La société de la connaissance
Tout est désormais ouvert à tous, en tout temps comme en tout lieu. Antérieurement, la vérité rendue publique devait préalablement satisfaire à des procédures et à des rites de discrimination. Le « vrai » et le « faux », le « convenable » et « l’incorrect », le « scientifique » et le « profane » déclinaient les multiples catégorisations d’une réalité instituée par des instances socialement accréditées. Et l’école en était la plus représentative. Son autorité, celle de ses professeurs, provenait essentiellement de cette assise d’une vérité consacrée et inscrite dans une tradition culturelle.
Eduquer, instruire, c’était alors présenter aux élèves le monde revisité de la culture, le monde reconstitué par la culture. Les choses belles, bonnes et vraies sur lesquelles les générations passées se sont elles-mêmes fondées, ce qu’elles ont jugé digne d’être préservé de l’oubli et de la destruction, constituent ainsi le fondement d’une « bonne éducation ». L’exigence qui s’affirme alors à travers cette approche de l’école est celle de la transmission d’une vérité pourvoyeuse de sens au travers d’un lien intergénérationnel marqué par l’autorité instituée dans une tradition.
La désinstitutionalisation des savoirs
Mais cette école n’existe plus. Et le fait que les pratiques et les représentations éducatives continuent encore à fonctionner comme si « de rien n’était » ne constitue pas le moindre des paradoxes de notre désarroi actuel. Internet a balayé cette verticalité de l’action éducative, instauré une transversalité universelle des savoirs et des positionnements, frappé d’obsolescence l’autorité des enseignants instituée par leurs connaissances. La révolution numérique se définit d’abord comme une désinstitutionalisation généralisée des savoirs, une émancipation du vrai vis-à-vis de toute procédure administrative de transmission tout autant que de distinction. Et c’est l’exigence de transmission qui devient alors en elle-même intenable.
Auparavant, des professeurs omniscients étaient supposés s’adresser à des élèves ignorants et sommés de recevoir une vérité révélée. Ce schéma caricatural a composé jusqu’alors l’architecture de toute pratique éducative autour de cette relation d’autorité : elle-même constitutive d’un lien entre générations. Le jeune doit respecter l’ancien autant que l’élève doit respecter le maître parce que se joue dans cette interaction l’enjeu suprême de toute société : la perpétuation d’une culture, la dynamique positive du progrès, la réaffirmation nécessaire des valeurs.
Toute autorité vient de là, est issue de ce ciment qui joint une génération à une autre dans une relation inévitablement hiérarchique, par essence inégalitaire entre celui qui sait parce qu’il a préalablement appris et accessoirement vécu et celui qui arrive dans le monde. Et l’école a toujours été cette institution qui transmet aux enfants la vérité d’un monde déjà-là, qui édifie en chacun l’autorité du lien social sur fond de savoirs partagés.
« Apprendre a supplanté transmettre »
L’accès à la « vérité » étant désormais globalisé et libéré de tout socle institué, l’école perd ainsi son fondement et une part de sa légitimité. « Apprendre a supplanté transmettre »[1] : des individus supposés autonomes peuvent accéder sans médiation institutionnelle à une information mondialisée. Les savoirs sont directement accessibles à tous, hors de tout cadre scolaire. L’enseignant perd ainsi la prérogative qu’il possédait auparavant : la vérité qu’il dispense peut être légitimement relativisée par tous. Les élèves ne doivent plus d’emblée être positionnés dans une ignorance originelle, les professeurs ne peuvent plus de fait s’imposer depuis un savoir monopolistique. Ces bouleversements atteignent inévitablement l’autorité de l’institution scolaire. La révolution numérique inaugure d’abord une profonde crise de l’école dont les conséquences ne peuvent encore être clairement mesurées aujourd’hui.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle oblige à très court terme à de profondes réformes éducatives. L’école d’avant se fondait sur une exigence de transmission culturelle, s’inscrivait dans une tradition pourvoyeuse de lien intergénérationnel : « nos ancêtres les gaulois ». L’école de demain sera celle d’un savoir globalisé, désenclavé de toute tradition culturelle, universalisé et ouverte sur le monde. Entre les deux s’exprime le marasme de pratiques éducatives qui font comme si la réalité du numérique n’était que partielle, comme si internet n’avait pas substantiellement modifié le rapport aux élèves et l’accès aux savoirs, comme si l’autorité de l’école était resté identique. Comment passer alors de l’exigence d’une transmission des connaissances à partir d’une autorité intergénérationnelle, à celle d’un accompagnement des apprentissages dans le cadre d’un savoir mondialisé ? La révolution numérique appelle donc bien une révolution éducative.
