Hans Dillaerts : Vous êtes le créateur d’un Fab Lab au sein de la médiathèque de Pontivy, l’espace Kenere le Lab’ : Pouvez-vous revenir sur les origines de ce projet?
Julien Amghar : Le point de départ de notre Fab Lab en médiathèque fut un constat : l’activité d’animation multimédia est à un tournant. Les changements majeurs apportés par le numérique dans les savoirs et les savoir-faire font que les médiathèques doivent être des relais et ne peuvent se contenter d’être simples spectatrices de ces mutations.
C’est surtout en tant que membre de l’association RHIZOMES (promotion du logiciel libre) que j’ai pu amorcer un virage professionnellement. Suite à une discussion avec le trésorier de l’association, il y a un peu plus de 3 ans, sur le succès inespéré de leur stand lors du forum des associations de Saint-Philibert, avec la présentation du prototype d’une imprimante 3D « low cost » réalisée par une microentreprise lorientaise, le CreaFab.
En effet, à peine la machine avait-elle commencé à imprimer, que toute la foule présente s’est massée autour d’elle, laissant les autres stands déserts ! Et d’ajouter : « il faut que tu fasses cela dans ta médiathèque ! ».
De retour à Pontivy, j’en ai parlé à mon directeur qui n’en voyait pas l’intérêt. Mais un an plus tard, à l’occasion d’un changement de direction, j’ai présenté le dossier au nouveau responsable. Ce dernier résidant à Saint-Brieuc, il s’est renseigné sur ce qui se faisait au niveau du numérique dans la médiathèque de cette ville.
La réponse fut alors rapide et positive : les briochins avaient déjà pris le pas du numérique et un projet de Fab Lab était en train d’émerger….
Rapidement j’ai pris rendez-vous avec Xavier Hinault du CreaFab et nous nous sommes rendus à Lorient avec mon directeur, pour discuter de son imprimante low cost. En effet pour à peine plus de 500€, on repart avec une machine en kit !
Xavier Hinault nous a également parlé de sa formule formation imprimante 3D, ou pour 700€ on apprend pas à pas à construire sa machine et au bout de trois jours on repart avec !
En effet, nos critères de choix furent ceux d’une machine fiable, simple de fonctionnement, bon marché avec un « service après-vente » local. Et la machine construite à Lorient répondait à ces critères car nous n’avions pas de budget alloué pour cet achat, il fallait donc impacter le moins possible le budget global de la médiathèque.
Je suis donc allé pendant 3 jours au CreaFab, au tout début du mois de mai 2015, pour me former à la construction et à la réalisation de cette machine. Mais ici, je pense qu’il faut relater une anecdote qui a son importance pour tous ceux qui veulent se lancer dans l’impression 3D et n’y connaissent rien :
« (je relate cet événement à tous les collègues bibliothécaires venus voir l’« espace lab’ » à la médiathèque) le premier jour de la formation, en me garant sur le parking du CreaFab, je me suis dit que je n’y arriverai pas. Comment pourrais-je construire une imprimante 3D alors que je m’énerve à changer une ampoule chez moi ! Je suis donc allé voir Xavier Hinault, en lui expliquant que je pense que c’est hors de proportion par rapport à mes compétences et que je vais le dédommager de la première journée. Xavier a souri, il m’a dit :« maintenant que tu es là, tu vas voir c’est pas compliqué ! »
En effet, j’ai monté la machine, je l’ai installé dans la médiathèque, à l’espace multimédia, à l’entrée du 1er étage où tout le monde peut la voir, et en dessous j’ai collé une pancarte annonçant des ateliers d’initiation à l’impression 3D.
C’était il y a 2 ans et je descendais la machine une fois par semaine pour animer un atelier dans une ancienne réserve de la médiathèque qui servait de débarras. Et pour tout mobilier : une planche et des tréteaux ! C’était il y a 2 ans, avec un budget total de 700€.
HD : Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour la mise en place de ce Fab Lab ?
JA : Sur les difficultés on pourrait écrire un livre, voire une encyclopédie. Les difficultés sont d’ordre budgétaires, la baisse des dotations empêche la mise en place d’un budget lab’ dans notre médiathèque, c’est la volonté du directeur et le soutien aussi de sa hiérarchie, au niveau de la Direction Education et Culture, qui permet de tenir ce projet de Fab Lab à bout de bras.
Son principe de fonctionnement est simple : en échange d’achat de matériels pour la mise en place d’un lab’ en son sein, la médiathèque demande un volume d’animations auprès du public. Mais nous insisterons sur les questions de financement plus loin.
