Elle pose en miroir l’autre question qui est de savoir quel est le niveau et le degré de contrôle que peut légitimement exercer le politique sur les mêmes algorithmes, a fortiori dans la mesure où ceux-ci exercent un contrôle souvent illégitime sur nos vies. Une question que l’on peut décliner autour de 3 axes : le lieu, le lien, la loi.
La loi.
Récemment, Google acceptait et/ou se voyait contraint, pour la première fois de son histoire, d’afficher en page d’accueil de son moteur une condamnation judiciaire pour manquements à la loi "informatique et liberté".
Depuis longtemps (au moins 3 ans), la commission européenne, saisie par des plaignants accusant le moteur de recherche de favoriser ses propres services dans l’ordonnancement des résultats de recherche, avait entamée une procédure lui permettant d’instruire un dossier concernant un abus de position dominante de Google sur le marché publicitaire. Dossier qui vient de donner lieu à un accord** à ma connaissance aussi historique qu’inédit puisque le moteur s’engage apparemment à réorganiser complètement l’affichage desdits résultats pour laisser justement une part à d’autres services concurrents. Exemple, pour des résultats issus de Google Maps on aura une visibilité garantie de même niveau pour PagesJaunes, ViaMichelin et Yelp :
** On trouvera en ligne le communiqué de presse de la commission, ainsi que le texte intégral de l’accord (.pdf) depuis le blog officiel de Google.
Le coeur de Google dispose de 2 ventricules. Le premier est celui de son algorithme, le second est celui du choix et du dispositif d’affichage des résultats et de la hiérarchisation entre liens organiques et sponsorisés. Pour éviter une sanction économique, Google s’engage donc à considérablement modifier ce second ventricule, sur injonction politique. Il s’engage à changer son moteur. Dans le texte intégral de l’accord, Google revient longuement sur le traitement réservé à ce qu’il nomme les "liens rivaux" ("rival links"), nous renvoyant du même coup, même de manière simplement allusive, à ce qui est en fait la problématique clé derrière cet accord, à savoir
Même si cet accord est encore loin d’être définitif et qu’il ne fait pas l’unanimité au sein même de la commission européenne puisqu’il permettrait à Google de s’en tirer sans aucune pénalité financière (il risquait
tout de même de devoir débourser 5 milliards de dollars ou10% de son chiffre d’affaire selon d’autres sources), il n’en reste pas moins historique car il s’agit de la première décision politique obligeant un moteur à caler ses
exigences et routines algorithmiques (même si l’on ne parle ici que de l’affichage des résultats) sur un cadre économique (concurrence libre et non-faussée) lui-même édicté et décidé par le politique. A ce titre il est la preuve que sur d’autres questions et d’autres enjeux moins économiquement marqués (données personnelles par exemple, jouissance pleine et entière de biens immatériels dûment acquittés par exemple aussi, problématique des biens communs en général), il est toujourspossible d’agir ; la preuve que le politique a son rôle à jouer ; la preuve que l’opacité nécessaire au secret industriel n’est pas contradictoire avec la transparence nécessaire des pouvoirs de contrôle et la mise en oeuvre de régulations politiques. Y compris quand il s’agit d’infléchir ou de contraindre la 2ème plus grosse capitalisation boursière de la planète.
Le lien.
Ainsi contraint d’afficher comme autant "d’alternatives" ces liens rivaux que jusqu’ici "il ne saurait voir", et s’attendant naturellement à se trouver dans une situation l’obligeant à le faire, Google réfléchit de toute façon de manière permanente sur l’optimisation de sa régie publicitaire. J’avais déjà eu l’occasion, il y a deux ans, de démontrer ici que l’arrivée du Knowledge Graph et de son pavé sémantique allait en fait permettre presque paradoxalement d’afficher davantage de publicité sur le segment médian (statistiquement le plus important) de l’ensemble des requêtes. SearchEngineLand nous rappelle que Google inclus désormais au sein même du pavé sémantique des liens publicitaires renvoyant à son écosystème de services (Google Play en l’occurence).
