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Ces deux illustres penseurs ont décidé de dénoncer dans un petit livre[1] de 62 pages « le cours pervers d’une politique aveugle qui nous conduit aux désastres » Ils énoncent « une voie politique de salut public » et annoncent « une nouvelle espérance ».

Impressionné par la combativité et la lucidité de l’un dont l’appel à l’indignation[2] et le soutien aux désobéisseurs de l’Education Nationale ont marqué la période écoulée, très influencé par la pensée d’Edgar Morin sur la complexité et sur le savoir, je me suis précipité sur les sept pages consacrées à l’éducation.

On y retrouve naturellement les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur d’Edgar Morin[3] et sa contestation de la pérennité des disciplines scolaires cloisonnées. On retrouve l’esprit de résistance de Stéphane Hessel à la pensée unique.

Alors, oui à toutes leurs propositions.

Oui à l’importance de la formation des maîtres, oui à la mission fondamentale de l’enseignement de permettre aux jeunes générations, d’affronter les problèmes de leur vie de personne, de citoyen et de Terrien.

Oui à l’exigence d’enseigner ce qu’est la connaissance et pas seulement des connaissances.

Oui à la nécessité d’enseigner l’humanisme, la compréhension humaine, la connaissance de l’ère planétaire, d’enseigner à affronter les incertitudes.

Oui à la promotion d’un enseignement portant sur les problèmes de civilisation qui affectent notre vie quotidienne, notamment l’apprentissage de l’exercice actif des libertés démocratiques. Oui à la communication entre la culture humaniste et la culture scientifique…

Et c’est vrai que tout cela nécessite une réforme de la pensée, qu’il faut « substituer une pensée qui relie à une pensée qui disjoint et que cette reliance requiert que la causalité unilinéaire et unidirectionnelle soit remplacée par une causalité en boucle, multi référentielle »…

C’est vrai qu’il faudra tendre inéluctablement vers une transdisciplinarité qui ne peut s’exercer que dans le cadre d’une pensée complexe.

Nous sommes bien d’accord.

Trop de pratiques sont obsolètes par rapport à l’évolution des savoirs, du monde, de la société, des sciences des apprentissages. Trop de discours et de projets éducatifs alternatifs ne proposent que de corriger le système aux marges, d’ajouter des dispositifs, de garantir éventuellement des moyens, sans rien remettre en cause pour ne pas déranger. 

Le temps est venu d’une refondation à la mesure de ce que fut le projet de Jules Ferry à la fin du 19ème siècle, de ce qu’aurait voulu faire Langevin et Wallon après la seconde guerre mondiale : une école neuve pour le 21ème siècle et non une école du 19ème rafistolée et colorisée ou, ce qui est équivalent, délibérément orientée vers un ultra libéralisme contraire à notre histoire. 

Le problème est le comment.

Et là, Hessel et Morin sont muets.

On peut admettre qu’ils soient convaincus que le comment n’est pas leur problème mais celui des praticiens.

On peut penser que, comme beaucoup, sans faire injure ni aux uns et ni aux autres, ils considèrent que ce n’est pas le problème, qu’il suffit de dessiner les contours d’une réforme pour qu’elle se réalise. On peut craindre qu’ils n’envisagent pas la remise en cause du modèle pédagogique quasi exclusif de la transmission magistrale. Ils utilisent systématiquement le mot « enseigner » dans le sens de ce modèle (au sens de teaching) et n’utilisent à aucun moment le mot « pédagogie » (comment apprendre au sens de learning).

Au regard de l’importance de l’enjeu de régénération de la vie politique qu’ils portent, cette impasse, volontaire ou non, est terrible car elle condamne le projet avant même qu’il ne soit partagé et diffusé.

Comment peut-on par exemple prôner la démocratie, l’exercice de la responsabilité individuelle et collective, la citoyenneté active (contre le pouvoir totalitaire des experts), si les élèves, futurs citoyens, sont toujours ou presque en posture de récepteurs passifs, de sujets que l’on souhaite, en vain, attentifs et sages, et rarement en posture d’acteurs (de leurs apprentissages), de producteurs (de savoirs), de porteurs authentiques de projets.

La prise en compte des sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur exige que l’élève soit au centre du système, que son rapport au savoir (cela s’appelle compétence même si le terme a été dévoyé) soit construit, que ses savoirs et compétences acquis hors l’école, notamment avec les technologies nouvelles et les réseaux, soient intégrés…

Il ne s’agit pas de mettre les sciences de l’éducation au pouvoir, il s’agit de mettre la pédagogie à sa place, au dessus des savoirs disciplinaires cloisonnés, tant dans l’école que dans la formation de ses maîtres[4].

Le chemin de l’espérance de Hessel et Morin ne peut pas être parcouru avec bonheur si l’on ignore la pédagogie.

L’un et l’autre apportent tellement à la pensée contemporaine que la profondeur et la richesse de leur proposition sont infiniment plus importantes que les réserves d’un pédagogue « de terrain ».

L’objet de ce billet n’est donc pas une critique déplacée de leur texte admirable. Il est d’attirer l’attention sur le fait que, chez les savants, chez les décideurs, chez les responsables politiques, cet oubli de la pédagogie a toujours des conséquences désastreuses.

Quand on n’a pas eu de problèmes scolaires soi-même, on pense qu’il n’y a pas de raison que ce qui a réussi pour soi hier ou avant-hier ne réussisse pas pour les autres aujourd’hui et demain.

Et donc le modèle de la transmission magistrale, du cours (une heure, une discipline, un grand groupe, un enseignant) s’impose comme s’il était universel, éternel, indiscutable.

Or, rien n’est plus faux.

Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.



[1]Le chemin de l’espérance. Fayard.2011

[2]J’avais fait mienne depuis fort longtemps cette phrase d’un poète hongrois, G. Balynt : « je m’indigne, donc je suis ». L’appel de S. Hessel m’a conforté comme il a conforté de nombreux démocrates.

[3] Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Seuil. 2000.

[4] Le retour aux écoles normales prôné un peu légèrement, il faut bien le dire, par les auteurs page 46 est parfaitement contradictoire avec l’ambition du livre. La formation professionnelle par l’observation et l’application (écoles d’application) était cohérente avec le projet de Jules Ferry, elle ne l’est plus depuis longtemps, ce qui a justifié la création des IUFM qui, même imparfaits, faute notamment d’un plan de re-formation des formateurs, étaient orientés vers une école pour un nouveau siècle. La mastérisation a permis de sacrifier la formation pédagogique. La formation des enseignants doit être repensée, le modèle applicationniste doit être remplacé par un modèle de résolution de problèmes, l’histoire des savoirs, des disciplines, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la pédagogie doivent y avoir une place au moins aussi importante que la sédimentation des savoirs disciplinaires cloisonnés.

(Crédit photo : article paperblog>

Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.