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« Avant de fonder des écoles normales, il faut d’abord instituer des écoles expérimentales  » Emmanuel Kant  Mon attention a été récemment attirée par le fait que des tenants du débat scolaire considéraient avec davantage d’attention les bouleversements en cours dans notre milieu de vie, et donc semblaient vouloir, avec plus de détermination qu’avant, en tenir compte dans l’action éducative.
On a ainsi vu pointer à l’occasion de l’actualité politique française, une réactivation de la vieille question du « changement de paradigme » en éducation scolaire et maints appels à une « refondation », sans d’ailleurs que les limites en soient précisées, notamment quant au fond. Par exemple s’il s’agit d’en appeler à un sursaut à la hauteur des défis relatifs aux « nouvelles donnes ».
 
 
Or, cette question des « nouvelles donnes » domine et conditionne toutes les autres.
Elle est la priorité à considérer toutes affaires cessantes.
 
Les paramètres en sont connus et ont été assez signalés, notamment :
 
- les conditions matérielles et le milieu
- la définition de la culture
- le mode de relation et la communauté
- le sujet de l’éducation
 
 
Les conséquences scolaires en sont simples à comprendre, touchant particulièrement :
 
- l’organisation scolaire
- les contenus et l’agencement des programmes
- les conditions de la pédagogie
 
 
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Les réponses à cette situation ne sauraient donc se limiter comme devant à quelques initiatives locales ou anecdotiques, ou à caractère purement techniciste, « innovations » resucées au goût du jour, éparses, et fussent-elles officiellement reconnues, au catalogue figé, sans modélisation ni mise en synergie ; ou encore faire l’objet d’accusés de réception ou de belles conférences bienveillantes, mais sans implications…
 
 
Également, réduire la question à ses aspects utilitaires, ou encore la rapporter aux bonnes vieilles pratiques et aux préjugés qui précisément ont ruiné le dossier, ou encore la confisquer dans des chapelles, des appareils et des idéologies qui ont fait leur preuve en matière de blocage, c’est s’assurer la pérennité des recettes d’inertie, au mieux, la conformité au modèle de domination en vigueur. 
 
 
La résistance à la prise en compte des nouvelles donnes en éducation scolaire est en effet politique (en raison des intérêts et des contraintes de la gouvernance), idéologique (du fait de notre attachement à la doxa), psychologique (parce que nous avons intériorisé les nouvelles formes de servitude). Si le diagnostic peut s’établir de manière rigoureuse et étayée, l’engagement de l’action nécessaire pour que les propos n’en soient pas infirmés par leur indifférence éducative même, se heurte à l’inhibition de l’indignation et à l’interdit de la pensée critique. 
 
 
Plus profondément, cette mutation invalide une grande part des efforts soutenus pour sauver la mise et sauvegarder le statu quo.
 
Or, on le perçoit, c’est la conception sous-jacente à l’organisation générale des études qui est en question. Aucune entreprise de rénovation sur le fond ne peut en effet se mener sans un « changement de paradigme », non pas venu de l’extérieur, mais produit par notre propre effort, comme nous produisons l’artefact de la mutation industrielle et culturelle.
 
De la même façon, elle ne peut se faire sans un horizon de sens : celui-ci n’est plus nulle part explicite. 
 
 
Ce n’est donc pas nouveau. Ce qui l’est c’est l’historicité de la conscience que nous en avons, tant d’illustres prédécesseurs ayant heureusement pointé l’importance d’un questionnement sur les mutations de civilisation. En effet, le renversement que nous vivons devrait sur le papier, si j’ose dire, présenter quelque avantage. Située en temps de paix, en pays nanti en ressources intellectuelles, et en possibilités expérientielles, théoriques, et méthodologiques, comme de moyens techniques puissants, cette conjoncture n’est pas une fatalité : nous pouvons la comprendre et en tirer parti, aux conditions d’une clarification (tant le fatras accumulé ces dernières décennies est devenu illisible) et d’une détermination forte.
 
 
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L’aggiornamento relatif à ces préoccupations est inconcevable. Les « grands débats » récents tenant lieu de conciles scolaires n’ont jamais abouti à la réforme. 
 
 
Le politique, on le sait, vise des objectifs réalistes et compatibles avec l’état de l’opinion : pas de révolution, pas de vague d’enthousiasme. Il doit aujourd’hui d’abord soigner, réparer les dégâts accumulés dans la période précédente. Seule donc une « habileté supérieure » ou une autorité ferme peuvent nous dépêtrer des entraves caractéristiques des pesanteurs scolaires et des idéologies médiatiques.
 
 
Une « réforme d’ensemble » de type « refondation », à moins d’une conjoncture historique très-favorable, est, on le sait, extrêmement improbable, d’autant qu’il faudrait que les refondateurs fassent preuve d’une formidable lucidité, ancrée dans une connaissance profonde - mais en sont-ils suffisamment (in)formés et désireux - dans les choix et les perspectives.
 
