Il ne s’agit même pas d’un monde différent qui est en cours d’écriture, mais d’une époque différente. Car c’est le temps qui est à l’oeuvre : l’accélération de la dégradation des conditions de vie sur terre s’amplifie. Donc les réponses doivent aussi prendre de la vitesse pour arriver au bon moment, c’est-àdire pas trop tard. Le monde ne changera pas, mais les conditions de vie, oui.
On peut voir la pandémie comme un révélateur de notre impréparation, de notre déni. On peut la voir comme un avertissement :
« Le grand problème qui se pose déjà, et qui prend une forme sans doute plus terrifiante encore que la pandémie, est celui du changement climatique (1). Un phénomène qui va demander aux populations à travers le monde non pas une évolution de leur vie quotidienne et de leurs comportements, mais une métamorphose ».
Dans un article du 1 hebdo paru en novembre 2021, Xavier Emmanuelli compare deux menaces non pas hypothétiques, non pas futuristes, mais déjà présentes dans nos vies.
La pandémie, bien sûr, dont nous voyons les effets concrets au quotidien : effets dramatiques (2), effets déstabilisants transformatifs sur le travail, l’éducation, la santé, passés dans des schémas écrans ou hybrides, effets positifs sur l’environnement, furtivement entrevus, dus à la suspension momentanée des activités humaines.
Deuxième menace, le changement climatique : le rapport entre les deux ? Pour parler clairement (3), nous voilà aux prises avec deux phénomènes d’ampleur transnationale, capables de désorganiser les sociétés et de tuer massivement.
Si l’on considère la pandémie comme un avertissement, c’est une forte invitation à agir.
Ce mot même de pandémie, formé sur le grec pan, « tout » et demos, « peuple » n’est pas juste car il ne désigne que la maladie elle-même, pas le vortex de conséquences qu’elle entraîne. Pourquoi ne pas parler de catadémie, sur le grec cata, « vers le bas » ou dysdémie, de dys « qui entraîne un fonctionnement difficile », plus explicites sur la réalité de notre vécu.
La lucidité constitue un élément clef pour ensuite aller de l’avant. Et cette lucidité passe par une façon précise et juste de nommer les choses et les concepts.
D’échapper à ce langage universel si confortable et si pernicieux, le bullshit (4) qui est une manière de ne pas avancer, de ne pas se confronter à de nouveaux problèmes et donc à de nouvelles solutions.
Glisser un problème sous une appellation déjà connue permet de dégainer la façon déjà connue de le résoudre. Exemple concret : le terme de « transformation digitale » a-t-il encore un sens ? À force d’être utilisé jusqu’à la nausée, par des secteurs, des fonctions, des entreprises, des coachs, des experts, n’a-t-il pas perdu toute substance ?
Si l’on s’interroge sur les termes de cette expression que l’on peut qualifier sans risque de galvaudée, il semble évident que le virus a opéré une transformation digitale de nos sociétés bien plus efficace que l’ensemble des formations, théories, conférences, brainstormings ou autres réunions sur le sujet. Pour autant, prendre la pandémie (5) comme modèle transformatif serait baroque et déplacé, eu égard aux malheurs qu’elle sème sur la planète.
Retenons simplement trois de ses caractéristiques et surtout les réactions qu’elles ont suscitées : la fulgurance, l’indifférence, l’imprévisibilité.
La fulgurance, qui a pris de court tous nos moyens de défense, a permis une recherche médicale à marche forcée pour les vaccins, une adaptation de chaque personne à de nouvelles règles sociales.
L’indifférence, évidente, car un virus n’a pas d’intention à part son existence, a suscité des réponses de grande ampleur de la part des pouvoirs publics, ciblant l’aide pour précisément rétablir une sorte d’équité entre les victimes économiques.
L’imprévisibilité des mutations, de la dangerosité, qui conduit à puiser dans ses qualités individuelles de courage, d’entraide, de résilience. Ces réponses d’ordre étatique, personnelles ou sociétales à la crise deviennent stimulantes à étudier si l’on considère cette pandémie comme un entraînement pour des crises globales plus graves encore, comme nous y invite Xavier Emmanuelli :
« L’épidémie aura été comme une répétition pour nos attitudes sociologiques et pulsionnelles face à ce drame immense, encore lointain mais qui s’avance. ».