COLOSSE AUX LIENS D’ARGILE. En corrélant cette info à l’accord trouvé avec la commission européenne, on est au plus près du délicat équilibre consistant pour ce colosse aux liens d’argile, à sans cesse déplacer, déporter, ré-ancrer les stratégies attentionnelles se rapportant à l’affichage des liens dans l’espace sémiotique immensément restreint et algorithmiquement contraint de ce qu’est une "page" de résultats. Et désormais politiquement régulé et contrôlé.
Un équilibre d’autant plus instable que les liens hypertextes sont eux-mêmes en liberté conditionnelle depuis le récent arrêt Svensson, lumineusement chroniqué par Lionel Maurel.
Le lieu.
Ou plus exactement l’adresse. L’adressage. L’URL. Le DNS. Le nom de domaine. Il est un fait établi que la gouvernance d’internet passe, notamment, par la main-mise de l’ICANN sur la mise en place et la gestion desdits noms de domaine. Lesquels ont déjà été largement étendus au-delà des 7 extensions d’origine, mais vont, entre 2014 et 2015, s’enrichir de ... plus de 1400 nouvelles extensions !! Au-delà des enjeux techniques (et marketing et de positionnement #ettoussa) il faut rappeler qu’au travers de ces extensions gérées par l’ICANN, c’est tout le système de gouvernance politique d’internet qui est en jeu, nombre de voix souhaitant s’affranchir d’une gouvernance de facto américaine, l’ICANN étant lui-même techniquement sous le contrôle du département américain du commerce.
URL ? Usages Règlements Lois
Il y a d’un côté les normes, celles qui sont édictées "d’en haut", et celles qui, "d’en bas", "par l’usage", finissent par devenir "la" norme (sociale, comportementale, etc.). Il y a la Loi, les lois, qui relèvent de la seule sphère du politique. Et il y a cet entre-deux, ce go-between que constituent les "réglements", les "policies". Règlements le plus souvent "intérieurs", qui s’efforcent tant bien que mal de rester inscrits dans le cadre général de la loi tout en tolérant (ou pas) certains usages les plus souvent non-inscrits ou prévus par et dans la loi.
<PLOUF> Je prends juste l’exemple de la piscine municipale. Une piscine municipale dispose d’un réglement qui interdit par exemple les "shorts de bains" au profit des "slips de bain". Il n’y a pas de loi (à ma connaissance) interdisant d’entrer dans une piscine en short de bain. Ce réglement s’est constitué sur un usage constaté ("ouah l’autre hé il se baigne avec son calbut c’est dégueu") et reste négociable selon les usages (la limite en termes de centimètres entre le short acceptable et non-acceptable peut évoluer et reste parfois négociable). </PLOUF>
Et là vous vous dites : "Non mais qu’est-ce qu’il raconte avec ses histoires de piscine et de slips de bain ?" Je raconte que Google vient, dans le cadre du déploiement de ses Google Glasses, de publier un code de bonne conduite, un réglement donc, accessible ici. Il est pour l’instant assez sommaire, mais je prends le pari qu’il va considérablement s’alourdir en fonction de l’adoption réelle de ce dispositif dans les usages.
Et je reviens au sujet principal de ce billet : le problème de l’action politique sur les algorithmes. La question de la légitimité de cette action, vient précisément de la frontière délicate entre usages, réglements et lois. Pas davantage qu’il n’a le temps ou l’intérêt de légiférer sur le port et la taille des slips de bains en piscine municipale, avec les grands écosystèmes numériques constitués autour d’une panoplie de services disposant eux-mêmes de leurs propres réglements intérieurs, le politique est contraint de naviguer en permanence entre ce qui pourrait relever de la légitimité d’une réflexion législative, ce dont il doit se saisir du fait de l’observation de nouvelles normes sociales de facto constituées sur des usages massifs, et ce sur quoi il ne peut par définition pas intervenir puisque cela relève de la seule compétence intérieure des écosystèmes concernés (leurs "règlements" et autres "CGU"). Mais, et l’exemple du réglement ou code de bonne conduite des Google Glasses est particulièrement parlant, certains usages ne relevant normalement que des CGU et autres réglements intérieurs impactent aussi, de fait, un grand nombre de pratiques sociales qui, elles, doivent être légitimement encadrées par la loi. C’est de cette hybridation que naît la complexité qui permet à la fois aux grands ou petits écosystèmes numériques de naître et de prospérer "à l’abri" des lois, et qui conduit également, à l’autre bout de la chaîne, à des situations ubuesques ou préoccupantes (comme celle des données personnelles, de la sur/sous-veillance, etc.), le jour où lesdits écosystèmes atteignent une taille critique qui les oblige à se confronter à la loi.
