Autrement dit, il s’agit de mettre en perspective les valeurs qui fondent le vivre ensemble, d’aider à renouer l’individu et le commun ; et ce, au moment où triomphe l’individualisme, où les familles peinent à transmettre les principes de la citoyenneté. À cette visée grandiose et flottante, le ministre de l’Éducation nationale ajoute une ambition : développer chez les jeunes l’autonomie de penser.
Faut-il vraiment, comme le prévoit le projet, rajouter une heure par semaine du primaire à la fin du collège, et au moins 18 heures par an pour le lycée ? Faut-il prévoir une formation pour les professeurs, et une évaluation au niveau du brevet et du baccalauréat ? Faut-il mandater le Conseil supérieur des programmes pour dessiner le cheminement intellectuel proposé aux nouvelles générations dans cet enseignement prévu en 2015 ?
« Du passé faisons table rase ». Ce projet prend place alors qu’un constat d’échec est dressé sur l’éducation civique, telle qu’elle est enseignée aujourd’hui, si l’on en croit le rapport établi par la rue de Grenelle.
Qu’en est-il ? À l’école maternelle, les enfants doivent faire « l’apprentissage des règles de civilité et des principes d’un comportement conforme à la morale » : mais cet objectif n’a rien changé aux usages en classe, les enseignants se contentant d’un retour sur expériences vécues.
À l’école primaire, « l’instruction civique et morale », qui doit être présentée sous forme de maximes illustrées, « a trouvé peu d’échos chez les enseignants » ; là aussi, son application s’effectue dans la routine quotidienne.
Dans le second degré, c’est à travers les diverses disciplines qu’est dispensée la formation citoyenne des élèves, en particulier à travers l’éducation physique, les sciences de la vie et de la terre, le français et la philo. Au collège dans la filière générale, en outre, l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) est abordée par les professeurs d’histoire et géo à raison d’une demi-heure par semaine – ce temps est variable dans l’enseignement professionnel. Ce parcours citoyen peut être complété par des actions lancées par l’équipe pédagogique.
Enfin, toutes les notions du vivre-ensemble font partie de l’encadrement des élèves pendant les temps hors classe, dont les conseillers principaux d’éducation sont les artisans majeurs. L’éducation civique, par ailleurs, ne fait pas l’objet d’examen – sauf pour le brevet et le bac professionnels, on se demande pourquoi !
Cet état des lieux suggère, certes, une sacrée pagaille et pas mal d’à-peu-près. Il laisse entendre, sans trop de nuances, que l’Éducation nationale fonctionne au gré des goûts et des dispositions des professeurs. Pourtant une lecture attentive sur l’existant fournit un éclairage qui est loin d’être négatif : si l’on met bout à bout toutes les occasions de décliner et rappeler les principes qui organisent la vie collective, l’école paraît innervée par l’esprit civique.
Doit-on alors ajouter un cours supplémentaire pour pallier certains dysfonctionnements, pour affirmer des valeurs communes – dignité, liberté, égalité, solidarité, laïcité, esprit de justice, respect et absence de toute forme de discrimination –, alors que tout professeur qui se respecte est, par essence, nourri et animé par ce vade-mecum intellectuel ? Doit-on tout revoir à zéro pour rajouter une profondeur conceptuelle au champ de l’éducation civique ?
Ne devrait-on pas plutôt conforter, rationaliser et aménager l’existant, en particulier en faisant évoluer le rôle et le statut de l’enseignant, plutôt que de céder à la tentation habituelle de la rue de Grenelle : empiler les disciplines – seule la demi-heure hebdomadaire d’ECJS du collège pourrait être supprimée, en contrepartie du cours sur la morale laïque.
Des enseignants plus présents dans l’école, plus disponibles, consacrant davantage de temps au suivi et aux échanges avec les élèves, plus soutenus dans l’exercice de l’autorité, revalorisés dans leur fonction, y compris sur le plan de la rémunération : cette direction satisferait plus sûrement le souhait de revivifier la morale laïque à l’école. Dans un contexte où les pédagogues tirent la sonnette d’alarme sur les programmes trop chargés, où l’idée d’un allègement est régulièrement avancée, ajouter une matière revient à céder à la facilité, sans penser à la dépense.
Développer l’esprit critique, intention martelée par Vincent Peillon, n’est-ce pas la force motrice qui est censée orienter toute la formation scolaire ? Elle repose sur la maîtrise de connaissances, l’apprentissage de l’argumentation, et sur la confiance en son propre jugement qui en résulte : autrement dit, elle s’organise à partir d’une multitude de disciplines scolaires et cette capacité d’analyse ne se décrète pas, ne s’enseigne pas comme telle, comme une idée abstraite.
En revanche, l’encouragement à des travaux pratiques mettant en œuvre une morale laïque est une voie prometteuse : elle peut trouver un relais dans certains cours qui valoriseraient des actions dirigées vers les plus faibles, une traduction scolaire de la politique du « care » (alphabétisation, soutien scolaire, entraides diverses etc.), autant d’expériences qui pourraient faire l’objet d’une évaluation.
À entendre le couplet lancinant sur la morale laïque, on peut s’étonner de certains silences du ministre. Les travaux sur la Refondation de l’école remis à l’automne 2012 établissent un diagnostic éclairant sur l’école française, ses carences en matière de formation initiale, et son rôle de gare de triage au bénéfice des élèves dotés d’un environnement social favorable.
La nouvelle loi scolaire énonce une sorte d’obligation de résultats : si un élève sort du système éducatif sans diplôme, ce qui est le cas de quasiment un adolescent sur cinq, il a droit à une formation qualifiante. Voilà qui devrait inciter à une réorganisation substantielle du système : de la durée de l’année scolaire, des méthodes pédagogiques, du métier d’enseignant, des programmes et des filières pour limiter drastiquement l’échec.
Or de quoi, nous parle-t-on depuis un an : des rythmes scolaires ou de la morale laïque, sujets assez secondaires à l’aune des contre-performances bien identifiées du système d’enseignement. Comment interpréter ces pas de côté ?
Les objectifs de réforme sont-ils d’ores et déjà jugés comme impossibles à réaliser, ou pense-t-on vraiment que rythmes scolaires et morale laïque sont deux préalables pour garantir une formation initiale solide pour tous ? On doit se poser la question : pendant combien de temps le lyrisme communicationnel du ministre de l’Éducation fera-t-il illusion, alors que la transformation du système scolaire devrait être la priorité absolue du gouvernement ?
Monique Dagnaud
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