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Jean-François Cerisier, spécialiste des usages des technologies numériques de l’information et de la communication dans le champ éducatif, Enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la communication publie sur son blog :

Les choix terminologiques sont aussi des choix sémantiques. Les discours politiques et institutionnels concernant les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation n’échappent pas à ce principe. Parler d’informatique (années 80), de multimédia (années 90) ou de numérique (aujourd’hui) ne signifie pas la même chose. Cela témoigne de changements d’ordre épistémologique. C’est pourquoi, le recours de plus en plus fréquent au syntagme « culture numérique » mérite que l’on s’y arrête. On le retrouve par exemple en bonne place dans le deuxième rapport Fourgous comme dans l’avis formulé par le Conseil national du numérique. Bruno Devauchelle, qui fait la même observation, propose une analyse très intéressante sur son blog. Pour ma part, je souhaite m’arrêter sur la question du sens accordé au vocable « culture numérique » et proposer à grands traits mon propre point de vue.

Bien des analyses de la culture numérique reposent sur une vision pseudo-sociologique.Ainsi, la culture numérique serait d’abord celle des « jeunes ». Difficile pourtant d’identifier les jeunes à un groupe social unique, que l’on choisisse des critères objectifs (déterminants socioprofessionnels des familles, religieux, géographiques … ) ou subjectifs (sentiment d’appartenance) pour définir la notion de groupe social. Les ranger dans la même catégorie sociale n’a pas plus de sens si l’on considère que la catégorisation sociale est relative à des différences de pouvoir, de richesse ou d’éducation. Le qualificatif « jeune » lui même reste problématique et les travaux de Parson qui ont longtemps fait référence ont montré leurs limites. D’une part les jeunes ne se caractérisent pas davantage par leurs comportements irresponsables que les adultes par leur sens des responsabilités. D’autre part, la distribution développementale (enfance, adolescence, âge adulte) est inopérante. Pas plus les traits comportementaux que physiologiques ne permettent d’établir ces catégories de façon satisfaisante. Toute recherche de définition sociale reste également vaine. Notre société ne produit pas de définition univoque de la jeunesse. Pour s’en convaincre, il suffit de voir combien le recours au terme « jeune » fait appel à des acceptions différentes au sein de nos lois et règlements. Que dire alors lorsque l’on examine cette question à l’échelle internationale ? Finalement, le mieux que l’on pourra faire sera d’en rester à des classes d’âges. Pour toutes ces raisons, la culture numérique ne saurait être celle des jeunes. C’est d’ailleurs l’une des critiques fondamentales qui peut être opposée à Marc Prensky et sa proposition de « digital natives ». Dans le même temps, différentes enquêtes accréditent bien sûr l’enthousiasme de beaucoup des plus jeunes à l’égard des technologies numériques.

Considérer la culture numérique comme étant celle des jeunes, c’est aussi la définir en fonction du rapport du rapport au numérique de ces « jeunes ». Si l’on considère les collégiens et lycéens français, différentes enquêtes conduites depuis quelques années les montrent très équipés, très utilisateurs des technologies numériques. On peut compléter par la description des compétences qu’ils ont quant à la mise en œuvre des technologies et par ce que représentent les technologies pour eux, notamment quant à leur construction identitaire et leur sociabilité. Inutile de préciser que les ressorts principaux de l’activité des plus jeunes n’étant pas les mêmes que ceux des moins des jeunes, une telle approche cantonne effectivement la culture numériques aux plus jeunes.

Si l’on considère la culture d’un point de vue anthropologique, elle n’est bien sûr plus seulement celle des jeunes mais celle de tous les hommes et femmes. La perspective est radicalement différente car elle invite à s’interroger sur la notion de culture afin d’évaluer ce qu’elle doit au numérique. En première approche, on peut considérer la culture sous l’angle suggéré par l’UNESCO dans la déclaration dite de Mexico (1982) selon laquelle la culture articule la dimension collective définie comme l’« ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social » avec la dimension singulière par laquelle l’individu se construit et se comporte. L’immanence des technologies numériques en fait un élément déterminant de notre environnement. Nos comportements, nos relations à l’espace, aux temps et aux autres en sont affectés à la mesure des spécificités de la médiation instrumentale propres aux technologies numériques. C’est en ce sens que la culture numérique n’existe pas autrement que comme notre culture à l’ère du numérique.

Jeunes et moins jeunes, éduqués où non, ruraux ou citadins, amateurs de technologies numériques ou non, utilisateurs de ces technologies ou pas, nous avons tous en partage cette culture à l’ère du numérique. C’est elle qui nous fournit ce cadre d’action en grande partie invisible à partir duquel nous élaborons nos actes et construisons nos représentations, nos valeurs et nos attitudes. Inutile par exemple de faire usage des technologies numériques pour avoir une connaissance et une représentation du Monde qui doivent beaucoup à internet et aux nouvelles pratiques de l’information. La lecture des grands quotidiens est, par exemple, un usage certes indirect mais bien réel de ces technologies. Et les exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Comment comprendre alors la multiplication des références qui sont faites à la culture numérique dans toutes ces déclarations relatives à la politique éducative ? Les y trouver est un véritable soulagement. Une crainte aussi : celle de la voire réduite à cette culture jeune dont l’Ecole devrait bien s’accommoder.

Les enjeux sont plus importants. C’est la question de la refondation de l’Ecole qui est posée, celle de son acculturation à l’ère du numérique

Jean François Cerisier - mai 2012

Publié avec l’ autorisation de l’auteur

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