Pour commencer, un point important, ce livre est qualifié par Alain Juppé lui-même de « quête de comprendre et agir » (page 34).
Objectivement, ça me semble important de saluer l’initiative car la question de l’éducation est la meilleure pour se mettre tout le monde à dos, donc perdre des voix quand on fait de la politique. La prise de risques de l’auteur, c’est le courage de l’homme de s’engager clairement sur des orientations en faveur de l’éducation.
Par ailleurs, on n’en a pas tellement parlé, et pourtant, la forme de l’ouvrage est atypique. Il ne s’agit pas d’un exposé livré tel quel à la lecture, un point de vue qu’il conviendrait de lire et de ranger dans la bibliothèque. Jugez plutôt la structure de l’œuvre :
Introduction : le point de vue de l’auteur sur le sujet : l’école
Paroles de professeurs puis paroles de parents : synthèse de 400 et 1 500 témoignages recueillis sur le site de l’auteur, de manière publique et ouverte sur une durée de 2 mois, à priori début 2015.
Paroles d’experts : Alain Bentolila, Boris Cyrulnik, Yves Quéré : exposent leurs arguments respectivement sur l’évaluation en primaire/la liaison CM2-6ème, culture/neurosciences/politique en faveur de la petite enfance, les sciences au cœur du système scolaire…
Entretien avec Jérôme Saltet : précise les idées de l’auteur face à des questions pragmatiques que le grand public ou le monde de l’éducation pourraient se poser.
Conclusion : résume les convictions de l’homme : Alain Juppé.
Principales Orientations : plan qui pourrait être mis en œuvre dans le cadre d’une élection de l’auteur
Annexes : sources et chiffres officiels ayant servi à la rédaction de l’ouvrage.
Concernant le fond
Introduction : « un tel projet ne saurait s’inscrire dans un simple texte de loi, sorti de la cervelle de quelques spécialistes. Ce doit être une ambition collective, un travail d’adaptation à développer sur la durée, en profondeur, dans un dialogue régulier avec les tous les partenaires concernés » p31 se termine par « Je vous invite à en débattre. » ... On en débat alors ?
Les premières pages… : aïe ça pique… nostalgie quand tu nous tiens…
Les premières pages pourraient être un peu crispantes… ce côté « c’était mieux avant ». Même si c’est vraiment très joli (merci !) ce partage d’instants personnels d’un homme d’Etat avec nous, ses lecteurs.
Passé ces premières pages, (9 à 15) on entre dans le vif du sujet.
Tout d’abord une démonstration pour valoriser le statut de l’enseignant, exiger son respect. Bien sûr. Ce n’est pas ici que l’on dira le contraire. Reconnaître le travail de préparation des cours, être respectueux de son enseignant, de son travail.
Il est proposé d’instaurer un système d’évaluation des enseignants par les élèves. C’est certainement une manière de permettre aux élèves, et aux enseignants, de mettre plus de sens sur ce qu’ils font dans le cadre des enseignements, en affichant des objectifs quantifiables, tangibles, sur une période donnée.
Par contre, concernant le respect de l’enseignant, ce qui a changé c’est peut être que le respect s’instaure non pas par le statut, parce qu’elle/il est enseignant/e mais parce qu’elle/il est un être humain. Et peut-être que ce nous avons TOUS intérêt à prôner, c’est le respect de l’autre en tant qu’humain avant tout et sans condition. Donc l’autre en tant qu’humain et non en tant que statut. Qu’en pensez-vous ?
