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A l’occasion de ses 10 ans, la Haute école d’art et de design de Genève organisait un étrange colloque convoquant designers, artistes, philosophes, théoriciens, cinéastes… pour tracer des « histoires d’un futur proche ». Une prospective aux frontières de la création et de la science. Parfois ébouriffante, parfois déconcertante. Retour sur une sélection de ces… narrations d’un futur qui est déjà là.

Qu’est-ce que le passé nous apprend sur le futur ? En quoi le futur nous confronte-t-il au passé ? Peut-on se situer quelque part sur la ligne du temps, entre le rewind et le forward, entre rembobiner et l’avance rapide ?

Avant, arrière

C’est la question que posait l’architecte et théoricien Mark Wigley, co-auteur du livre et de l’exposition « Sommes-nous humains ? » (ainsi que d’un autre livre à paraître sur le sujet : Superhumanity). « Le design est une projection. Comme une pierre qu’on lance vers l’avenir. D’où l’importance de discuter, ici notamment, de ce qu’est l’avenir. » Mais, si le futur a une histoire, les humains ne semblent plus avoir d’avenir, constate sans férir le doyen de l’Ecole d’architecture de la Columbia University. « Si nous sommes condamnés, c’est parce que nous avons conçu notre propre autodestruction. Voilà 250 000 ans que l’homme développe sa capacité à s’autodétruire. » Et en terme de design, cette situation est incroyable puisqu’elle pointe toutes les lacunes de ce champ disciplinaire lui-même – même s’il est un champ disciplinaire au croisement de tous les autres. Pour lui, cela montre que le design, la manière même dont nous concevons le monde, pour l’instant, n’est pas adaptée et qu’elle nécessite d’être repensée.


Image : Mark Wigley photographié par Michel Giesbrecht pour la Head.

Il paraît que le téléphone serait la première et la dernière chose que nous touchons dans la journée, explique le professeur en rappelant combien ce constat souligne tout ce à quoi nous renonçons. La technologie nous rend à la fois inhumains et super-humains. Elle modifie nos corps et nos cerveaux, comme le pointait McLuhan. Si nous sommes façonnés par l’extérieur, la technologie désormais fait partie de nous, tant et si bien qu’on ne sait plus si on ajoute toujours plus de la technologie à nous-mêmes ou si nous nous ajoutons à la technologie. La technologie nous transforme si profondément que nous avons de la peine à l’appréhender. C’est à peine si nous remarquons encore qui fait le café chaque matin chez chacun d’entre nous. Ce n’est pas tant un humain qu’une machine. Pour ne pas l’interroger, nous nous anesthésions, d’une technologie l’autre. Chaque nouvelle technologie est interrogée depuis la précédente. La télévision permet de nous interroger sur le cinéma. Le web sur la télévision. Les réseaux sociaux sur le web, etc. « On regarde toujours le monde depuis un rétroviseur. » Et quand on regarde vers le futur, c’est toujours depuis les lunettes du passé.

Pour Mark Wigley, le designer doit changer d’attitude envers le passé pour changer le futur. Suite à un accident, Mark Wigley a dû, il y a plusieurs années, réapprendre à marcher. Ce n’est pas si simple, rappelle-t-il. Pour avancer, il faut en fait se balancer vers l’arrière, il faut « devenir instable », réapprendre à se mettre en déséquilibre. Marcher c’est créer une instabilité pour avancer. Le design est comme la marche. Il doit intégrer ce balancement d’avant en arrière. Le futur ne se comprend que par l’instabilité. Est-ce à dire que dans un monde déjà très chaotique, le design doit rendre les choses plus chaotiques encore ? Comment façonner le chaos ? Peut-on élaborer l’instabilité ?

Pour Mark Wigley, le design est né à la fin du 19e siècle, avec l’archéologue et géologue John Evans. Celui-ci venait de présenter devant ses confrères de la Royal Society de Londres des cailloux trouvés dans de profondes couches géologiques… Et il a démontré à ses confrères que ces cailloux avaient été taillés, façonnés. Il a montré un ensemble de bifaces en soulignant leur uniformité. Pour lui, le trait commun à toutes ces pierres est qu’elles avaient été produites intentionnellement. C’est avec ces premiers outils, ces premières technologies qu’est né l’humanité. Reste que ces études, controversées à l’époque, ont été un peu oubliées jusqu’à la naissance de la photographie qui a permis de montrer l’ancienneté des Silex en exposant les profondeurs où elles avaient été trouvées.

