On savait depuis belle lurette que les philosophes aimaient réfléchir — oui, j’ose. Mais ces derniers proposent volontiers leurs réflexions sous forme de « pensées philosophiques », au pluriel, qui sont le résultat, le produit de leur réflexion, pensées souvent différentes bien sûr d’un domaine de réflexion à un autre. À leur suite, les mathématiciens ont énoncé les principes d’une pensée mathématique qui ne s’ancre pas ou que peu dans le réel mais qui leur est propre et qui permet de définir une philosophie des mathématiques.
Les informaticiens, j’y reviens donc, toujours en quête de trouver une place et de se construire une identité dans la constellation des sciences, méprisés le plus souvent par les mathématiciens, ont cru bien faire, après Seymourt Papert en évoquant cette fameuse « pensée computationnelle » bientôt appelée « pensée informatique » qui leur serait consubstantiellement propre. Mieux que réfléchir, un informaticien pense. Sachez-le, chères lectrices et chers lecteurs, il existe donc une pensée informatique, un truc évanescent qui permet de se rassurer et de penser en rond quand on est informaticien. Il suffit de lire la définition proposée à l’article « pensée computationnelle » sur Wikipédia pour être tout à fait convaincu que les informaticiens eux-mêmes ne savent pas trop de quoi ils parlent. Ils pensent, c’est l’essentiel.
Des laboratoires aux parquets
Tout à fait convaincus d’être les seuls scientifiques à penser, quand tous les autres pédalent, les informaticiens l’ont fait massivement savoir : non seulement ils sont pourvus de ladite pensée mais ils peuvent l’enseigner. Ce concept curieux et abscons de pensée informatique a commencé à envahir la littérature sur le sujet — je vous laisse chercher — mais surtout les discours des lobbyistes auprès des politiques et des décideurs. Pour former les citoyens de demain, non seulement il était nécessaire d’enseigner l’informatique mais il convenait de créer une nouvelle discipline, avec les concours de recrutement associés et d’apprendre au vil jeune citoyen à penser.
Bon, c’est raté fort heureusement — une fois de plus car les gaillards ne sont pas à leur premier essai —, et l’informatique s’enseigne tout naturellement, même s’il est compliqué de trouver et former des enseignants compétents, en enseignement d’exploration ou de spécialité facultatif au lycée, en technologie et en mathématiques au collège, au premier degré aussi même si c’est le plus souvent dans des ateliers périscolaires.
Bien entendu, ces lobbyistes tenaces n’ont pas dit leur dernier mot. Propulsés par des acteurs économiques puissants, ils font le siège des cabinets ministériels et même jusqu’au plus haut niveau de l’État, pourchassent les élus, squattent les cercles de réflexion et les colloques. Leur discours, qui ressasse les vertus de la pensée rédemptrice, commence à passer, c’est une évidence.
Penser n’est pas une compétence fondamentale
Oui, leur discours passe. Et mon histoire triste s’arrête là.
À l’occasion de la conférence de rentrée, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a déclaré ceci à propos des fondamentaux :
« Lire, écrire, compter, et penser : voilà ce que nous tenons à faire acquérir à chaque élève. Lire, c’est savoir déchiffrer des textes, en saisir les nuances, s’ouvrir à des écrits des siècles passés comme à des œuvres contemporaines. Écrire, c’est argumenter, décrire, et s’exprimer. Compter, c’est acquérir des connaissances mathématiques solides, sans occulter l’étymologie latine du verbe, “computare”, qui a donné en anglais “computer”, ordinateur. En abordant le numérique, la programmation et ses enjeux, nous donnons à nos élèves le moyen d’être acteurs et penseurs de cette révolution technologique, et non plus des usagers passifs. Enfin, penser, c’est conférer du sens au monde qui nous entoure et à notre inscription en son sein. »
J’ai corrigé les fautes d’orthographe et de ponctuation.
Tant qu’à mentionner l’étymologie de « computare » qui a effectivement donné « compter » en français, notre ministre aurait été bien avisée de faire remarquer que ce mot latin est aussi à l’origine du verbe « conter ». Mais le conseiller en charge du français devait être absent à la préparation du discours, comme celui qui s’occupe de l’éducation aux médias et à l’information car cette dernière est passée à la trappe. Celui qui avait rencontré nos lobbyistes était présent en revanche, qui a su convaincre notre ministre de reprendre leurs éléments de langage. Et ça donne le salmigondis ci-dessus, dont le flou sur le sens de « numérique » qui laisse à penser que ce dernier est plus une révolution technologique qu’une révolution sociale, sociétale ou culturelle.
Le plus triste est que les recteurs répètent docilement les mêmes éléments de langage dans les réunions académiques.