Aussi, s’il vous plaît monsieur Juppé, j’aimerais éclaircir un point. Vous nous dîtes « Tout pays, toute communauté humaine a besoin d’élites (…) Elles nous tirent vers le haut. Tenter de les décimer c’est nuire à la société toute entière. » (P15). Vous fustigez l’action de vos confrères mais néanmoins adversaires car pour vous, eux, ce qu’ils font, c’est anéantir l’élite. Etes-vous bien sûr de leur but, à savoir « de décimer les élites » ? Ils ne se tireraient pas une balle dans le pied, si tel était leur objectif ? Juste parce qu’ils en sont, de cette fameuse élite. Par contre, ne livreraient-ils pas bataille pour que l’élite ne soit pas réservée à une caste de la population ? Pour favoriser la réussite au plus haut point en dehors de toute lignée familiale ? Parce qu’en vrai, aujourd’hui, l’élite, c’est surtout l’affaire de conditions de vie favorables, non ? Et à priori on ne sait pas vraiment comment sortir de ce cercle vertueux pour des individus, mais vicieux pour notre société ? Est-ce que le fond du problème ne serait pas l’impossible partage à tous les niveaux de notre société ? Retirer un peu de ce que l’on a, personnellement, pour le partager ? Faire de la place aux autres… que ceux que l’on a adoubé… ?
On pourra noter une belle définition de l’échec scolaire dans cette partie du livre : « l’incapacité de notre système éducatif à donner à chacun la chance de s’épanouir dans la vie ».
Question : que va-t-on faire en 2017 avec nos 2,5 millions d’enfants sortis du système scolaire sans maîtrise des fondamentaux ni savoir-faire ?
Et si on mettait en place un 2ème système ? Système 1 : le classique : primaire – secondaire - professionnel… Système 2 : pour enfants – adolescents et adultes qui ont décroché. Sous l’égide du ministère de l’éducation. Aujourd’hui pour raccrocher le train du système 1 : des initiatives atomisées. Et si on regroupait ces initiatives ? et si on fléchait clairement et simplement les parcours possibles dans ce système 2 ? Structure et infrastructure à construire… Un peu comme un ministère bis, au sein du ministère.
Ici, un des points centraux du livre il me semble, (p26), qu'il vaut peut-être mieux citer en entier sans restranscription :
« Lire, écrire, compter, s’exprimer et raisonner » : les fondamentaux à acquérir à l’école primaire pour Alain Juppé, et deuxième enjeu crucial : mettre en réseau les élèves et le système professionnel.
P28-29 il est question de la transmission des valeurs avec pour points de ralliement l’hymne et le drapeau. Question : Comment fait-on quand dans leurs cœurs les enfants n’ont pas un seul, mais deux drapeaux ? On ne peut l’ignorer, comme on ne peut forcer quelqu’un à aimer quelqu’un d’autre. Le point n’est-il pas de donner envie de l’aimer le drapeau, de chanter l’hymne par plaisir ?
Dans la 1ère partie : Paroles de professeurs, on rend compte du constat du fossé entre la culture sociétale (que je qualifie personnellement de numérique car liée aux références et modes d’action développés avec l’avènement d’internet et sa progression forte et constante dans nos vies) et la culture scolaire : et si la question n’était pas de faire contre mais avec ? Les différents témoignages dressent le constat suivant : la société a changé, donc les élèves ont changé. Nous sommes arrivés dans une société de la consommation, du choix multiple, donc nos élèves consomment ou non les contenus de nos cours (on aura compris qu’ils font le choix de ne pas les consommer. Nous courons donc tous vers l’attention, la concentration, pour favoriser la compréhension et l’acquisition. Et si nous partions de nos points communs et non de nos différences, qu’en pensez-vous ?
Il n’y a plus de goût de l’effort. Or, dans l’action d’apprendre il y a une économie impossible de l’effort, c’est indéniable. Tout contenu, le plus ludique qu’il soit, (et je suis bien placée pour le savoir), requiert un effort : d’attention, d’acquisition. La passivité n’existe pas en matière d’éducation. On ne peut qu’être acteur de notre parcours de connaissances et de compétences. La passivité c’est l’attente. Et l’attente c’est le néant (dans le meilleur des cas). Ce que nous admettons concernant nos enfants et adolescents, pouvons-nous l’admettre concernant nos enseignants ? Nos enseignants attendent des postes supplémentaires, des formations, de la reconnaissance etc. j’entends bien et le plus sincèrement du monde je pense que toutes ces attentes sont justifiées. Seulement voilà, il est illusoire d’imaginer que toutes ces attentes seront comblées, et personne n’a d’intérêt à le laisser imaginer. Une infirme partie le sera peut-être. Plutôt qu’une position d’attente, ne faut-il pas favoriser une situation d’action ?