La technologie n’a pas seulement créé l’homme, elle l’a aussi façonné, estime Wigley. Et l’architecte devenu anthropologue montre alors des images de squelettes de nos ancêtres et de singes pour souligner combien nos squelettes se sont adaptés à leur environnement. Les mains pour grimper aux arbres des grands singes ne sont pas les mêmes que les mains des hommes pour lancer et façonner des pierres. Les phalanges de l’homme ont évolué et nous ont permis de faire ce que nos cousins savent moins bien faire, comme attraper des pierres et les lancer. La capacité à faire un outil a modifié la forme du corps humain. Si la main a créé l’outil, notre organisme a été, en retour, créé et façonné par ces outils.

Darwin n’a pas été très convaincu par l’idée que les pierres qu’avaient ramenées les premiers archéologues aient été le fait des hommes, notamment parce qu’on en trouvait énormément, ce qui aurait signifié que l’homme passait beaucoup de temps à les tailler. Or c’était effectivement le cas. Casser ces pierres était peut-être un signe d’habileté.

Or, ce qui distingue l’humain des autres espèces, repose sur notre capacité à élaborer des choses qui ne fonctionnent pas vraiment, estime Wingley. Si un oiseau apprend à utiliser un petit bâton pour tirer un vers d’une écorce, il sera capable d’apprendre ce geste et de le reproduire… indéfiniment. L’homme, lui, change. S’adapte. Varie. Reste que, un peu comme l’oiseau, il nous a fallu du temps. Mark Wigley montre alors deux bifaces en photos, assez semblables, l’un peut-être mieux taillé que l’autre. Or, souligne-t-il, 1 million d’années séparent les deux objets. « On mythifie ce qu’on produit. On en produit plein de variantes. Et parfois certaines variantes sont un succès. On dit alors rétrospectivement que c’était un succès. »

Notre capacité à nous autodétruire découle de notre capacité à produire des choses qui ne fonctionnent pas. Aujourd’hui, nous errons dans une confusion face à une production d’objets qui nous dépassent. On peine à comprendre ce présent quand bien même nous ne cessons de l’absorber. Mais ce n’est pas tant les objets qui nous perturbent que le fait d’être confronté via eux à notre propre confusion. « Le design ne passe pas du cerveau au reste du monde, mais l’inverse. » Ce n’est pas tant l’esprit qui conçoit des objets que les objets qui conçoivent l’esprit. Et face au monde, nous restons bien souvent stupides, confus, hésitants. Ce qui n’est pas pour nous aider à nous confronter aux problèmes actuels, conclut Wigley. Au final, les écoles de design entretiennent cette confusion. Elles nous montrent qu’un bon design ne consiste pas à donner quelque chose d’utile, mais à donner quelque chose d’inutile en disant que c’était du design.

Demain via aujourd’hui et retour

Difficile de rendre compte de la performance de Liam Young (@liam_young). Ce réalisateur, architecte et designer explore notamment les mécaniques de la fiction, via des productions, entre film et documentaire. Sur la scène du colloque, il projetait une longue vidéo créée pour le Sci Arc de Los Angeles, un voyage audiovisuel dans une ville, hésitant entre présent et futur, assemblant plusieurs de ses productions récentes, dont on peut voir des extraits sur son compte Vimeo. Ce voyage sur les mythes post-anthropocènes présente une ville monde, s’étendant partout sur la planète. On commence par la voir à travers les capteurs Lidar d’une voiture autonome (voir le teaser de Where the city can’t see).



Images tirées des films de Liam Young présentant la ville du futur vue à travers les capteurs Lidar puis une jeune femme personnalisant son drone, via Vice.