En fait, les contraintes, les difficultés matérielles et humaines sont palliées par ce qui fait l’essence même d’un lab’ : son côté collaboratif et mise en commun des moyens. Parmi les gens qui viennent assister en curieux aux ateliers d’initiation à la 3D, certains reviennent avec des idées, mais aussi un peu de matériel (une vieille carte électronique, une vieille voiture radiocommandée etc…).
C’est le moteur de notre fonctionnement : un peu d’investissement de la médiathèque et beaucoup d’ingéniosité et de débrouillardise, de ce qui forme le noyau dur des « makers » de notre espace lab’. Des gens qui viennent donner de leur temps et partager leurs passions, souvent électroniciens ou informaticiens, mais pas que, des collégiens, des papas qui accompagnent leurs enfants…
HD : Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour son financement ?
JA : Le financement, nous l’avons dit est le nerf de la guerre, mais pas que, et c’est ce qui permet à des projets assez minimalistes de lab’ de se créer et grandir. Mais il faut rester humble.
Et je suis conscient que notre budget de fonctionnement peut faire sourire, en effet en 2 années de fonctionnement, entre l’achat des équipements (machines, PC, petits matériels divers) et la rémunération de prestataires pour certains ateliers (drones, initiation Arduino…), nous sommes en dessous des 3000€. Ce qui fait sourire des collègues d’autres lab’ « petit budget, compétences limitées » m’a t’on même rétorqué une fois…
Concrètement, des moyens limités permettent seulement un développement à petite vitesse, on ne peut donc pouvoir prétendre à répondre à toutes les demandes et honorer des « commandes » de pièces 3D par exemple, nos machines sont d’abord des machines d’animations.
Donc, pas de difficultés de financement, mais un rythme d’investissement différent de grosses structures. Mais il faut insister sur le fait qu’il s’agit des fonds propres de la médiathèque et qu’il n’y a de budget spécifique alloué par la collectivité.
HD : D’un pont de vue architectural et mobilier, à quoi l’espace l’espace Kenere le Lab’ ressemble-t-il ?
JA : Kenere le Lab’ est installé dans une petite pièce qui servait de réserve pour la médiathèque, il a fallu aménager des « paillasses » de travail, pour installer les machines. Une fois encore, les aménagements se font au fur et à mesure, au gré des possibilités de la médiathèque.
HD : Comment ce Fab Lab est-il animé ? Combien de bibliothécaires sont impliqués dans le fonctionnement du dispositif ?
JA : À la base, moi, l’animateur multimédia, essentiellement pour des initiations au dessin 3D et à l’impression 3D. Puis des personnes venues pour des animations se sont proposées, notamment un collégien et un retraité, pour venir animer des ateliers Arduino, ou encore une personne qui avait vu un article sur le lab’ dans la presse locale, pour venir faire construire des drones…
Cependant avec l’essor du lab’, mon poste s’est transformé en un mi-temps au multimédia et au lab’.
Enfin, notre directrice passionnée de loisirs créatifs est venue ajouter sa pierre à l’édifice en proposant des ateliers de scrapbooking avec sa découpeuse à matériaux souples, qui a trouvé sa place parmi les machines du lab’.
HD : Quels types d’activités et d’ateliers sont organisés au sein de l’espace Kenere le Lab’ ?
JA : On me pose régulièrement cette question, des collègues d’autres lab’ ou des institutionnels. Et la réponse, un peu par bravade, est la même : « de tout, tout ce que l’on fait dans un vrai lab’ ! ».
C’est une boutade, mais elle illustre notre volonté, à la médiathèque, d’investir tous les champs du possible : la 3D, Arduino, Raspberry, drones, robotique (je mets à disposition du lab’, mon robot Nao !), atelier de bricolage et bien sûr loisirs créatifs. D’ailleurs, nous voudrions investir dans une brodeuse…
HD : À qui faites-vous appel pour toutes les questions relatives à l’assistance technique ? Ces missions sont-elles assurées par les bibliothécaires ? Par des personnes extérieures bénévoles ?
JA : Une fois encore c’est l’esprit Fab Lab qui nous permet de surmonter les problèmes techniques. Il est vrai qu’heureusement nous n’avons pas à payer des prestataires extérieurs comme ceux de la médiathèque (assistance technique des logiciels de bibliothèque, RFID, et j’en passe), car les dépannages sont hors de prix…
Ici c’est la débrouillardise et le « coup de main » de gens motivés qui nous permettent d’affronter les problèmes techniques. Surtout, pour le choix de nos machines, nous nous reposons sur une communauté les utilisant déjà.
