Petit à petit cependant, l'idée s'est installée que la tâche de ces spécialistes insuffisamment nombreux, devait être accompagnée par une demande de plus en plus forte d'intervention des personnels enseignants. Notons que c'était depuis longtemps le cas dans les collèges et lycées privés sous et hors contrat d'association avec l'Etat qui, sauf cas particuliers, ne disposent pas de "co-psy" en leur sein, et de ce fait, ont depuis fort longtemps dû recourir à des "faisant fonction de conseiller d'orientation" issus d'autres catégories de professionnels de l'éducation (professeurs, documentalistes, conseillers d'éducation, préfets des études, responsables de niveaux ...)
La création des professeurs principaux, dans les années 1980, avait cependant suscité une ouverture, un certain nombre de professeurs étant invités à prendre en charge cette mission qui comporte un volet orientation. Longtemps affaire de professeurs volontaires, elle s'est rapidement étendue à une forte proportion d'entre eux, parfois "volontaires forcés".
La réforme des lycées actuellement engagée par Jean-Michel Blanquer place l'orientation au centre des missions de l'établissement scolaire, et pour cela désigne clairement l'ensemble des professeurs (et pas uniquement les professeurs principaux) comme acteurs majeurs de la mise en œuvre de ce qu'il est convenu d'appeler "l'accompagnement à l'orientation", tout en rappelant que désormais "l'orientation est l'affaire de tous". Or, il faut bien prendre acte du fait qu'une importante partie des professeurs sont plus ou moins fortement réservés, voire opposés à une telle évolution, estimant ne pas avoir été préparés à une telle tâche ou même pour certains, qu'elle ne ferait pas partie de leurs obligations de service.
Il résulte de ce diagnostic que la question de savoir ce qu'il est raisonnable de demander à des professeurs de l'enseignement secondaire en matière d'orientation (et donc d'en fixer clairement les limites) est fondée. C'est ce que nous vous proposons d'examiner.
1. Pourquoi choisit-on le métier de professeur de l'enseignement secondaire ?
Diverses études ont été réalisées sur cette question. Leur lecture comparative fait ressortir un facteur motivant principal très puissant : le goût pour un champ de connaissance disciplinaire ou pluri disciplinaire (selon ce que l'on envisage d'enseigner). D'autres facteurs interviennent certes, mais celui-là est fondamental. Les professeurs de l'enseignement secondaire furent pour la plupart de bons ou assez bons élèves tout au long des années collège/lycée. Ils y ont découvert un champ de connaissance qui les a fortement intéressé. Ils ont généralement fait des études supérieures centrées sur ce champ de connaissance et y ont bien réussi. Au cours de ces études, ils ont progressivement élaboré le projet de devenir professeur spécialisé dans le domaine de connaissance qui leur a si bien convenu, et pour cela ont préparé avec succès un concours de recrutement de professeurs de l'enseignement secondaire.
Tant au cours de leurs études supérieures que pour la préparation des épreuves de leur concours, l'accent principal (voire unique) a été mis sur l'acquisition du savoir universitaire (ce que certains nomment le "savoir savant") requis pour bien dominer les programmes de leur enseignement secondaire. Ils ont en outre appris l'art subtil de la translation didactique qui est la capacité de transformer par leur pratique pédagogique quotidienne ces "savoir savants" en "savoirs absorbables" par des élèves de collège et lycée.
Force est de constater que durant ces cursus, peu de choses leur ont été transmises qui les prépare à prendre en charge diverses activités inhérentes au métier d'enseignant et qui sont de l'ordre non du disciplinaire, mais du transversal. De plus, en France, l'orientation est une des grandes absentes de la formation initiale des professeurs de l'enseignement secondaire. Il est donc logique que la montée de l'exigence d'intervention dans ce domaine prenne un certain nombre de ces enseignants à rebrousse poil.
2. Qu'est-il besoin de faire en matière d'orientation scolaire ?
Le champ global de l'orientation scolaire est beaucoup plus vaste et complexe qu'il n'y parait à premier abord. Trois grands piliers soutiennent cette démarche d'accompagnement des élèves :
- La connaissance des itinéraires de formation
- La connaissance des métiers
- La connaissance de soi (le "soi" étant l'élève)
Notre point de vue est qu'autant il est fondé de demander aux personnels enseignant de s'investir sur le champ de l'information relative aux métiers et itinéraires de formation, autant on peut être réservé à l'idée de leur demander d'agir sur le terrain plus sensible de la connaissance de soi.
- Le champ de l'information sur les métiers et les formations est psychologiquement relativement neutre. Il demande certes des connaissances , mais rien qui ne pourrait être acquis par la formation continue, institutionnelle ou personnelle. On gagnerait cependant à ce que cette demande d'intervention des professeurs soit autant que possible fondée sur les domaines d'enseignement de chaque enseignant : en quoi un professeur d'économie-gestion ne serait-il pas capable d'informer des élèves (pas uniquement les siens) sur les carrières et les formations au management de entreprises, à la comptabilité ... ; est-il absurde d'imaginer qu'un professeur de physique-chimie puisse apporter sa contribution à une meilleure connaissance des métiers et des formations aux sciences de l'ingénieur ... ? Cette logique peut évidemment être déclinée pour chaque enseignant. De telles interventions des personnels enseignants gagneraient à être mutualisées, au sein de l'établissement et par mise en réseau d'établissements voisins.