Depuis des images provenant de sites réels, réagencées, Liam Young nous fait traverser l’espace de la ville pour la regarder par les yeux d’une machine. Il nous emmène dans les différentes couches de cette ville. Des profondeurs des mines qui permettent à cette infrastructure de fonctionner, que ce soit celles à ciel ouvert du Chili ou de Bolivie qui concentrent 70 % du lithium de la planète et qu’Elon Musk arrache pour faire fonctionner un avenir sans carburant fossile, aux mines d’or et métaux rares d’Afrique. Liam Young propose une forme d’archéologie de notre monde moderne, fait de camions géants autonomes, d’extracteurs pilotés par GPS. À Madagascar, ce sont les hommes qui extraient les pierres précieuses, car ils sont moins chers que les machines. Ailleurs, des lacs radio-actifs, des raffineries, montrent le délire extractiviste de la Ville planétaire que nous habitons déjà. Au Bangladesh, il nous montre l’industrie textile, l’industrie la plus mondialisée de tous les temps, où les métiers sont parfois encore mécaniques. Il montre les visages des victimes de la production qui travaillent pour les victimes de la mode. Il nous emmène jusqu’au port de Hong-Kong et ses cargos de containers guidés par GPS pour traverser la planète, avec ces robots qui les chargent et les vides. Il nous plonge dans les entrepôts robotisés d’Amazon, où les employés suivent les instructions de leurs scanners qu’ils portent à la main comme des armes. Il nous montre les drones de la ville de demain, nouveaux pigeons numériques omniprésents de nos villes. Les couches de la ville extractive sont recouvertes par celles de la ville imaginée. Des drones de circulation flottent au-dessus des routes, surveillent la population (voir le teaser de In the robot skies). D’autres promènent des chiens. Une jeune fille lance par la fenêtre de sa chambre son drone personnalisé, décoré de boules et de guirlande comme celles d’aujourd’hui décorent leurs téléphones, pour porter un message à son copain. La voix de Liam Young décrivant son film flotte sur les images. Il évoque ces objets qui ont leur vie à eux et qui nous renvoient, nous humains, à être les visiteurs d’un monde pourtant créé à notre image. Les data centers font échos aux rayonnages silencieux des bibliothèques. On glisse un instant dans un concert d’Hatsune Miku, première pop-star de la génération des machines. La Detroit Economic Zone fait écho à la Jungle de Los Angeles. On y voit des jeunes gens inventer une chorégraphie pour échapper aux algorithmes d’identification, vêtus de capes de camouflages et le visage bardé de maquillages pour piéger les logiciels de reconnaissance faciale. Le voyage se termine sur le programme qui vérifie la conformité des programmes de la ville. Les machines nous rassurent de charmants « Hello World ».

L’ensemble de nos technologies à l’échelle planétaire est devenu une seule machine, invisible, élaborée pour qu’on l’ignore derrière les écrans brillants d’où elle se présente à nous. Nous avons besoin d’imaginer une nouvelle mythologie pour ce nouvel univers. « Ma montre me demande comment va la machine à café que je viens de rencontrer… » Un écran annonce la pluie. La voix de Liam Young résonne sur les images. Fondu au noir. « A l’avenir tout sera smart, intelligent, connecté, intégré, mieux. À l’avenir tout sera smart, intelligent, connecté, intégré, mieux. À l’avenir tout sera smart, intelligent, connecté, intégré, mieux… Mieux. Mieux. Mieux. »

Dans un style radicalement différent, l’artiste et chercheuse franco-britannique, Marguerite Humeau (@marguerite_humeau), tentait également de rendre compte de ses plus récents projets, aux frontières du design fiction. FoxP2, les origines de la vie, qui a été présenté au Palais de Tokyo en juillet 2016, s’inspire de recherches scientifiques autour d’une protéine, FoxP2, popularisé comme le gène responsable du développement des cordes vocales qui serait apparu chez l’homme il y a 100 000 ans et qui aurait permis notamment la descente du larynx et donc le développement du langage. S’il n’est certainement pas le seul facteur qui expliquerait le développement du langage, cette mutation qui nous distingue est-elle un hasard total de l’évolution ? « Faut-il croire qu’un microévénement, presque une coïncidence, puisse être à l’origine de ce que nous sommes ? ». Si l’artiste fait quelques raccourcis scientifiques dans son exposé, Marguerite Humeau ne s’est pas moins documentée. Elle a interrogé des zoologues pour savoir ce qu’il se serait passé si ce gène avait évolué chez d’autres animaux.


Image : l’installation FoxP2 au Palais de Tokyo.

Elle s’est intéressée également aux rites funéraires très évolués, des éléphants. À la mort d’une matriarche par exemple, les zoologues ont pu constaté que les animaux procèdent un ensemble de rites, allant de veillées silencieuses, à la protection du corps avec des branches, à des formes de chants et de barrissements de concerts sonnants comme de touchants adieux.

C’est une scène de ce type que Marguerite Humeau a reconstruit d’une manière monumentale au Palais de Tokyo (vidéo), comme un opéra de créatures préhistoriques, faisant entendre un monde où les éléphants auraient été plus humains qu’ils ne le sont, où leurs voix auraient porté un sens.

Un autre de ses projets a consisté à ressusciter la voix de Cléopatre (vidéo), en tentant de la faire parler dans des langues disparues.