L'autonomie Boîte de Pandore ?
"Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. » Marc Aurèle, Pensées pour moi-même
Les raisons de ne pas agir face aux bouleversements à venir ?
Optimiste : résiliente depuis ses origines, l’humanité s’en sortira d’une façon ou d’une autre.
Défaitiste : la partie, perdue d’avance, ne mérite même pas d’être jouée.
Autruche : merci le déni. Et surtout, pris dans les rythmes de nos vies personnelles, professionnelles, citoyennes, nous n’avons pas d’emblée la volonté, l’envie, le temps, les connaissances pour nous saisir des problèmes à résoudre.
Pourtant, nous sommes sans doute au meilleur moment pour le faire : tout d’abord parce nous avons expérimenté et ressenti un premier phénomène d’ampleur mondiale qui a rudement mis à l’épreuve nos systèmes et nous rappelle l’existence bien réelle de mega-accidents. Ensuite, parce que cette lame de fond, par son ampleur, sa durée, sa puissance a fragilisé de vieilles habitudes, des schémas éculés, des routines, que l’on pourrait aujourd’hui remettre définitivement en question et liquider sans grand effort.
Par exemple, dans le champ professionnel, les notions de confiance et d’autonomie semblent avoir pris la place de la hiérarchie et de la surveillance.
Une étude Harvard menée auprès de 5 000 personnes dans le monde met en avant le désir des « travailleurs » d’accéder à une flexibilité choisie, une autonomie sans obligation de présence physique dans les locaux de l’entreprise. Lorsque Apple demande à ses employés de revenir dans les bureaux au moins 3 jours par semaine, les démissions pleuvent (6).
Il ne s’agit pas à l’avenir d’abandonner le regroupement physique dans les locaux de l’entreprise, mais d’augmenter la part d’autonomie de chaque personne, qui peut choisir son temps et ses modalités de présence selon ses règles et son rapport à ses collègues.
Selon les chercheurs Richard Ryan et Edward Deci, l’autonomie (7), comprise comme autodétermination, est un « driver » plus puissant que la récompense. Ils définissent l’autonomie comme « the desire to be the causal agent of one’s own life ». Rendue réelle, elle favorise l’épanouissement personnel et donc la créativité et donc la productivité. Toutes les entreprises ne peuvent bien sûr pas fonctionner selon les mêmes règles, à chacune de trouver l’équilibre pour rester en forme, entre la formule haute grande autonomie + grande flexibilité (je peux travailler quand je veux, où je veux, avec accès illimité à mon bureau) et les règles plus contraintes, comme par exemple autonomie réduite + grande flexibilité (je dois travailler à distance mais où je veux).
Quelles que soient les modalités et les modulations entre autonomie et flexibilité, le fait de confier à une personne la responsabilité de savoir où et quand elle souhaite travailler concrétise les discours à ce sujet. Débattue en réunions, soupesée en brainstorming, examinée en comités, l’autonomie, à la faveur de circonstances exceptionnelles, peut trouver sa réelle existence.
On peut la prendre en compte à moitié, en restant un peu sur l’ancien modèle de la présence obligatoire et en accordant un peu de télétravail. Ou s’en saisir concrètement pour en faire une donnée de base de l’organisation de ce collectif qu’est l’entreprise. Dangereuse l’autonomie ?
En introduisant une force centrifuge irrésistible, elle remet inévitablement en cause l’entreprise traditionnellement centripète.
Nous pouvons déjà identifier 5 lignes de forces :
1/ Eclatement de la culture commune. Dans une entreprise, toutes les personnes ne peuvent pas forcément télétravailler, d’où une scission possible entre deux collectifs bien distincts : le collectif qui a besoin d’un ordinateur portable et le collectif qui a besoin d’un environnement de travail adapté, plus lourd ou plus spécifique.
2/ Externalisation de toutes les fonctions, sans exception. Les personnes qui peuvent télétravailler : pourquoi finalement ne pas les délocaliser ? Après la délocalisation de la production, on pourrait assister à la délocalisation des fonctions support et des soft skills.