Petite précision concernant la méthode de Singapour, mise en avant page 66 pour les mathématiques. Le système éducatif de Singapour est généralement considéré comme un succès, par les bons résultats aux tests internationaux. C’est une approche systémique. La réforme du système éducatif a été profonde, dans ce pays de 5,5 millions d’habitants. C’est ce qu’explique ce monsieur ici : https://www.youtube.com/watch?v=lnuGwhIZJhI
Par ailleurs, quand il est question de futur ministre, vous évoquez LE ministre et non LA ministre. Oui, je joue un peu sur les mots, mais pour cause : « le genre masculin l’emporte sur le féminin ». Cette phrase, chaque écolier/e de France l’entend pendant des années jusqu’à la connaître par cœur et la dire automatiquement, de manière à ne plus y réfléchir, pour appliquer la règle sans y penser lors de ses écrits par exemple. Est-ce que cette phrase, puis règle, puis automatisme ne devient pas une sentence dans la vie courante ? Est-ce que notre société ne souffre pas de l’inégalité de traitement entre les filles et les garçons ? Si vous regardez autour de vous, dans le détail, ne sommes-nous pas dans une société mettant en avant d’abord les garçons ? Une société dans laquelle c’est la parole des hommes qui est entendue, valorisée, systématiquement ? Est-ce que ça n’a pas amené à une résignation des filles, une acceptation de cette règle « le genre masculin l’emporte sur le féminin », au-delà de toute portée grammaticale ?
Et si on y réfléchissait ? On ne va pas refaire les règles de grammaire bien entendu, ni transformer les filles en garçons et inversement, cependant je n’ai pas vu, mais j’ai pu me tromper, d’idée, d’exemple, de point de débat concernant la question de l’égalité des filles et des garçons dans votre livre. Sujet au combien sensible il est vrai, mais fondamental, n’est-il pas ? Je cite Abdel Aissou s’exprimant lors de la réunion Citoyenneté et valeurs Républicaines au musée de l’immigration le 13 février 2015 "Si on arrive pas à faire bouger les lignes sur le sexisme alors on ne fera bouger aucune autre ligne : les femmes représentent 52% de la population mais sont traitées comme une minorité".
Enfin, pourquoi pas, en continuité de ce livre, aller vers un objectif commun ?
P185 de votre livre : « Pour moi, l’éducation ne doit pas être un facteur de clivage entre la gauche et la droite – en tous cas, pas dans les objectifs. »
Et si vous étiez à l’initiative – on ne peut plus innovante – de l’établissement d’un programme commun en matière d’éducation avec vos « adversaires » politiques de tous bords pour 2017 ? Si pour tous ceux qui le clament haut et fort « le plus important c’est l’éducation de nos enfants », alors ils ne pourraient qu’adhérer à la mise en place de cette démarche, cette avancée, ensemble, pour une meilleure école. Chacun aura certainement son idée pour faire. Mais les objectifs doivent être clairs, lisibles pour le public et communs. Qu'en pensez-vous ?
Pour finir une demande à vous faire : Monsieur Juppé votre cours « Devenir des Etats-Nations dans un monde globalisé » que vous avez enseigné au Québec mériterait d’être partagé ; un enseignant avec votre expérience, votre recul, c’est rare. Comment le plus grand nombre pourrait bénéficier de vos savoirs ? Peut-on envisager une publication à court terme ?
Dernière modification le mercredi, 28 octobre 2015