Le travail de Marguerite Humeau cherche à comprendre la relation entre la finitude et la permanence. Il interroge à la fois les couches les plus anciennes, les fondements reculés de nos cultures, et leur immatérialité.

Son dernier projet, Reveal Enigmas, s’intéresse aux Sphinx, une créature mythique qui existe dans toutes les civilisations. Cet hybride d’homme et d’animal (le plus souvent un lion, mais ce peut être d’autres animaux comme le soulignent les dictionnaires consacrés à ce phénomène) a partout la même fonction : à la fois protéger l’humanité et à la fois la dévorer. L’un des projets développés depuis la figure du sphinx consiste en des portes de sécurité d’aéroports, des corps industriels, à la fois menaçantes et protectrices. À Versailles, elle a construit un sphinx entouré de plantes toxiques. À Zurich, la même sculpture a été présentée comme un dieu. Il semble doté d’une voix artificielle pour rendre l’origine du langage humain, composé de 108 milliards de voix générées par ordinateurs : soit le nombre d’humains qui auraient peuplé la terre depuis les origines.

Marguerite Humeau construit des oeuvres complexes où les récits s’entremêlent entre fiction et science. Où les détails et les oeuvres s’intriquent et se répondent. Interrogeant toujours ce que nous sommes en tant qu’espèce, ce que nous charrions, de nos gènes à notre culture, comme pour y retrouver notre origine.

Ordonnancer le passé, le présent, le futur…

Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros sont artistes, chercheurs, curateurs, philosophes… Ils produisent actuellement un film, Les impatients, une enquête sur « les chronopolitiques contemporaines », c’est-à-dire une enquête sur la façon dont on pense le temps à travers le monde, qui conduira le spectateur de Chicago à Paris, de Dakar à Lagos… Ce film découle d’un livre qu’ils ont publié l’année dernière avec Camille de Toledo, Les potentiels du temps (vidéo) : un livre qui interroge les régimes d’historité à venir, comme l’évoquait l’historien François Hartog dans son livre éponyme, c’est-à-dire, la manière dont une société ordonnance et articule passé, présent et avenir. Hartog distinguait notamment des conceptions différentes selon les régimes historiques, allant de l’eschatologie qui propose un avenir basé sur le salut, au présentisme contemporain caractérisé par son absence d’horizon d’attente, envahit par le présent, saturé par la commémoration mémorielle et qui voit le futur plus comme une menace qu’un espoir, sans proposition d’émancipation collective comme il pouvait l’être encore à la fin de l’époque moderne. L’enjeu des Impatients expliquent ses auteurs est justement d’interroger le régime d’historicité à venir, d’observer comment il se transforme à l’heure de l’algorithmisation du monde, à l’heure où le futur, ou le prédictif prédétermine le présent. Pour Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, ce nouveau régime d’historicité est un régime potentiel, en cela qu’il propose la potentialité comme mode d’existence. Il semble célébrer une puissance pour elle-même, qui ânonne la grammaire de l’émancipation du futur sans être capable de nous extraire du présentisme de la postmodernité. Comme l’affirmait Deleuze, le futur est l’infini du maintenant. Plutôt que de rêver d’utopie, nous fabulons. Nous sommes désormais un peuple lunaire, une collectivité qui ne cesse de « légender ». Dans le possible qui est partout, nulle planification n’est plus possible.

Kantuta Quiros évoque ensuite certains dispositifs chronopolitiques particuliers, à l’image de l’Assemblée générale de Milo Rau, des assemblées organisées par l’artiste Jonas Stall ou encore du théâtre des négociations lancé par Bruno Latour en mai 2015 en préconfiguration de la Cop21, qui invitait à simulation grandeur nature des négociations climatiques pour en proposer une expérience alternative. Autant de dispositifs chronopolitiques réimaginés par le monde de l’art, sous forme de happening politique, de collectifs hybrides pour discuter de l’objet même de la façon de faire du politique. Comme une pantomime pour déjouer les échecs prévisibles des véritables assemblées que ces dispositifs singent, en s’en amusant et en les dépassant. C’est d’ailleurs ce que proposent également Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros via leur plateforme Le peuple qui manque (@peuplequimanque), qui organisait par exemple lors de la dernière nuit blanche un imposant procès de la fiction dans la salle du conseil de l’Hôtel de Ville de Paris.

Pour les deux artistes, ces projets fictionnels se tiennent dans un espace particulier, ambivalents et volontairement ambigus. Ce sont des formes de fictions spéculatives où l’événement a tout de même lieu, où la fiction autorise et joue à la fois. Comme autant de dispositifs qui permettent d’étendre le régime de l’art à la politique…, à la vie elle-même.