L’action politique doit alors se caler sur un credo qui pourrait, à mon avis, se résumer ainsi :
- faire en sorte qu’aucun "réglement", qu’aucune "policy" ne puisse, par la masse des utilisateurs concernés et/ou le volume des données traitées et collectées, se substituer à la loi, ou "faire loi".
- proposer un cadre juridique ouvert à chaque fois que cette situation de bascule est sur le point de se produire, qu’elle semble instituer de fait de nouvelles "normes" sociales avérées, ou qu’elle pointe un manque patent ou une inadaptation flagrante de la loi.
- Partir des usages constatés et non des lois pré-existantes pour proposer une réglementation de l’espace public de diffusion et d’accès aux informations ou aux biens culturels immatériels (l’exemple type étant celui de l’établissement des licence Creative Commons)
La question de la re-territorialisation de cet espace qu’est le web est une arme à double tranchant (cf ce vieux billet toujours d’actualité).
D’un côté, elle installe les grands écosystèmes dominants comme autant de "gatekeepers" contrôlant la circulation, la diffusion et la monétisation de l’ensemble des produits des grandes industries culturelles (livres, TV, cinéma) au gré d’accords commerciaux avec éditeurs et ayants-droits dans tel ou tel pays, à telle ou telle échelle.
De l’autre côté, cette territorialisation les expose symétriquement à l’exercice d’un droit de regard et de contrôle lié à une gouvernance politique, qui si elle préfère souvent se soumettre aux mêmes lobbys des éditeurs et ayants droits, ne peut totalement ignorer les aspirations ou les interpellations de la société civile (sur la question des données personnelles par exemple, cf exemple 1 de la CNIL) ou du tissu économique (cf exemple 2, la place des liens "rivaux").
Attention au réseau.
L’avenir du web comme média, et d’internet comme espace d’expression n’est pas à rechercher du côté d’une stabilité ou d’une réalité juridique idéalisée ("il faut civiliser internet") : qu’il demeure un espace déterritorialisé est utopique, mais qu’il ne devienne que le prétexte de nouvelles reterritorialisations serait l’occasion rêvée de nombre de dystopies.
L’avenir de cet espace peut se résumer à une formule : "un homme, une page, une adresse", à 6 principes (ceux de l’hypertexte décrits par Pierre Lévy), et à notre "attention au réseau" c’est à dire à la plasticité que nous serons capables de maintenir pour qu’au sein de cet espace puisse encore et de manière continue, se produire une alternance de dé-territorialisations et de re-territorialisations qui nous permette de vivre encore nombre de navigations hasardeuses, de nous fondre au sein d’agencements collectifs d’énonciation en renégociation permanente, de nous abstraire d’un horizon au-delà duquel "il n’y aurait plus que des réponses". Dans ce projet, le politique doit tenir toute sa place, qui est d’abord de créer les conditions permettant à ces substitutions d’opérer, à ces glissements de se produire, à cette stabilité de demeurer hors de portée. Une sorte de "fair-use policy" d’une dérégulation des usages.
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Post-blogum : hasard de nos calendriers de publication respectifs, Lionel Maurel publie aujourd’hui sur son blog un article qui illustre et exemplifie parfaitement ce que je tente d’expliquer : "Droit d’auteur et corruption de la démocratie."
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014