fil-educavox-color1

Le projet de la refondation de l’école m’a paru d’autant plus pertinent qu’il était inspiré par vos découvertes de la pensée de Ferdinand Buisson et de quelques autres parmi lesquels Jules Ferry et Jean Jaurès. 
Vous avez souligné la dimension spirituelle de leur pensée occultée depuis un siècle. J’en ai retenu le Sens et l’axe de cohérence : le « libéralisme spirituel » qui se retrouve d’ailleurs en filigrane du projet de loi à qui sait lire le Sens entre les lignes. 

La convergence avec mes travaux sur l’Humanisme Méthodologique m’a d’ailleurs amené à insister à chaque occasion sur le fond nécessaire à une refondation et sur l’étrange absence de toute discussion ou même évocation des sources de votre projet. Mais qui sait lire cela ou qui veut le lire ? Pourquoi n’est-ce pas repris et discuté pour inspirer et donner du souffle, de l’âme aux constructions et aux changements indispensables. Comme si l’esprit manquait à se communiquer alors qu’il est au principe même du projet.

La lecture de vos travaux sur Merleau Ponty, sur le politique et aussi différents interviews m’ont confirmé l’intérêt et la pertinence de votre ambition pour l’école et au-delà. Cela ne va pas sans questions et clarifications nécessaires. Je crois que certaines sont indispensables pour sortir de certaines impasses que l’on voit se matérialiser dans des blocages récurrents et dans une incompréhension générale qui me parait radicale.

De mon expérience, pour qu‘un projet de ce type réussisse il y a plusieurs conditions et notamment :
  • Un Sens qui soit partagé même intuitivement pour donner l’esprit et le souffle au projet
  • Une cohérence qui fasse que tous les actes, toutes les communications, toutes les actions soient inspirés du même Sens, sinon c’est la divergence des énergies et la paralysie qui sont probables.
  • Une mise en oeuvre qui prenne en compte stratégiquement les situations réelles et historiques pour trouver les voies et les moyens pertinents pour avancer dans le Sens voulu.
  • Une appropriation active du projet par les parties prenantes au travers des conceptions et réalisations nécessaires. C’est ce que l’on appelle concertation mais bien plus que les consultations habituelles.
  • Un processus de montée en puissance progressive par l’impulsion d’une dynamique de participation associée à la maturation du projet qu’il faut concevoir et piloter.
La clé c’est le Sens donné et la condition c’est le conSensus à développer pour la mobilisation créatrice des acteurs. Mais là il y a de sérieuses questions

D’abord le choix de l’autonomisation à l’inverse de la conformation. C’est tout à fait explicite dans la conception du libéralisme spirituel et les traductions que vous en faites dans le projet et notamment en posant le primaire comme priorité, conscient que le noeud du problème est le secondaire et même l’université. Le libéralisme spirituel c’est le contraire des dogmatismes. Vous en citez dans vos écrits : positivisme, rationalisme, matérialisme, scientisme, athéisme dogmatique, jacobinisme et bien sûr les dogmatismes religieux. L’autonomisation comme visée et comme processus est bien la colonne vertébrale du projet. Elle suppose une professionnalisation associée et une pratique réelle d’autonomisation avec tous les acteurs et notamment les acteurs de l’environnement local de l’école. Cette logique est tout à fait cohérente avec la logique d’ »empowerment » qui partout se dessine notamment avec les mutations qu’internet favorise. Il s’agit bien alors de l’autonomisation des personnes et des communautés de tous ordres et de toutes tailles et notamment les communautés locales (communes et autres communauté territoriales) et la communauté nationale. 

Mais alors peut-on refonder par décret, dans ce pays où le rôle du décret n’est pas habituellement d’inciter mais d’imposer comme un dictat tutélaire. Il pourrait y avoir contradiction entre l’esprit et la méthode. Comment pensez-vous le résoudre ? 