Les trois éléments d’une révolution éducative
Une telle évolution attendue doit ainsi comprendre trois dimensions essentielles.
Et la première d’entre elles est la pédagogie. Tout enseignant entrant dans sa classe doit préalablement se poser la question de la plus-value qu’il apporte au regard d’internet : que puis-je faire apprendre à mes élèves qu’ils ne soient par eux-mêmes en état d’appréhender sur le web ? Ou encore : comment puis-je les conduire à un usage pleinement actif et instructif d’internet ? Bien que distinctes car s’adressant à deux degrés d’autonomie possibles des élèves, ces deux questions se rejoignent dans le souci d’intégrer la « donne » du numérique au sein du « face-à-face » pédagogique. Car l’enjeu central est bien là.
Les habitus des élèves sont désormais façonnés par les pratiques numériques. Une lecture rapide, ludique et par mots-clefs, une attention volatile et papillonnante, une compréhension superficielle et par renvois… telles sont désormais les composantes comportementales auxquelles l’école doit s’adapter. L’élève d’aujourd’hui n’a plus autant de patience, de résistance à l’effort d’abstraction soutenu, d’intérêt réactif pour le cours magistral et le développement de la pensée argumentative… Mais il a en revanche davantage de flexibilité intellectuelle, de vivacité dans l’attention brève, d’aptitude à établir des « connections » entre les données…
La « petite poucette » n’est pas davantage ce mutant prometteur qui émerveille Michel Serres que cet indigent intellectuel que déplorent et fantasmagorisent nombre d’esprits réactionnaires. Fait notable de notre modernité, la démocratisation des savoirs induite par la révolution numérique se conjugue avec une massification des publics scolaires. Nous conduisons aujourd’hui près de 80% d’une classe d’âge au niveau du bac au moment même où internet les connecte à un savoir mondialisé. Cette hausse des effectifs génère une très forte hétérogénéité des élèves aux profils et aux besoins très différents. La réponse à cette situation est inévitablement celle de la différenciation pédagogique. Comment, dans des classes de plus en plus surchargées, accompagner chaque élève au plus près de ses difficultés ? Le modèle ancestral du cours magistral implose doublement sous la pression de la réalité : inadapté à la fois à la diversité des publics et aux nouvelles compétences comportementales des élèves. Mais « là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve »[2]. La révolution numérique constitue le fondement d’une authentique pédagogie différenciée qui reste largement à réinventer et à construire, libérant potentiellement l’attention et l’autonomie de l’élève.
Mais cette pédagogie doit trouver son espace et son cadre fonctionnel. La question des infrastructures s’affirme bien comme un enjeu essentiel à cette école du numérique. La conception « classique » des salles de classe, à savoir un bureau sur une estrade avec pour vis-à-vis des rangés d’élèves alignés par deux, induit une pédagogie descendante et magistrale. L’espace et le temps structurent encore dans les établissements scolaires des pratiques et des usages. Au manque de fluidité dans les salles correspond un compartimentage des élèves dans les classes. Une autre conception est cependant possible : celle des groupes de compétences au sein desquels les élèves pourraient circuler, celle d’espaces pédagogiques en ilots avec des outils informatiques systématisés, celle d’une annualisation « à géométrie variable » des emplois du temps où la monotonie des séquences éducatives disciplinaires pourrait être avantageusement rompue… La réforme éducative est indissociablement une réforme des conditions matérielles et techniques d’enseignement tout autant que des contenus enseignés.
Enfin, en complément administratif à ces innovations pédagogiques et infrastructurelles, la gestion éducative proprement dite nécessite d’autres aménagements. Des approches plus différenciées dans des espace/temps scolaires plus ouverts imposent un pilotage plus local des actions. L’école de demain sera nécessairement celle d’une plus grande liberté d’adaptation des équipes et des chefs d’établissement, d’une plus forte variabilité des prises en charge selon les contextes et les profils des élèves.