- Tout autre chose est le domaine de l'accompagnement des élèves vers la connaissance de soi. Inciter les enseignants à agir sur un tel terrain c'est leur demander de faire comme s'ils étaient porteurs du statut de psychologue, ce qu'ils ne sont pas. Nul ne nie l'importance de ne pas oublier cet aspect du nécessaire accompagnement des élèves en matière d'orientation : la connaissance des métiers et des itinéraires de formation est chose nécessaire, mais non suffisante. Il faut donc aussi que des experts puissent les accompagner vers leur vérité profonde : c'est le principe du "connais toi toi même" des philosophes antiques. En toute logique, on élabore plus efficacement son projet d'orientation lorsqu'on est porteur d'une bonne connaissance de soi. Mais peut-on demander à un professeur de se livrer à un tel exercice ? Nous ne le pensons pas. Rappelons que nos collègue "psychologues scolaires" (ex "conseillers d'orientation-psychologues") sont en France formés sur un socle fondamental de licence en psychologie. En outre, leur formation en cinq ans (niveau CAPES) les a dotés du statut de psychologue. Ils ont donc compétence pour accompagner les élèves dans les trois domaines complémentaires que nous venons d'évoquer. Mais surtout, concernant l'accompagnement vers une meilleure connaissance de soi, ils sont formés pour savoir agir avec doigté sur un domaine qui est très sensible, tout particulièrement en ce qui concerne des adolescents âgés de 14/20 ans. Bien plus, ils savent tenir compte du code déontologique qui régit ce type d'approche ... toutes choses qui font largement défaut aux personnels enseignant.
3. Que dit la réglementation officielle ?
Beaucoup de professeurs l'ignorent, mais il existe divers textes réglementaires qui codifient le champ de leurs obligations de service.
En particulier, il existe un "référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation" (arrêté du 1er juillet 2013, publié au Journal Officiel de la République Française du 18 juillet 2013, et au Bulletin Officiel de l'Education Nationale N° 3 du 25 juillet 2013). Dans la partie consacrée aux "compétences communes à tous les professeurs", il est écrit que les professeurs doivent "contribuer à l'information des élèves sur les filièers de l'enseignement supérieur". Tel que rédigé, ce texte appelle plusieurs commentaires et observations.
Globalement, il est fortement restrictif au regard des demandes réelles qui sont de plus en plus adressées aux enseignants en matière d'orientation.
- Il y est question d'une simple contribution, ce qui signifie que ce champ d'activité ne saurait reposer sur leurs seules épaules. L'orientation devant être "l'affaire de tous", il est important que sa charge soit équitablement répartie, entre les enseignants eux-mêmes bien sûr (y compris lorsqu'ils ne sont pas professeurs principaux), mais aussi en prenant en compte les contributions que peuvent apporter les personnels dits de "vie scolaire" (notamment les conseillers principaux d'éducation et conseillers d'éducation), mais aussi les personnels de direction et leurs adjoints, voire certains personnels administratifs. Cette réflexion concerne également les familles qui ne sauraient se contenter qu'un tel accompagnement ne se réalise que dans le cadre scolaire.
- Il est clairement dit qu'il leur est demandé d'informer, rien d'autre. Pour revenir sur les questions évoquées dans la partie précédente, cela signifie qu'il n'est pas envisagé que les professeurs agissent sur le plan de la connaissance de soi. Cette prudence des rédacteurs de ce texte corrobore notre point de vue sur cette question.
- L' information que les professeurs ont vocation à diffuser ne concerne officiellement que les itinéraires de formation, et non la connaisance des métiers.
- Enfin, on évoque uniquement la nécessité d'informer les élèves sur les filières d'enseignement supérieur. Etonnamment, rien n'est dit concernant l'information sur les filières post collège.
Ainsi, le référentiel que nous venons de présenter se montre beaucoup moins ambitieux en la matière que ce que chacun peut de plus en plus observer sur le terrain de son établissement. Un indéniable décalage existe, qui donne à certains enseignants réfractaires le sentiment qu'une partie des demandes qui leur sont adressées sont abusives, et s'en servent comme un justificatif pour ne pas faire. D'autres par contre, sont dans une logique inverse et n'hésitent pas à se donner plus largement malgré le côté restrictif du référentiel métier. Suggestion : il serait évidemment bon qu'un nouveau référentiel soit rédigé, afin d'actualiser le champ de l'action que l'on attend des professeurs dans le domaine de l'orientation. En l'état actuel de ce texte, il y a la une contradiction restrictive qui doit rapidement être levée.
Conclusion :
Reste le très sensible problème de la reconnaissance de cet important travail qui est de plus en plus demandé aux professeurs. L'orientation apparait aux yeux de beaucoup comme une charge supplémentaire qui mériterait sans doute un semblant de reconnaissance financière. Rappelons à cet égard que la France fait partie du groupe des pays développés qui rémunèrent le plus faiblement leurs enseignants. L'appel au "travailler plus sans compensation financière" que représente la demande croissante d'intervention des enseignants en matière d'orientation est aux yeux de beaucoup un motif supplémentaire pour ne pas ou peu s'engager sur ce terrain. Nous savons que le contexte budgétaire national n'est actuellement guère propice à ce qu'une réponse stimulante soit apportée à cette revendication, mais il nous semble qu'on n'obtiendra pas l'adhésion forte de la grande majorité du corps enseignant sans un geste significatif.
Bruno MAGLIULO
Inspecteur d'académie honoraire
Auteur, dans la collection L'Etudiant, de " Pour quelles études êtes-vous fait ?"
Dernière modification le jeudi, 27 septembre 2018