Ensuite vous affichez hier encore sur une radio votre attachement à l’individualisme et vous énoncez ce que vous croyez nécessaire, l’émancipation d’avec la famille et les cultures d’origine. Il y a là d’abord un problème du type de ce qu’un auteur (Hugues Lagrange) a appelé le « déni des cultures » que l’on reconnait comme une des causes d’échec de l’école. Alors les individus doivent-ils être extraits des communautés de vie qui sont les leurs pour être confiés à la tutelle de l’Etat dès l’école maternelle ? Ou alors ces communautés inscrites dans la cité (communauté locale) doivent-elles prendre en charge l’éducation des leurs avec l’école, considérant bien sûr toutes les échelles, du local au national et même l’international (Europe, internet). Là est la question de l’implication de « la société civile » dans son école. Le projet en donne des indications mais trop timides pour mobiliser des enthousiasmes. Mais il y a aussi une question corolaire, c’est la conception de l’individu que vous appelez individualisme républicain. Deux conceptions s’opposent.
D’abord l’individualisme libertaire jouissant d’un libre arbitraire souverain, éventuellement protégé par le cadre tutélaire de l’Etat, ce qui lui permet de rester mineur et immature. A l’inverse, un individualisme d’implication communautaire fondé sur le développement d’une liberté responsable. Elle est d’autant plus responsable que la conscience qui l’amène découvre les dépendances existentielles et les enjeux de développement humain des communautés de vie et de destin, héritées ou choisies. 

L’autonomisation des individus doit être selon moi associée à cette implication dans la communauté qu’est la cité et non tourné vers une libération fantasmée comme l’est un désir d’indépendance immature. S’il y a libération elle ne peut être que celle d’un libre arbitre éclairé et non d’un libre arbitraire. Là-dessus vos propos et références peuvent prêter à ambiguité s’ils ne sont pas éclaircis. C’est le deuxième questionnement que je vous adresse.

Enfin il y a une troisième dialectique qui me parait problématique dans votre démarche. La complexité, l’étendue, la profondeur du projet demandent un investissement colossal mobilisant talents, énergies, motivations, courage, créativité, ce qui d’ailleurs et de nature à créer une spirale vertueuse d’engagement et d’intelligence collective. Cette logique mobilisatrice est incompatible avec une logique de combat, de rapport de force, de règlement de compte et tout manichéisme diviseur. C’est bien un grave problème car les conflits, les rapports de force semblent bien souvent la principale mobilisation sinon motivation de la refondation. Je voudrais attirer votre attention sur ce qui me semble une erreur fatale. Vous semblez indiquer que des Jean Jaurès se sont trouvés supplantés par le courant marxiste (matérialiste donc). En effet Jean jaurès a cru que sans adopter la doctrine il pouvait attendre « le grand soir » pour que le peuple puisse ensuite s’engager dans le développement spirituel auquel il le voyait destiné. S’il faut détruire l’adversité avant de commencer, alors le combat, meurtrier comme le siècle précédent l’a bien montré, fera échouer toute espérance et le projet de refondation du même coup. C’est là un problème praxéologique, un problème de stratégie et de méthode. La fin ne justifie pas les moyens et le Sens porté par les moyens engage la fin. C’est une problématique historique pour laquelle il vous faudra choisir entre l’échec assuré et la réussite possible. Comment pensez vous résoudre ce dilemme. Comment la sérénité nécessaire à l’approfondissement des enjeux humains et la disponibilité à l’appropriation collective peuvent-être compatibles avec ce tribunal permanent des règlements de comptes entretenants des interprétations plus défensives que constructives. C’est bien aussi la conception du politique qui est en jeu.
Mes trois questions en résumé :
  • Comment pensez-vous pouvoir cultiver l’autonomisation autrement que par décret ?
  • Comment allez vous clarifier la figure de l’individu portée par l’école pour sortir de l’ambiguité entre un individualisme égo centré, « libéré » comme on disait en d’autres temps et un individualisme libre et responsable donc impliqué dans ses communautés de vie, d’activité et de destin, locales, nationale et internationales
  • Comment allez-vous échapper au tropisme des rapports de force au lieu de mobiliser les énergies pour construire.
Roger Nifle
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
Nifle Roger

69 ans chercheur indépendant.

Fondateur de l’Humanisme Méthodologique

Auteur du livre "Le Sens du bien commun" éditions du Temps Présent. Travaille sur la prospective d’une mutation, sur les plans politique, économique, éducatif, celui de la gouvernance communautaire, du développement approprié etc. sous l’angle d’un humanisme radical à contre courant des anti-humanismes contemporains.