3/ Séparation totale des intrapreneurs à la faveur de la dissolution de la culture d’entreprise. Toujours à propos des personnes dont les métiers leur permettent de télétravailler : à force de s’organiser de manière autonome, pourquoi ne quitteraient- elles pas l’orbite d’une structure pour lancer leur propre activité ?
4/ Renversement des hiérarchies. Dans le secteur industriel, des formations de montée en compétences proposées aux opérateurs, les rend plus aptes à faire face aux innovations et transformations, contrairement aux niveaux hiérarchiques intermédiaires et supérieurs, qui pour la première fois peuvent donc se voir dépassés sur leur vision de l’avenir.
5/ Formation horizontale. Loin des coachs aux méthodes interchangeables et aux postures top-down, loin des formations déroutantes larguées de l’Olympe des sachants, experts déconnectés du terrain, l’app Dropby, par exemple, permet le micromentoring entre pairs, entre personnes d’une même entreprise. Car dans le contexte actuel, la formation (8) est un point essentiel : le neo-learning joue la finesse en faisant confiance à notre intelligence et en tenant compte de notre psychologie.
Apprendre pour soi et non pas pour une fonction ou un organigramme, voilà une nouvelle façon d’envisager l’apprentissage.
Plus créative, car ensuite cet apprentissage, plus intime, plus ancré, plus incorporé, faisant partie intégrante d’une personne, devient le terreau de développements bien plus puissants et durables qu’un apprentissage « gadget », opportuniste et imposé. Le neo-learning ne vise pas l’apprentissage utilitariste d’un savoir jetable.
C’est une forme d’éducation qui élève et valorise. L’autonomie en entreprise, longtemps théorisée en réunions, disséquée en entretiens d’évaluation, décidée en séminaire pour mieux la mettre de côté, a bel et bien existé, sous la pression des circonstances.
Nous y avons goûté : comment s’en passer ? Elle est passée d’abstraite à bien réelle. Peut-être est-ce la fenêtre de tir attendue, entre pression et réinvention ?
Bibliographie
(1) - Sur les réponses à apporter, lire les stimulantes tendances Netexplo 2019 Terramorphose, conçues par Sandrine Cathelat.
(2) - « Covid-19 : le bilan officiel de 5 millions de morts dans le monde pourrait être en réalité trois fois plus élevé. Des calculs fondés sur l’excès de mortalité évaluent les décès réels à 17 millions. » Le Monde, nov. 2021
(3) - « Not everything needs to sound so goddamn clever or charming or likeable all the time. Sometimes we need to just be able to say things to one another. We need to hear things. » Leonardo Di Caprio aka Dr Mindy, Don’t look up, Adam McKay, 2021
(4) - « Bullshit is a greater enemy of the truth than lies are », écrit le philosophe américain Harry Frankfurt, spécialiste de Descartes, dans On Bullshit, Princeton University Press, 2005.
(5) - Une étude menée par Perrine Ruby, chercheuse en neuroscience, durant le premier confinement, a montré la nette augmentation de la fréquence des cauchemars, en particulier liés à l’intrusion dans la vie intime. Le rêve comme expression du ressenti sociétal ? À explorer sur cette banque de rêves dreambank.net
(6) - Holger Reisinger et Dane Fetterer, Harvard Business Review, Oct. 2021
(7) - 2037 : une entreprise ne se définit plus comme un ensemble de collaborateurs rattachés à une organisation, mais uiniquement comme une raison d’être, autour de laquelle viennent s’agréger des talents selon les projets. Créer et animer des ateliers sur ces notions d’autonomie, d’indépendance, de flexibilité, pour que chaque personne d’une organisation en perçoive les nuances et se détermine en connaissance de cause.
(8) - 2050 : la vitesse de transformation des technologies et des conséquences sociétales a pour effet que la moitié du temps d’un employé est consacré à la formation, qu’il reçoit ou qu’il donne. Dans une entreprise, lancer un système hydride de formation mêlant micro-mentoring, interventions d’experts et approche maker.
Extrait de la version numérique du livre des tendances 2022 de l’Observatoire Netexplo « Unscripting Tomorrow » par Sylvain Louradour, Directeur associé de Netexplo.
Mis en ligne par Marcel Desvergne
Dernière modification le mardi, 01 novembre 2022