Il y a eu une plainte de déposée ? Une mesure gouvernementale antiterroriste ? Non, non, rien de tout ça. Les lycéens de la FIDL sont plus forts que les juges, ils réclament une justice expéditive pour censurer un éditeur d’applications.
Rassurez-vous, la FIDL n’est pas seule. Souhaitant sans doute ne pas se laisser déborder, l’UNL, deux jours plus tard, fait paraître un article vengeur :
« L’Union Nationale Lycéenne appelle à la suppression immédiate de l’application Gossip. »
Leur emboîte le pas le troisième larron, le SGL qui, le même jour, communique à l’identique :
« Le SGL appelle à la fermeture de cette application, comme ce put être le cas aux Etats-Unis ou au Brésil. »
Je ne sais pas ce qu’il en est de l’autre côté de l’Atlantique ou en Iran, en Chine ou en Corée du Nord, mais il n’est pas courant ni même conforme au droit français qu’une application puisse être censurée au motif qu’on pourrait en faire mauvais usage. Il est tout de même stupéfiant, quelques mois après les événements que vous savez, moment qui a vu sans doute tous ces lycéens défiler pour la liberté d’expression, d’observer un tel consensus répressif issu des trois organisations lycéennes.
Le choix réflexe de la censure est toujours une mauvaise solution.
Bien évidemment, une telle censure serait stupide. Elle interdirait de fait à ceux qui travaillent, via une éducation morale, civique, citoyenne, responsable aux médias et à l’information, à décrypter la rumeur et la désinformation et en comprendre et expliquer les mécanismes. Elle empêcherait de fait une prévention éducative et raisonnée du harcèlement. Drôle de paradoxe que de vouloir censurer ce qui est destiné à être l’objet d’un travail éducatif ! (3). Drôle de méthode que de cacher et interdire ce qui pourrait exister, en mettant la poussière sous le tapis !
À ce rythme-là, je conseille à nos jeunes censeurs de demander la censure de Twitter, de Facebook, de Snapchat… du web social tout entier, des textos et, pourquoi pas ?, de l’Internet. Ce serait plus simple.
Alors comment faire avec Gossip ?
Du côté de l’institution, n’en déplaise à nos jeunes lycéens, il n’y qu’une seule réponse possible : éduquer, apprendre, expliquer, convenir des règles communes et des convenances, faire savoir la loi, décrypter et déchiffrer, expliquer et éduquer encore. Ce travail doit être partagé, bien sûr, même s’il existe des professeurs ou des éducateurs référents, il n’en sera que plus efficace.
Du côté de Gossip, consciente des ambiguïtés et des mauvais usages que font certains de son application, son éditrice a pris la décision, c’est encore vrai au moment où j’écris ces lignes, de la mettre en pause, histoire de réfléchir, dit-elle, à la mise en place d’« un système de modération plus élaboré ».
Ce matin, le message était légèrement différent.
Les CGU (conditions générales d’utilisation) sont très vagues sur la nature des messages et parfaitement explicites sur bien d’autres points.
Les messages publiés, je l’ai dit, sont appelés indifféremment potins, ragots ou rumeurs, quand il s’agit de courts textes, « preuves » s’il s’agit de photos ou de vidéos. Si le premier mot de « potin » peut sans doute être compris comme un clin d’œil aimable et coquin à un ami ou une connaissance, les deux derniers ont des acceptions plus franchement malveillantes. Il y a urgence, je crois, à clarifier ce vocabulaire.
Les conditions d’adhésion, pour lutter contre les dérives de l’anonymat et responsabiliser les utilisateurs, sont drastiques, même si elles ne semblent pas être appliquées encore : il faut avoir 16 ans — c’est invérifiable, bien sûr — et fournir deux données personnelles, adresse de courriel et numéro de téléphone, dont la validité est supposée être vérifiée pour chacune d’entre elles avant toute première utilisation.
Par ailleurs, même si l’éditeur s’engage à ne pas s’en servir (!), l’utilisateur autorise ce dernier à lui présenter les contacts Facebook et téléphoniques de son appareil mobile.
Enfin, les conditions d’utilisation formulent clairement le rappel des convenances et de la loi, toutes sortes de choses qu’il peut être utile de relire ou de rappeler aux jeunes utilisateurs : les atteintes aux droits d’un tiers, dont la haine, la violence, le racisme, la discrimination, le harcèlement, l’injure et la diffamation, la pornographie, etc.
Il ne faut pas être dupe. Les concepteurs de l’application savent parfaitement que des excès peuvent être commis mais les conditions d’utilisation les déchargent de toute responsabilité, y compris pour « un message écrit sous une fausse identité, mensonger ou dans le but d’induire en erreur le lecteur. »
Je ne sais pas, pour ma part, si cette application présente un intérêt quelconque. S’il s’agit de faire courir quelques innocents potins ou aimables plaisanteries, je ne vois pas le problème. Mais le danger existe — il vaut pour toutes les applications du même type, toutes celles qui permettent de s’exprimer sans nuances dans un trop court message — de possibles détournements, de mauvaises interprétations, de messages réellement inconvenants ou blessants s’adressant à des jeunes adolescents fragiles ou fragilisés. Et puis, il y a tellement d’autres lieux où exercer sa liberté à s’exprimer en ligne peut se faire dans des conditions plus respectables et plus valorisantes !
Ainsi, dans l’attente de précisions quant au vocabulaire employé, aux conditions d’adhésion et de responsabilisation, je conseillerais, pour ma part de se dispenser d’utiliser Gossip.
Et de mettre en place, dans les écoles ou établissements de ce pays, les nécessaires mesures d’accompagnement éducatif. Il serait temps.
Et de légiférer pour définir le harcèlement ensuite. Mais censurer ? Jamais.
[Mise à jour 22 h : Gossip est réouvert, avec une validation par téléphone et, peut-être, à vérifier, une modération]
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Claude Truong-Ngoc [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons
1. Engagement numérique de l’école : quelques bonnes raisons de craindre le pire… http://www.culture-numerique.fr/?p=2956
2. La liberté d’expression doit impérativement s’enseigner http://www.culture-numerique.fr/?p=2562
3. L’éducation aux médias et à l’information est incompatible avec la censure généralisée du web http://www.culture-numerique.fr/?p=2591
Dernière modification le lundi, 15 juin 2015