Ainsi « penser » comme un informaticien serait devenu par miracle une compétence fondamentale, qui ferait de ceux qui savent faire des acteurs et non des usagers passifs… Je ne sais pas pour vous, mais si penser est pour moi une étape indispensable à une réflexion plus aboutie, je l’espère, le processus de création met en jeu beaucoup d’autres compétences complexes dont certaines font appel à mon environnement. Ainsi produire implique ce travail préalable mais aussi la recherche d’un contexte, de références, de modèles peut-être, contraint à analyser et à formuler les items d’une démarche ordonnée, à collaborer enfin, condition absolument nécessaire à l’heure numérique.
Penser n’est donc qu’une étape, sans doute préalable à la réflexion et à la production, mais juste une étape, et certainement pas une compétence fondamentale à l’égal des trois précitées. Et puis surtout, l’engagement qui est la seule condition pour cesser d’être un usager passif, mobilise un grand nombre de compétences nécessaires à la formation du jeune citoyen. En juin dernier pourtant, il m’avait semblé, à l’écoute du discours de la ministre (1), qu’elle avait compris que l’évolution de l’Internet contribuait à réduire les utilisateurs au triste rang d’usagers consommateurs et exhorté fort justement ceux qui travaillent à l’acculturation numérique globale des jeunes à promouvoir et faciliter la production, la création, l’engagement des jeunes.
On parle bien de l’engagement, dans une démarche proactive, globale et complexe, pour changer de posture et devenir un citoyen numérique… Une réflexion à la hauteur des enjeux et pas ce triste et ridicule retour à une pensée informatique incompréhensible. Contrairement à ce que disent les écrivaillons de la ministre, on ne confère du sens au monde et on s’inscrit en son sein qu’en confrontant son opinion à celles des autres et en publiant. En contant.
C’est savoir publier qui devient une compétence pour le citoyen
Curieusement, en proposant, avec et après d’autres, que publier soit inscrit en toutes lettres dans le socle de compétences, de connaissances et de culture, où sa présence est réelle quoique très discrète, je n’imaginais pas que les choses iraient si vite. En effet, çà ou là, à l’occasion des rencontres dans des réunions, des colloques, des conférences, je n’entends que des encouragements à ce sujet qui me font aujourd’hui bien plaisir et me laissent espérer des jours meilleurs. J’aurais eu raison, me dit-on…
Et pourtant, j’avais prévenu (2, 3, 4).
J’aimerais rappeler, si vous ne m’avez pas déjà lu à ce sujet, qu’il existe aujourd’hui une circonstance historique qui permet à chacun, chaque citoyen du numérique et de l’Internet, d’exercer enfin et sans limites une liberté fondamentale, la liberté d’expression associée à la liberté d’opinion. Pour la première fois, chacun peut aisément et gratuitement, dans la mesure où il accède à Internet, porter son opinion à la face du monde et la confronter à la critique et possiblement à la contradiction d’un auditoire universel.
Cet exercice n’est pas sans risques, surtout quand on n’a pas appris à le faire. La liberté d’expression doit impérativement s’enseigner, aujourd’hui plus que jamais, rappelais-je récemment (5). Il ne se passe pas une journée sans que l’on évoque les abus de cette liberté ou qu’on prenne conscience que c’est un droit qu’il convient de défendre contre tous les obscurantismes. On a vu aussi comment des professeurs, oui des professeurs, s’avéraient incapables de mettre un frein à des comportements très inadéquats sur certains réseaux sociaux. C’est une litote.
On comprend alors mieux que publier, qui ne consiste pas seulement à écrire, doit nécessairement s’enseigner et s’apprendre. Les jeunes, faut-il le rappeler ?, ont des pratiques numériques et sociales massives qui s’inscrivent dans un accès incertain et perturbé aux médias et à l’information, sans guère de médiation. Tous produisent des médias divers, sous toutes les formes et sur tous les supports. Ils n’ont jamais autant écrit, pas pour eux-mêmes, mais pour les autres, leur entourage, des textos, des commentaires, des informations, des messages divers, en mode synchrone ou asynchrone. Ils n’ont jamais autant produit d’images ou de vidéos sur Snapchat, sur Instagram, sur Youtube, etc.
Et pour publier, il est indispensable d’acquérir une culture numérique globale, de se référer au droit, à la culture, à la politique, à l’économie, à, la langue française, de s’intéresser enfin à ce qu’il y a derrière l’écran, de décoder, de comprendre la logique des algorithmes. De faire les choses à l’endroit et dans le bon sens, de comprendre où sont les enjeux.
Et de cesser de penser pour commencer enfin à faire, à conter. Ou raconter.
Michel Guillou @michelguillou
- « Sortir de cette logique d’usage et engager les jeunes à être des acteurs d’Internet » http://www.culture-numerique.fr/?p=5019
- Apprendre à publier à 10 ans, n’est-ce pas trop tôt ? http://www.culture-numerique.fr/?p=4154
- Socle : tous les élèves doivent savoir publier http://www.culture-numerique.fr/?p=843
- Publier et collaborer plutôt que d’utiliser et consommer http://www.culture-numerique.fr/?p=216
- La liberté d’expression doit impérativement s’enseigner http://www.culture-numerique.fr/?p=2562