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Nombreux sont ceux qui affirment que le savoir est sur internet :

[Tweet de Twitter]

Pardon mais a-t-on déjà lu affirmation plus farfelue ? Pourtant, l’idée est largement partagée. Rien qu’hier matin, je l’ai lu quatre fois.

De plus, je ne suis pas certain que tous les gens qui emploient ce mot lui donnent le même sens, mais ce que je sais assurément c’est que le savoir ne se trouve pas dans nos ordinateurs.

Si c’était le cas, pourquoi le savoir aurait-il attendu internet pour s’y réfugier ? Il serait resté assoupi pendant 5000 ans et se serait précipité dans la mémoire de nos ordinateurs ? Et si l’on admet que le savoir est partout sur internet, n’était-il pas déjà dans nos bibliothèques ? N’y trouve-t-on pas tout ce que l’on peut chercher à savoir ? D’ailleurs le savoir ne serait-il pas même dans la nature ? Il n’est que de le ramasser. Après tout, ne suffit-il pas, par exemple, de prendre conscience que la moisissure permet de concevoir la pénicilline ? Ou encore, on pourrait affirmer, que puisque le savoir serait niché dans un vaste réservoir dans lequel on n’aurait qu’à piocher, n’importe quel naufragé serait un Cyrus Smith en puissance ? et qu’il suffirait (autre exemple) d’extraire quelques pyrites schisteuses pour fabriquer de la nitroglycérine.

Le savoir partout ?

Monde merveilleux où tant de savoir est à portée de main, de clic et qui ne demande qu’à se répandre dans nos cerveaux impatients.

Mais on sait bien que ce n’est pas le cas. Et je suis certain que tous ceux qui, comme Michel Serres, affirment que le savoir est sur internet usent d’un méchant raccourci :

Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. (Petite Poucette)

Si c’était vrai, mon travail d’enseignant en serait drôlement facilité. Voici le savoir : saisissez-le.

Or j’ai récemment observé un phénomène bizarre. Mes élèves de 4e sont tous équipés d’un ordinateur et je rechigne à l’idée de dispenser un enseignement qui n’en ferait pas usage. Je leur donne donc un contrôle sur le conte réaliste. Dedans, je pose, entre autres, une question de vocabulaire (qu’est-ce qu’une confession ?), une question de conjugaison (relevez les verbes et conjuguez-les au temps où ils sont) et une question de cours (à l’aide de votre cours, expliquez en quoi l’extrait que vous venez d’étudier est un conte réaliste). Pour répondre à ces questions, les élèves avaient à leur disposition le dictionnaire le Petit Robert, un accès au Conjugueur.fr et le cours complet sur le conte réaliste. Ont-ils tous réussi ? Je vous ferai grâce de statistiques détaillées, mais à peu près 1 élève sur 3 a échoué à répondre à l’une de ces questions, parfois même à l’ensemble des trois. Et pourtant tout était sur leur ordinateur.

Si l’on suit la logique des gens qui affirment que le savoir est sur internet, mes élèves auraient dû savoir. Ou pire ils savaient puisque c’était . Mais, précisément, ils ne savaient pas. Ou, pour être encore plus précis, ils n’ont pas su utiliser les informations que contenait l’ordinateur. Et je pense que l’erreur que beaucoup de gens commettent est là : ils confondent savoir et information. Mes élèves n’ont pas su (ou voulu ou pu) utiliser ces informations.

Prétendre le contraire (i.e. croire que le savoir réside dans un fichier), c’est penser que je peux construire un accélérateur de particules parce que j’ai téléchargé le manuel en PDF. Si le savoir était aussi accessible, on pourrait me larguer en pleine jungle avec un manuel de survie et je me mettrais à coloniser le lieu comme un parfait petit Robinson Crusoé.

Malheureusement, c’est plus compliqué que ça. Probablement Michel Serres, lui aussi, veut-il parler d’information à la place de savoir, de cette information qui est effectivement partout : dans nos ordinateurs ou nos smartphones, ce qui l’amène à développer cette très belle métaphore de Saint Denis portant sa tête.

Ce que c’est que savoir

C’est très beau, mais mon cher Michel (et Dieu sait que j’aime votre livre), vous vous trompez. Au prix d’une belle métaphore, vous dites des choses fausses. Ce n’est pas ma tête que je trimballe dans ma poche, c’est une boite minuscule contenant une bonne partie des livres ou sites web dans lesquels l’homme a consigné son savoir. Mais pour que j’acquière ce savoir, il va me falloir un nombre autrement considérable d’efforts que celui que représente un simple clic. À ce propos, je pense que le marketing californien nous a fait un peu de tort. Evernote ne nous présente-t-il pas son application de prise de notes comme notre second cerveau ?

Apple, en 2001, nous faisait miroiter ce vaniteux plaisir de contenir dans notre poche « a thousand songs », inaugurant par là cette délicieuse capacité d’héberger des quantités prodigieuses de ce que le génie de l’homme pouvait avoir produit. Et nous n’avons qu’à mettre la main dans la poche pour savoir

Oui, mais on vient juste de dire que c’est faux. C’est beau comme une publicité mais c’est faux. Souvenez-vous de mes élèves. En fait, savoir est tellement plus complexe. Ne serait-ce que parce que dans votre smartphone, vous avez accès à des milliards et des milliards de données et que de la même façon qu’il a fallu inventer les bibliothécaires quand les quantités de livres ont commencé à accroître de façon exponentielle, il a fallu inventer des algorithmes et des moteurs de recherche et des applications qui vous permettront de puiser dans ce puits sans fond qu’est le savoir de l’humanité.