Le meilleur exemple sont nos imprimantes 3D : construites à 60km de la médiathèque, le Fab Lab qui les réalise (le Creafab Lorient) est toujours disponible pour une réparation, un conseil et c’est vraiment salutaire quand on démarre, car, la somme d’informations techniques à engranger est énorme quand on débute.
HD : Quels sont les profils des usagers qui participent? L’espace Kenere le Lab’ a-t-il permis d’attirer de nouveaux usagers ?
JA : Nous le disions plus haut, cela va du collégien au retraité, de 12 à 77 ans. Cependant, le profil est d’abord le passionné ou celui qui baigne professionnellement dans l’électronique et l’informatique, l’aéromodélisme, la programmation, le jeu vidéo. C’est pour cela que les loisirs créatifs nous intéressent pour sortir un peu des clichés du geek des Fab Lab.
Nous voudrions aussi nous ouvrir sur l’art, nous avons d’ailleurs entrepris des démarches auprès de musiciens et de plasticiens, mais ce ne sont que des projets.
Notre objectif est de montrer qu’un lab’ est un espace réellement ouvert à tous et à toutes. Mais les clichés ont la vie dure…
Nous avons réussi surtout à attirer un public que perdent les bibliothèques : les ados. Certains repartent même avec une BD, un manga, un DVD après avoir assisté aux ateliers lab’. La victoire est modeste, mais mérite une mention. Il y aussi des gens qui ne fréquentent jamais les médiathèques et qui ne viennent dans nos locaux que pour les animations lab’.
HD : Quels sont les horaires d’ouverture ?
JA : C’est l’avantage d’être dans une médiathèque : nous sommes ouverts aux heures d’ouverture de l’établissement, soit 31h par semaine.
L’évolution de mon poste me donne des créneaux de présence sur le lab’, au moment d’affluence, le mercredi après-midi et le samedi. Sinon, il faudrait une bonne organisation avec une association ou des fonds importants si le Fab Lab avait un ou plusieurs salariés. Ici c’est l’animateur multimédia qui a 2 casquettes.
Il faut savoir jongler entre les demandes des personnes qui fréquentent l’espace multimédia, les collègues de travail, le Fab Lab. Et être polyvalent, ne pas avoir peur de monter et descendre des escaliers, car l’espace multimédia et le lab’ sont dissociés et n’ont pas du tout le même public.
Le premier est tout public, le second plus technique avec des questions souvent complexes. Ces deux publics ont des exigences différentes.
HD : Quels enjeux les Fab Lab soulèvent-ils pour les bibliothèques publiques et les bibliothécaires à votre avis ?
JA : La question est difficile car, elle mériterait un long développement à elle toute seule. Elle interroge aussi sur la place de la médiathèque dans l’accès à ces technologies : la médiathèque lieu de découverte et d’initiation ou espace technique à part entière ? Des machines de production ou d’initiation ?
Ma position est celle de l’humilité, je suis d’abord un professionnel des bibliothèques et pas un ingénieur, nous n’avons pas la volonté (ni la capacité) de supplanter les Fab Lab implantés dans de grandes villes universitaires par exemple.
La médiathèque, lieu où l’on se retrouve pour parler littérature, assister à une conférence, emprunter des livres, des magazines est aussi le lieu où l’on peut entrevoir et comprendre les technologies. Ce n’est pas une annexe d’une école de sciences, mais une fenêtre ouverte sur les sciences, accessibles à tous, sans exigence. C’est aussi l’enjeu des médiathèques, comme espace de découvertes et de connaissances.
Outre la fracture numérique, il y a aussi la fracture technologique. Je vois bon nombre de jeunes gens passés au lab’ et penser qu’ils sont « digital native », ils ont certes des compétences, mais aussi beaucoup de lacunes dans leurs connaissances.
La fracture est loin de se résumer à un accès à internet, mais aussi mesurer ce que l’on sait réellement… Voilà un peu plus de 2 ans que je travaille quotidiennement avec mes trois imprimantes 3D : et chaque jour j’apprends quelque chose, véritablement.
Il y a un autre point que je souhaiterai aborder sur cette question des enjeux soulevés par les Fab Lab implantés en médiathèque, celui de l’incompréhension, de professionnels du secteur, mais aussi de personnes extérieures. Il n’est pas rare d’entendre : « ce machin en bibliothèque », « ça sert à quoi ? – ça sert à rien ! », « vous feriez mieux d’acheter des livres neufs ! », « les imprimantes 3D ça détruit de l’emploi ».
Ou encore cette expression rapportée par un collègue, directeur de médiathèque, qui m’expliquait qu’on l’avait traité de « techno-béat ». J’aime beaucoup cette expression (ce n’était sans doute pas le but premier de son auteur ), mais elle montre l’affrontement des idées au sein du monde des médiathèques, et c’est cet affrontement que je trouve constructif.