 
Plusieurs voies s’offrent en effet à celui qui, en position de responsabilité, souhaite à terme mettre le système éducatif au diapason des enjeux du moment, et, tout au moins, engager prudemment un mouvement dans ce sens.
 
 
En France, le gouvernant agit à grande échelle, selon la loi du centralisme. Il s’attache à des questions structurelles concernant le fonctionnement d’un appareil massif. Il opère dans l’immédiat, et en fonction de tactiques guidées par l’état des lieux (organisationnel, économique, psychique, éthique, intellectuel) et la doxa en vigueur dans sa société. Il doit composer avec les corps intermédiaires et surfer sur la vague de déclarations déclenchée par l’élection. Il sait prendre acte du flot de déclarations rétro-prophétiques relatives à la révolution numérique. Il peut faire cas du déchaînement immodéré des opinions disséminées sur l’état du système scolaire pour asseoir ses déterminations, et connaît les précédents en matière de rénovation, grand débat, consultations et de surabondance du discours paradoxal qui multiplie les assertions mais entrave la détermination et l’effectivité de l’action. 
 
 
Il peut compter aussi avec la formidable capacité de nuisance de l’opinion conservatrice et du travail de sape systématique des médias, prompts à monter en épingle les questions superficielles et les polémiques convenues garantes de la fixité, au détriment des problèmes de fond.
 
A supposer qu’il veuille et puisse insuffler un nouveau dynamisme, à la hauteur des problèmes réels du prendre soin, et des défis des nouvelles donnes, ce qui n’est pas acquis, mais philosophiquement souhaitable, la clairvoyance voudrait cependant qu’un pouvoir humaniste, soucieux des générations à venir, mesure aussi la portée de la mutation en cours et l’enjeu à long terme.
 
 
A l’opposé des principes cynique du défaitisme, ou naïf lié à la méconnaissance des lois propres de l’institution, parmi les moyens dont dispose les autorités scolaires, celui de la voie déconcentrée a toujours fait ses preuves lorsqu’il a été, bien modestement, rendu possible : encore faut-il donc qu’il soit mis en œuvre, sous forme d’encouragements, de recommandations, de directives, et de créations. L’expérimentation a toujours porté des fruits, lorsqu’elle n’a pas été confinée, enrayée, ou que ses réussites ont été modélisées. Certes, il s’agit notamment d’une question morale, de respect et de reconnaissance : plutôt que de décourager, démoraliser, voire sanctionner les inventeurs et les pédagogues, mieux vaudrait les soutenir et promouvoir leurs exemples. Mais c’est aussi une question d’intelligence de la transmission du patrimoine éducatif et d’habileté stratégique à venir. 
 
 
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Je vais essayer de préciser cette proposition.
 
Il me semble que la réponse du système scolaire au défi des « nouvelles donnes » passe en particulier par un coup de pouce ministériel - politique et institutionnel - aux expérimentations et aux recherches, comme à la mise en orbite et à la modélisation des réussites pédagogiques, notamment les établissements, laboratoires d’idées, officines de production méthodologique ad hoc, et, en raison des précédents échecs, par le principe de précaution qui devrait s’attacher à de telles créations.
 
 
Il y a des modèles et des rapports disponibles, que les gouvernants ont vite jugulés ou ruinés, mais qui ne sont pas inaccessibles, même s’ils dorment au fond des bibliothèques et des mémoires.
 
 
Il me semble que ce serait l’honneur des responsables éducatifs et associatifs concernés, des mouvements complémentaires, des universitaires et des chercheurs de ces domaines, des « philosophes » travaillant sur ces questions, d’interpeller leur ministre sur cette possibilité d’ouverture méthodologique simple, porteuse sinon déterminante. 
 
 
J’ose donc espérer que tous les pouvoirs intermédiaires du domaine prendront position et agiront en ce sens.
 
 
Seule en effet une action d’ampleur, généreuse et dépassant les territoires et les crispations idéologiques, de type appel, interventions et moyens attenants, peut amener les pouvoirs publics à s’intéresser concrètement à ces questions, qui devraient pourtant aller de soi, et faire sur ces points oublier définitivement les impérities des deux dernières décennies, sinon enrayer la malédiction qui s’attache à l’innovation d’ensemble.
 
 
Jean Agnès, juin 2012
Jean Agnès

Domaines de recherche actuels : principes d’une philosophie de l’éducation (transmission, soin éducationnel, « nouvelles donnes » pour l’éducation scolaire, espace de la pédagogie). 

Philosophe, écrivain, il a été responsable associatif et éducatif.  A enseigné "à tous niveaux" et exercé des missions nationales et internationales comme formateur de formateurs et de cadres, et concepteur et animateur de programmes en pédagogie des médias. Il a été membre de divers conseils et comités de rédaction scientifiques. Auteur de nombreux travaux et publications, il est spécialiste en philosophie de l’éducation et fondateur du sitephileduc