En dépit de la fragilisation des frontières qui ont longtemps façonné et garanti aussi bien l’indépendance de la presse et l’universalité de la recherche que l’autorité de la connaissance académique et la domination culturelle des élites, les institutions liées à la production et à la diffusion de la connaissance et de l’information restent soumises à la double injonction de respecter à la fois les intérêts économiques qui les financent et les intérêts démocratiques qui les légitiment. Écartelées par des champs de forces contradictoires, elles commencent à se forger de nouveaux rôles, parfois au prix d’une bipolarisation paradoxale.
Une « levée de dégénérescence »
Ce que la physique quantique appelle « levée de dégénérescence », moment où l’état d’un système se scinde en plusieurs états différenciés sous l’effet d’une perturbation extérieure, semble en effet affecter de manière similaire les médias, la culture scientifique et technique et la recherche académique.
Ainsi, alors que les grands médias sont rachetés par des groupes de presse liés à des intérêts industriels majeurs, des sites d’information indépendants naissent sur la toile et des journalistes déposent sur les réseaux sociaux des contre-investigations en réponse à des articles de la presse traditionnelle. Un exemple récent est documenté sous le hashtag #ContreEnqueteWS. Cette contre-enquête, publiée sur Periscope et Twitter en réaction à un article du Figaro Magazine qui présentait la ville de Saint-Denis comme la Molenbeek française, est magistralement décrite dans l’émission Vertigo de la RTS Suisse.
De même, c’est bien en réaction à un système financier international ayant réussi à se prémunir des investigations des médias traditionnels que sont nées des organisations telles que WikiLeaks ou l’ICIJ qui, bien que constituées de grands médias internationaux, en transcendent les rédactions.
(La une du Figaro Magazine, vendredi 20 mai 2016.)
Du côté de la culture scientifique, alors que des grands musées nationaux doivent composer avec l’investissement (dans les deux sens du terme) de grands groupes industriels dans la conception de leurs expositions, d’autres développent la « muséologie participative » destinée à donner aux citoyens la possibilité de coproduire des connaissances sur la science et la technologie en société.
De même, alors que le monde associatif lutte contre l’assèchement des petits financements garants de leur créativité et de leur diversité, sous l’effet de la concentration des ressources publiques au sein de collectivités ou d’agences de l’État qui financent de moins en moins les petits projets, le mouvement des « makers » dynamise les réseaux de la culture scientifique et technique en lui offrant des perspectives de modèles économiques diversifiés, fondés sur un esprit collaboratif et « open source ».
Du côté de la recherche, alors que les thématiques scientifiques à impact économique majeur sont investies par les capitaux privés ou les programmes européens qui engloutissent des milliards d’euros (au détriment de thématiques de recherche moins à la mode qui souffrent elles aussi de la concentration des moyens financiers), sans espoir pour la société civile de pouvoir se prononcer un jour sur la pertinence des choix technologiques qu’ils préparent pour son avenir, des mouvements tels que la « science citoyenne » associent des chercheurs, des associations, des groupes concernés, des passionnés, au sein de structures de recherche alternatives « agiles » parfois capables d’imposer leurs modes de fonctionnement à de grands groupes industriels.
Ainsi, la communauté scientifique résiste-t-elle avec de plus en plus d’agacement au pouvoir des éditeurs des revues scientifiques et des maisons d’édition (auprès desquelles les moyens financiers du chercheur accroissent sensiblement ses perspectives de publication) en développant leurs propres circuits validés par les pairs, le plus souvent en « open access ».
Ce faisant, on observe que ces acteurs de la science, de la culture, de la communication et des médias, bien que fortement soumis à l’influence des acteurs économiques, sont amenés à dépasser largement leurs rôles traditionnels en devenant eux-mêmes, par leur ouverture à la société civile et en réaction à l’establishment dont ils dépendent pourtant en très large part, des acteurs sociaux majeurs et des agents de changement déterminants.