Il doit nous guider, pour ne pas sombrer dans une « techno-béatitude» et rester conscient de notre mission et de nos compétences réelles. Donc, merci pour le « techno-béat », chaque jour il m’interpelle sur ce que je dois faire et sur la place que je dois garder.
HD : Êtes-vous en contact avec d’autres Fab Lab? À votre connaissance, existe-t-il beaucoup de Fab Lab aujourd’hui au sein du réseau des bibliothèques publiques ?
JA : Le contact avec les autres Fab Lab est essentiel, je suis issu non pas d’un Fab Lab, mais d’une association de promotion du logiciel libre (Rhizomes). Ce sont ses membres qui m’ont indiqué la marche à suivre, les personnes à contacter dans d’autres lab’ pour acheter mes machines, trouver des idées d’animations, obtenir du soutien technique, voir moral…
Sans lab’ pas d’autres lab’, sans les autres, rien pour soi, ou très peu et mal fait. Nos imprimantes viennent du Fab Lab de Ploemeur (le Créafab) et nous souhaitons tisser des liens avec le Fab Lab d’Auray…
À Kenere le Lab’, nous proposons un éventail assez large d’animations (loisirs créatifs, 3D, drones, robotique, Arduino, Raspberry, aéromodélisme, petites réparations sur des produits techniques du quotidien…), et bon nombre de médiathèques de la région sont venues nous voir pour s’inspirer de tout ou partie de ce que nous faisons.
Mais à ma connaissance, avec une telle latitude, je n’en connais pas. En général, les animateurs prennent un ou deux thèmes de prédilection et se concentre là-dessus. Nous, nous reposons sur les bonnes volontés. L’adage étant : « si tu sais, viens l’expliquer aux autres».
HD : Quel bilan personnel tirez-vous de l’espace Kenere le Lab’ ? Quelles perspectives d’évolution pour les années à venir ?
JA : Je me dis souvent : « si j’avais pu le faire plus tôt… ». Sinon, que c’est une expérience très enrichissante. La première fois que les collègues ont vu des drones voler dans la médiathèque, ils étaient dubitatifs, pensant « celui-là il est payé pour s’amuser ». Et puis ils se sont pris au jeu.
Aujourd’hui, quand une personne se présente à l’accueil et demande le Fab Lab, la réponse vient naturellement aux lèvres et ils proposent la plaquette des animations et parlent des principaux événements en lien avec le numérique. Même un drone qui fait du rase-motte au dessus des livres ne les dérange même plus !
Les perspectives sont, dans un contexte budgétaire délicat, d’amplifier notre mission, en investissant dans de nouvelles machines (notamment des découpeuses et autres fraiseuses). Pour constituer une véritable salle de machines, en délocalisant nos animations dans la salle dédiée de la médiathèque.
Pour nous permettre de développer notre « catalogue » d’animations et aussi de proposer au public une salle bien équipée pour répondre aux besoins. Avec un accès simplifié (pas d’adhésion ou de contrepartie financière, mais simplement l’achat des matières premières, comme le filament 3D).
HD : Pour finir cet entretien, avez-vous des conseils pratiques à donner aux bibliothécaires qui se souhaitent se lancer dans la mise en place d’un Fab Lab ?
JA : Le conseil de mon « professeur » Xavier Hinault : « ne pas avoir peur ». Juste commencer avec une imprimante 3D, faire des ateliers autour de ce thème, mettre la machine au service d’autres ateliers, pas que numériques, comme les loisirs créatifs avec le scrapbooking.
Le numérique s’exprimera par vos idées. Les machines ne servent qu’à amplifier vos souhaits.
HD : Des écueils à éviter?
JA : Comme dans toute aventure, il y a des jalousies, des incompréhensions, il faut juste bien s’informer, s’entourer d’une équipe de travail et les choses prendront forme naturellement.
Cela surprend beaucoup les collègues venus visiter le lab’, quand je leur dis que les choses prendront avec un peu de persévérance. Le seul écueil à éviter, c’est celui d’attendre !
(1)Julien Amghar est Docteur en Histoire Contemporaine, spécialiste en patrimoine bâti. Au niveau du numérique, il est aussi spécialiste des inventaires numériques du patrimoine et de la cartographie numérique. Son adresse courriel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
Article publié sur le site : https://dlis.hypotheses.org/1334#more-1334
Auteur : HANS DILLAERTS
Les billets du carnet et les images issues de notre production ou de banques d’images sous LCC sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.