Il affirme que la première est efficace, tandis que l’autre ne le serait pas, raison pour laquelle il faudrait se vouer à l’une au dépens de l’autre, sans réserve ni remords.
Cette position a ceci de remarquable qu’elle paraît symétrique de celle défendue par beaucoup de pédagogues pendant une longue période, au premier rang desquels Jean Foucambert et le mouvement qu’il animait de l’AFL. Ceux-ci voulaient que l’on s’en tienne à une approche globale.
Ils prétendaient enseigner à lire sans que la difficile question des rapports graphèmes-phonèmes soit jamais abordée. Si bien qu’il fallut la création d’un Observatoire National de la Lecture vaillamment emmené par Alain Bentolila pour mettre en garde la communauté enseignante contre les dangers de tels errements, en rappelant la nécessité d’enseigner à l’élève ces rapports graphèmes-phonèmes de manière à la fois explicite et systématique.
À l’époque, la position d’Alain Bentolila était regardée par beaucoup de pédagogues comme éhontément droitière. Il valait mieux s’en démarquer si l’on voulait conserver la moindre chance d’enseigner un jour dans un IUFM. Si le linguiste, pourtant, militait pour que l’on ne se dispense pas d’enseigner la combinatoire, il n’allait pas jusqu’à prétendre qu’une approche globale dût être totalement proscrite.
Le bon lecteur reconnait certains mots familiers ("femme", "souvent", "cueillir") d’un seul coup d’œil, tandis que, pour d’autres (par exemple, les noms propres qu’il découvre), il lui est nécessaire de les déchiffrer lettre à lettre. Et même si nous savons que l’apprenti lecteur ne procède pas de la même manière que le lecteur habile, on peut raisonnablement penser qu’à cette double pratique experte peut et doit correspondre une double voie d’apprentissage.
Telle est du moins la position classique. Or, Stanislas Dehaene aujourd’hui franchit le pas, en voulant proscrire l’approche globale.
Sa qualité de chercheur en neuro-sciences, les résultats d’observations en imagerie cérébrale dont il peut faire état, son statut prestigieux de professeur au Collège de France, tout cela confère à son discours une autorité qui décourage a priori la critique.
Stanislas Deahene sait mieux que personne aujourd’hui comment fonctionne le cerveau d’un enfant qui apprend à lire. Et s’il affirme qu’une méthode d’apprentissage est mieux conforme qu’une autre à ce dispositif neurologique complexe, ne faut-il pas le croire ? Le savant va même jusqu’à affirmer que le cerveau de l’enfant, n’étant pas différent selon qu’il montre des difficultés d’apprentissage ou au contraire une vive appétence, il n’y a pas de raison que la méthode varie de l’un à l’autre.
Une seule méthode donc, et la même pour tout le monde. Les enseignants n’ont qu’à bien se tenir.
Cette position, si ferme, appelle pourtant quelques remarques qu’un vieux pédagogue, un peu linguiste, osera se permettre.
La première est que si la méthode combinatoire, que l’on qualifie à tort de traditionnelle, s’était montrée aussi efficace que Stanislas Dehaene le dit, on ne voit pas pourquoi l’armée obscure des instituteurs se serait échinée à en définir et explorer une autre.
Les maîtres d’école se sont trouvés confrontés à une difficulté réelle. N’en doutons pas. L’apprentissage de la lecture représente une difficulté majeure, qui marque un échec (relatif) pour tous les systèmes éducatifs. Mais le point décisif est que cette difficulté s’avère plus grande en France (ainsi, d’ailleurs, que dans les pays de langue anglaise) qu’elle ne l’est en Espagne, en Italie ou en Allemagne.
Ce qu’on appelle un illettré, en Espagne ou en Italie, c’est quelqu’un qui n’a pas bien fréquenté l’école où il aurait pu et dû apprendre la langue de l’écrit. Mais en France, ce peut être quelqu’un qui a suivi une scolarité normale. Et cela signifie que cette difficulté tient, bien sûr, à la configuration du cerveau humain, dont Stanislas Dehaene nous explique qu’il n’est pas naturellement équipé pour la lecture, mais aussi à l’orthographe particulière de notre langue, à son système d’écriture qui est très irrégulier, à la différence de celui d’autres langues qui utilisent comme elle l’alphabet du latin. Si irrégulier, même, qu’un signe écrit (dont l’apprenti lecteur ne peut pas décider a priori s’il doit le considérer comme une lettre ou un graphème) ne trouve sa véritable valeur phonétique qu’à l’intérieur du mot qu’il doit identifier, et qu’il ne lirait pas s’il ne lui était pas déjà connu.
Stanislas Dehaene en est lui-même convaincu puisque, militant pour un enseignement plus efficace de la lecture, il milite aussi pour une simplification de l’orthographe du français. En quoi il fait bien.
Stanislas Dehaene voudrait que l’on enseigne la lecture du français comme s’il s’agissait du latin. Comme si, donc, son orthographe était régulière. Mais elle ne l’est pas. Elle l’est même si peu que la prise de conscience, par l’enfant, de ce que le graphème (dans son contour non matérialisé) ne correspond pas à l’unité de la lettre (visible, immédiatement dénombrable) constitue sans doute la base (le socle solide) d’un bon apprentissage de la lecture.
Pour qu’il apprenne à lire, faisons en sorte que l’élève manipule la langue. Procédons avec la langue un peu comme préconisent de faire les tenants de "La main à la pâte" avec les objets matériels. Partons de l’observation attentive de mots réels, prélevés de préférence dans de beaux textes, à savoir ceux qui méritent d’être déclamés et mémorisés, et de la description comparative de leurs formes orales et écrites. Ce à quoi nous avons fait en sorte que puissent aider nos Moulins à paroles (m@p).
Christian Jacomino