L’école en reste
Qu’en est-il de l’école ? De tous temps, elle a assuré le renouvellement de la société, mais peut-être un peu trop souvent avec le souci de transmettre la culture, les savoirs et les valeurs d’hier plutôt qu’avec celui d’anticiper les besoins de demain. Or, en vertu de ce qui précède et au regard des enjeux auxquels sont confrontées les sociétés occidentales, on peut légitimement se demander si, comme la recherche, les musées et les médias, l’école ne devrait pas devenir un acteur plus proactif pour se donner les moyens de réellement « faire société ».
Ça et là, des initiatives émergent mais une véritable vision prospective cède souvent devant des réflexions à court terme, que ce soit sur les usages du numérique, les apprentissages fondamentaux ou l’enseignement du civisme. Or si l’école ne contribue pas davantage à changer la société, c’est la société qui changera l’école, et peut-être plus radicalement qu’on ne le croit. Car elle aussi est soumise à ces intérêts divergents que nous mentionnions plus haut, tiraillée entre l’optimisation de la formation à des fins économiques (dont fait partie la formation des élites, si importante en France) et la construction de la citoyenneté et de l’harmonie sociale (qui passe notamment par la stimulation de « l’ascenseur social »).
Bien plus, on voit poindre dans les pays européens le risque de voir l’école (re)devenir la cible de mouvements politiques ou religieux défendant des intérêts particuliers, étendant et distordant le principe de laïcité jusqu’à réclamer l’exclusion de l’école de toute manifestation sociale ou culturelle qui soit contraire à leurs valeurs spécifiques. La vive contestation suscitée par la reconnaissance par l’école d’une différenciation entre sexe et genre en constitue l’un des plus emblématiques exemples.
Enfin, nombreux sont ceux qui parlent déjà de l’abandon du modèle des « brick and mortar schools » (1), lui substituant des formes d’éducation totalement renouvelées. Ainsi, dans le rapport d’enquête « Education in 2030 » du World International Summit on Education (WISE) (2), publié en 2014, peut-on lire : « No more “teachers”, lectures or imposed curricula: the brick-and-mortar school will no longer be a place where students are taught theoretical knowledge, but instead a social environment where they receive guidance. Innovation, not only technological but also social and pedagogical, will help transform the traditional “classrooms” into future “meeting rooms” where cooperative learning takes place . »
S’approprier le changement
L’école est prise dans ces mouvements, qu’elle le veuille ou non. Pour ne pas les subir, il lui faut donc se les approprier. En adoptant une véritable vision prospective sur les besoins de la société d’une part, tant au niveau de ses contenus que de la formation des enseignants, et en s’inspirant des exemples de la recherche, de l’édition, des musées et de l’éducation informelle en général, des médias enfin, qui ont déjà entamé leur transition par une conscientisation et une appropriation des nouveaux enjeux.
Stimuler cette réflexion et accompagner l’école dans cette mutation, par des éclairages mettant en lumière les changements et les initiatives qui en relèvent, tel est l’objet de cette nouvelle chronique. Régulièrement, un article portant sur l’éducation et la culture scientifique, la créativité, le rapport au savoir, la formation des enseignants, le numérique, la communication de la recherche ou la démocratie technique viendra y stimuler la réflexion sur les futurs de nos rapports à la connaissance et à l’information.
(1) Dénomination conférée à l’école traditionnelle faite de briques et de mortier, de salles de classes, de professeurs responsables de groupes d’âges homogènes et d’enseignements disciplinaires cloisonnés, par opposition à l’enseignement en ligne.
(2) Le sommet WISE est financé par la fondation du Qatar, la banque Santander, ExxonMobil ainsi que divers autres partenaires.
Auteur de cet article : Richard-Emmanuel Eastes
Chercheur associé au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel (Suisse) - Chercheur associé au Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève
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Dernière modification le jeudi, 06 avril 2017