La question de l’autonomie est, sur le strict plan de l’organisation administrative, le sujet central qui permettra à une école du numérique de déployer ses virtualités. L’élève mis en responsabilité et en recherche active, accompagné d’un enseignant ressource et susceptible de réguler ses apprentissages, dans des établissements capables de mettre en œuvre des dispositifs adaptés en permanence aux difficultés rencontrés : cette réalité souhaitable doit se concilier avec des approches toujours « magistrales » - car les connaissances ne se « découvrent » pas toutes sur internet… - permettant d’édifier et de sédimenter les savoirs construits par les élèves en autonomie guidée.
Une pédagogie « numérique » doit ainsi pouvoir concilier l’apprentissage des fondamentaux et la recherche individuelle, la mise en activité et l’acquisition plus descendante. Car il est une vérité incontournable qu’aucun usage numérique ne saurait dépasser : on ne peut trouver par soi-même que ce que l’on connaît et maîtrise déjà en partie. Une recherche « aveugle » sur internet ne donnera pédagogiquement qu’une dispersion pourvoyeuse d’ennui et dispensatrice d’une apparence de savoir – autre nom d’une « information ». Il faut donc à la fois – pour reprendre une formule bien connue de Georges Bataille – « le système et l’excès », ou exprimé autrement la liberté de recherche et la rectitude méthodologique. Les deux termes de cette alternative ne sont donc conciliables qu’au sein d’établissements scolaires responsabilisés sur des objectifs et autonomes dans une part de leurs actions éducatives.
Les risques d’une révolution numérique
Mais cet avenir meilleur qu’il convient d’inventer et d’appeler de ses vœux ne doit pas, au final, occulter les risques dont la « révolution numérique » est porteuse. Si comme on l’a souligné les savoirs sont désormais désinstitutionalisés et l’école dépossédée de son monopole à les consacrer comme à les transmettre, c’est au profit – le mot est ici exact – du Marché.
Les modalités de fonctionnement d’internet et des « moteurs de recherche », les capacités numériques à frapper commercialement les cibles que constituent les usagers commandent des procédures mercantiles de plus en plus efficaces. La « pédagogie bancaire » est incontestablement le danger de cet angélisme du net aux accents trop souvent naïfs quant aux partis-pris et aux arrière-pensées économiques. L’accès aux savoirs s’est certes globalisé et universalisé, mais les modalités opérationnelles de cette accessibilité sont les mêmes que pour toute logique de « mondialisation » : la recherche d’un intérêt à court terme plus que des choix politiques, des optimisations plus que des principes vertueux, des stratégies commerciales plus que des démarches d’utilité publique. Il convient inévitablement d’intégrer la réalité caché d’internet et du numérique : celle d’éduquer des consommateurs plus que des citoyens, de mobiliser des « temps de cerveau disponibles » plus que de structurer des libres penseurs et des esprits critiques.
L’autre risque de cette révolution numérique tient à la crise de la transmission qu’elle inaugure et rend irréversible. Si apprendre a définitivement supplanté transmettre, la problématique des valeurs devient alors insoluble. Car les principes moraux ne peuvent en effet constituer des apprentissages en tant que tels. Nulle « vérité » absolue ne peut être affirmée dans un tel domaine : l’avortement ou l’euthanasie ne sont pas universellement moraux ou immoraux – « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Tout dépend, sur nombre de questions éthiques, des représentations culturelles dominantes.
La morale est donc par essence une vérité qui se transmet sans s’apprendre : qui implique l’adhésion consentie à une autorité reconnue. Mais l’élève apprenant et autonome ne reçoit plus de tels arguments d’autorité. Il reste et veut rester « maître de lui comme de l’univers ». L’éclatement et la relativité des valeurs morales, la perte du consensus républicain sur les valeurs, sont donc la résultante relativement directe de cette globalisation des savoirs. Les « vérités » morales ne font pas exception à cette règle de la dérégulation où les principes s’offrent aux consommateurs d’éthique sur un grand marché ouvert et mondialisé.
Pour conclure, la révolution numérique est donc bien inéluctablement en marche. Il reste à en définir les cadres pour une école en perte irréversible d’autorité et en recherche urgente d’efficacité.
[1] Gauchet, Ottavi, Blais, Apprendre, transmettre, Stock.
[2] Hölderlin
Dernière modification le vendredi, 27 novembre 2015