De la cybernétique à la post-cybernétique

Philosophe et historien de l’informatique, Mathieu Triclot (@mathieutriclot) est l’auteur de nombreux livres, dont notamment philosophie des jeux vidéo où il a souligné combien l’art vidéoludique était indépendant et différent des autres, notamment du cinéma auquel on le ramène souvent.

Sur la scène de la Head, Mathieu Triclot présente une réflexion sur la cybernétique, « L’hypothèse post-cybernétique » (qui fait écho à son livre Le moment cybernétique ainsi qu’à un article de la revue radicale TiqqunWikipédia – qui dans son deuxième et dernier numéro évoquait longuement « L’hypothèse cybernétique » comme hypothèse politique supplantant l’hypothèse libérale…). Les principes théoriques décrits par Norbert Wiener dans son oeuvre entrent désormais en circulation dans la société. Les objets qui relèvent de la technologie cybernétique, comme l’Intelligence artificielle ou la voiture autonome, sont sortis des laboratoires et évoluent désormais parmi nous. Or, les mêmes questions se posent aujourd’hui que celles qui agitaient le début de la cybernétique. Dès 1948, le neurologue Warren McCulloch, initiateurs des conférences Macy, dans son article « Why the Mind is the Head ? », s’inquiétait déjà du remplacement des humains par les machines, de la même manière que le rapport sur l’avenir de l’emploi (.pdf) de 2013 de Carl Frey et Michael Osborne. L’histoire bégaye.

En fait, rappelle Mathieu Triclot, la cybernétique a produit une réflexion critique sur la signification sociale des technologies qui a notamment nourri l’engagement politique de Wiener. Pourtant, la cybernétique n’avait pas tout prévu. Par certains aspects, elle a été rattrapée, dépassée. Mesurer l’écart entre la situation d’aujourd’hui et le moment cybernétique d’origine est un autre moyen pour faire un aller-retour entre passé et futur, un moyen pour mesurer la différence entre la « futurition » passée et notre futur présent.

La cybernétique, rappelle l’historien est un mouvement scientifique de l’après-Seconde Guerre mondiale transdisciplinaire, qui convoque et fait se rejoindre mathématique, physique, ingénierie, sciences du vivant et sciences humaines et sociales. Elle va inventer l’infrastructure technique et matérielle du monde contemporain, ainsi que des concepts nouveaux comme l’information, la rétroaction et le feedback. Si ce mouvement a été un succès extraordinaire par l’infrastructure technique qu’il a bâtie, il a aussi été un échec à la hauteur de son succès : la cybernétique n’a pas réussi à faire science.

Pour comprendre là où la cybernétique a réussi et échoué, il faut revenir à ce qu’elle est et défend. Pour cela, Mathieu Triclot utilise 6 maximes politiques tirées de Wiener permettant de résumer les enjeux originels de la cybernétique pour la confronter à sa réalité d’aujourd’hui.

« En toutes choses, commencer par le mode de production ». Ce constat, cet impératif qu’établit Wiener invite à s’interroger sur le facteur économique de la production de l’infrastructure technique. Un impératif qui fait écho aux engagements politiques mêmes de Wiener, qui, en 1947, dans une lettre ouverte publiée par The Atlantic déclare refuser de transmettre à des responsables de l’aviation ses travaux sur le guidage de missiles, refusant de mettre à la disposition de tous ses travaux les plus sensibles de peur qu’ils soient mal utilisés. Or, le mode de production économique des savoirs, le régime de science, a pourtant considérablement évolué. La science nationalisée pour la guerre contre laquelle s’élevait Wiener n’est plus le mode dominant de la technoscience. Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans un régime libéral des connaissances.

« L’information n’est pas faite pour être marchandise », disait Wiener. Pour lui, le changement technologique ne devait pas être piloté par les intérêts privés, car ceux-ci ne savent pas prendre en compte le long terme. Or, aujourd’hui, l’information est plus que jamais une marchandise, rappelle Mathieu Triclot. Et cette appropriation de données est même la source d’une compétition encore plus féroce des technologies, notamment pour l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, ce sont des penseurs comme Morozov, qui plaide pour des formes de propriété collective qui serait le plus proche d’un Wiener dans la reconquête d’une puissance sociale commune.