En fait, vous pourriez peut-être savoir en un minimum d’efforts mais vous ne saurez peut-être jamais que c’était là quelque part. À dire vrai, combien d’entre vous se souviennent d’avoir consulté la 34e page de résultats de Google ?

On voit bien que savoir, c’est déjà chercher (savoir chercher) et trouver et combien d’opérations successives ? Donc trouver l’information, puis la lire ou la voir, la comprendre, l’utiliser, la stocker, la mémoriser et éventuellement la réutiliser au moment important…

En fait, savoir est un processus long et difficile. C’est d’ailleurs pour ça que fleurissent les tutoriels sur YouTube. Ils sont, pour emprunter la formule de Clive Thompson, « visuellement éloquents » (Smarter than you think) particulièrement dans le cas où vous voulez apprendre à faire quelque chose : pratiquer un sport ou construire un objet, etc.

Au reste, on voit bien que si je veux apprendre le golf ou le tir à l’arc, la seule diffusion d’une vidéo sur YouTube ne me permettra pas de savoir. Une pratique régulière, une motivation suffisante sont nécessaires pour acquérir ce savoir qui ne réside pas de lui-même dans internet. Au reste, on ne peut considérer que savoir serait l’équivalent d’un tiroir oublié ou négligé qu’on ouvre au moment opportun. Un chirurgien, par exemple, sait et sait tout de suite. On ne l’imagine pas, au milieu d’une opération dire : « Attendez, je sors mon smartphone. Faut que je cherche un truc… » Parfois savoir (comme ouvrir un parachute au bon moment) est quelque chose dont on a besoin immédiatement et qu’on n’a pas envie d’externaliser dans un support externe.

Le rôle indispensable de l’enseignant

J’oserais même dire, si cela ne passait pour une grossièreté auprès de certaines personnes, qu’il faudrait un professeur pour apprendre. Bien sûr, il y a des autodidactes. Mais, pour reprendre la distinction de Michel Tournier :

[…] l’autodidacte n’a appris que ce qu’il aimait. Sa culture est limitée par sa propre personnalité. Au contraire celui qui a fait des études régulières est obligé de tout apprendre. Son avantage est énorme parce qu’il n’y a rien de plus enrichissant que de devoir acquérir des connaissances qui vous sont a priori indifférentes, voire antipathiques. (Journal extime)

Les études sont donc nécessaires. L’école est nécessaire. Les enseignants sont nécessaires, ne serait-ce que pour vous guider, vous aider, vous donner envie voire vous imposer ce que votre jeune âge, vos goûts, votre culture, votre classe sociale ou votre religion vous amèneraient à négliger. Le savoir serait sur internet ? Il suffirait de les mettre face à un ordinateur en évacuant tout ce que le processus de transmission peut avoir d’humain ? Je suis sûr que ces enfants mourraient un à un comme ceux à qui Frédéric II, voulant découvrir la langue originelle, avait refusé que l’on parle. Ce qui m’amène à battre en brèche une autre idée : le professeur n’est plus le seul détenteur du savoir.

Notez bien que je comprends l’idée, mais si elle est juste, alors il faut fermer les écoles afin d’éviter le ridicule d’avoir à convier pendant 7 ans des élèves pour quelque chose qu’ils sauraient déjà ou auquel ils ont accès ailleurs.

Certains imaginent que les élèves ont tout le savoir dans leur téléphone, mais comme on l’a vu, d’un, c’est une illusion et de deux, ils sont la plupart du temps invités à le garder dans leur poche. Mais dans le cas où ils auraient la possibilité de le sortir, ces élèves sauraient-ils ? Non, et on a vu pourquoi. Et le téléphone (ou l’ordinateur pour ceux qui en sont équipés) ne sait pas non plus. Mon téléphone ne sait rien. Il ne sait même pas la météo. Pour la connaître, il faut qu’il en interroge un autre. Pareil pour Siri (ou Cortana ou OK Google). Si l’on veut interroger ce dernier, l’assistant doit se connecter à des serveurs distants pour vous donner la réponse que vous avez posée. En soi, avec son processeur 1000 fois supérieur à celui qui a conduit l’homme sur la lune, il n’en sait pas beaucoup plus. La véritable intelligence informatique (à laquelle on parviendra inéluctablement), ce serait que l’ordinateur puisse dire à l’élève : « Tu as vu les bêtises que tu viens d’écrire ? Corrige-toi avant de rendre ta copie. Je vais t’aider ». Mais songez que pas même le correcteur orthographique n’est fichu de vous aider à orthographier correctement et totalement un paragraphe de cinq lignes. Et vous appelez ça savoir ?

Peut-être devrait-on réserver le mot savoir à ce que l’être humain acquiert (du moins en l’état actuel des choses), et devrait-on garder le mot information pour tout ce dont regorgent nos ordinateurs et pour lesquels nous avons inventé le mot informatique ? On pourrait aussi utiliser le mot connaissance, qui avec la valeur inchoative qui est la sienne, contient l’idée de commencement, de naissance et de préhension du savoir. En ce cas, on pourrait alors mettre fin à ce début d’hybris 2.0 qui s’empare de tous ceux qui affirment qu’ils ont le savoir dans leur main et demander avec Montaigne Que sais-je ?

L’image provient de Noun Project. Thanks (again) !

Dernière modification le dimanche, 21 février 2016