« L’information n’a rien d’immatériel ». Les cybernéticiens ont défendu l’idée d’une quantité physique limitée de l’information. Une matérialité qui se traduit chez Wiener sous la forme d’un humanisme tragique. Or, aujourd’hui, la matérialité de l’information a pris encore plus d’importance, explique Mathieu Triclot qui renvoie par exemple à l’analyse du théoricien des médias Benjamin Bratton et notamment à son livre The Stack, on software and sovereignty où il analyse l’intégration hétérogène d’internet comme un empilement de couches enchevêtrées, allant des ressources matérielles, aux interfaces, en passant par l’informatique des serveurs ou des adresses…, intricant des régimes de spatialités, de temporalités et de souverainetés différents. Pour Triclot, Bratton comme Wiener, nous invitent à résister au vertige de la dématérialisation.


Image : le schéma de l’infrastructure des régimes de matérialité de l’information de Benjamin Bratton.

« Il faut se débarrasser du mythe du robot ». Pour Wiener, dans cette question éminemment critique, les zones de performance de l’homme et de l’intelligence artificielle sont disjointes, comme il le rappelle dans L’usage humain des être humains (traduit sous le titre Cybernétique et société). En fait, lorsqu’on explique que la machine va remplacer l’humain, on dit que la condition de l’humain a déjà été réduite à l’état de machine. Derrière le mythe du robot, il y a l’usage inhumain des êtres humains qui nie l’intelligence adaptative. Pour Mathieu Triclot, cet argument semble aujourd’hui en crise. Face aux progrès du Machine Learning, le dernier bastion de l’humain semble en train de tomber… puisqu’on prête même aux programmes, comme AlphaGo, des capacités d’intuitions surprenantes, comme ce fut le cas de ceux qui commentèrent ses échanges au Go avec le champion humain de la discipline. Pourtant, Wiener nous a mis en garde contre ce réductionnisme. Derrière l’IA, on trouve très vite l’usage inhumain des êtres humains, à l’image des tâcherons du clics qu’évoque le sociologue Antonio Casilli, qui travaillent à faire marcher nos systèmes techniques, à nourrir les robots et les IA, comme à nettoyer les contenus que les intelligences artificielles ne savent pas nettoyer.

« Contre la pensée du gadget, observer les milieux techniques ». Ce qui a changé, estime le philosophe, c’est que la voiture autonome par exemple transporte avec elle son milieu perceptif, alors qu’à l’époque de Wiener, l’outil ne savait pas prendre en compte les contraintes de son environnement. Aujourd’hui, les milieux techniques s’agencent et s’articulent dans le milieu éminemment technique que sont les villes, ces smart cities de l’anthropocène…

Il reste une dernière mise en garde que Mathieu Triclot tire de Norbert Wiener : « Il n’y a pas de machine à gouverner ». Pour Wiener, ce refus des machines à gouverner va être décisive pour le mouvement cybernétique. A l’époque, Wiener argumente son refus sur un argument épistémologique : les séries de données ne sont pas d’assez bonne qualité pour étendre au monde politique et social les techniques de prédiction mises au point en ingéniérie, comme l’a fait Wiener en travaillant sur la prédiction des trajectoires des avions et missiles ennemis. Il y ajoute un argument politique nous confie Mathieu Triclot : « on ne peut pas éliminer le conflit de la politique, prédire est une chose, agir une autre, le savoir ne suffit pas. » Reste que l’argument de Wiener semble aujourd’hui ici aussi en crise.

Nous vivons environnés de dispositifs prédictifs. À l’heure du régime libéral des sciences et techniques, tous les domaines semblent désormais à la recherche de leur machine à gouverner, de leur machine prédictive pour discipliner les comportements dans les domaines de la justice, de la police, de la santé, de l’éducation… La machine à gouverner semble devenir un horizon de la société tout entière. L’avertissement de Wiener semble bien loin. Or, il soulignait déjà que ces dispositifs n’avaient pas besoin de marcher réellement pour produire des effets sociaux et des effets de pouvoir, à l’image de la théorie des jeux. Reste que Wiener, lui, était conscient de l’absence de neutralité de l’instrument prédictif. Pour lui, le prédictif sert certains intérêts sociaux plus que d’autres. Quand bien même il dysfonctionne, l’activité politique est d’une autre nature et la complexité ne peut être réduite à un calcul d’optimum.

Hubert Guillaud

http://www.internetactu.net/2017/12/20/passe-present-futur-peut-on-encore-raconter-le-futur/

Dernière modification le vendredi, 16 mars 2018
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Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média de laFondation internet nouvelle génération.