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ParJustine Mandine, Étudiante à l'Université Aix-Marseille. Contexte de l’enquête : Cet article s’appuie sur un entretien mené dans le cadre de mon stage au LPED (Laboratoire Population-Environnement-Développement) à la fin de ma première année de Master de Mathématiques Appliquées Statistiques, où j’ai exploré les dynamiques éducatives au Togo. Le village d’Agoué, situé dans une région isolée et marqué par des défis structurels, illustre à lui seul les disparités et les inégalités qui caractérisent le système éducatif togolais.

L’entretien, mené avec mon ami togolais Francis, originaire de Lomé, s’est déroulé dans un cadre d’échange et de réflexion. Le 3 mai 2023, il s’est entretenu avec le chef du village, une figure centrale de la communauté. La rencontre a eu lieu sous un manguier majestueux, symbole traditionnel de rassemblement et de dialogue en Afrique de l’Ouest. Ce cadre était à la fois poétique et significatif : il reflétait l’importance de l’éducation dans la vie communautaire et la manière dont elle est discutée collectivement, avec émotion et pragmatisme.

À travers ce témoignage direct, enrichi par les observations de terrain, cet article met en lumière les réalités humaines derrière les statistiques. Les données officielles peuvent décrire une situation globale, mais elles ne capturent pas les sacrifices individuels, les rêves brisés et la résilience des familles qui luttent pour offrir un avenir meilleur à leurs enfants.

Dans ce contexte, l’éducation n’est pas seulement un droit ou un objectif de développement : elle est un acte de foi, une promesse pour demain, souvent compromise par les obstacles du quotidien.

Un enjeu vital pour le développement national

À Agoué, comme dans de nombreuses communautés rurales du Togo, l’éducation est perçue comme une condition indispensable pour sortir de la pauvreté et briser le cycle des inégalités. Sous le grand manguier où se tiennent les discussions communautaires, le chef du village observe avec attention les enfants prendre place dans leurs salles de classe rudimentaires. Leurs bancs, rafistolés avec des moyens de fortune, portent les stigmates des années d’utilisation mais aussi d’une volonté indéfectible de poursuivre l’apprentissage malgré tout.

« Ces enfants sont notre avenir », affirme le chef d’une voix grave, empreinte d’une conviction
profonde. « Mais pour que cet avenir soit lumineux, nous devons d’abord éteindre l’obscurité de la pauvreté et du manque de ressources. » Il poursuit, avec une tristesse palpable : « Ici, envoyer son enfant à l’école n’est pas une simple décision, c’est un sacrifice. Et c’est un sacrifice que trop de familles ne peuvent pas se permettre.»

Dans ce village, les défis liés à la scolarisation sont multiples et souvent accablants. Bien que l’éducation primaire soit officiellement gratuite au Togo, les frais annexes – fournitures scolaires, uniformes, manuels, et parfois même une contribution pour les enseignants volontaires – pèsent lourdement sur les budgets familiaux. À cela s’ajoute le manque de ressources humaines : les enseignants sont peu nombreux et souvent insuffisamment formés, ce qui limite la qualité de l’enseignement offert.

Le chef partage une anecdote poignante : « L’année dernière, un père est venu me voir. Il était désespéré. Il m’a dit qu’il devait choisir entre acheter des livres pour son fils ou nourrir sa famille. Que pouvais-je lui répondre ? Comment choisir entre l’éducation de demain et la survie d’aujourd’hui ? » Cette histoire, qui pourrait sembler anecdotique, est en réalité le quotidien de nombreuses familles d’Agoué.

Dans ce contexte, ce sont souvent les filles qui sont les premières sacrifiées. Privées d’école, elles sont assignées aux tâches domestiques, aux travaux agricoles, ou parfois mariées précocement pour alléger les charges financières familiales.

« C’est toujours les filles qu’on retire de l’école en premier », soupire le chef, visiblement affecté. « Pourtant, elles ont les mêmes capacités, les mêmes rêves que les garçons. Mais les traditions et les pressions économiques sont difficiles à surmonter. »

Malgré ces défis, les habitants d’Agoué continuent de croire en la puissance de l’éducation. Pour eux, envoyer un enfant à l’école est plus qu’un choix pratique : c’est une lutte pour un avenir meilleur, un combat contre les inégalités structurelles qui entravent leur communauté. 

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L’école du village d'Agoué Agoe Adougbalé, reflet des défis et espoirs de la communauté éducative

Un panorama historique contrasté

L’histoire éducative du Togo est marquée par des avancées significatives, mais aussi par des reculs tragiques. Dans les années qui ont suivi l’indépendance en 1960, l’éducation était au centre des priorités nationales. Des écoles furent construites dans des villages reculés, des enseignants locaux formés, et un discours optimiste émergea autour de l’importance de l’éducation comme levier de développement.

À Agoué, les anciens se souviennent encore de cette époque avec une certaine nostalgie. « Mes parents me disaient souvent qu’ils avaient eux-mêmes participé à la construction de l’école du village », raconte le chef. « Chaque brique posée représentait une promesse pour l’avenir, un engagement collectif pour donner à leurs enfants une vie meilleure. »

Cependant, cet élan fut brutalement interrompu dans les années 1980, lorsque le Togo dut faire face à une crise économique majeure. Les programmes d’ajustement structurel, imposés par les institutions financières internationales, entraînèrent des coupes drastiques dans les budgets publics, y compris dans le secteur de l’éducation. Ces décisions, bien qu’intentionnées pour stabiliser l’économie, eurent des conséquences dévastatrices pour les zones rurales comme Agoué.

« À un moment, il n’y avait plus qu’un seul enseignant pour tout le village », se remémore le chef, les yeux emplis de tristesse. « Il faisait de son mieux, mais comment enseigner correctement à autant d’élèves à la fois, sans matériel, sans soutien ? » Les écoles se vidèrent, les bâtiments tombèrent en ruine, et une génération entière d’enfants fut privée de l’opportunité d’un apprentissage de qualité.

Aujourd’hui, malgré les efforts pour réparer les dégâts, les stigmates de cette période demeurent. Les infrastructures restent insuffisantes, le nombre d’enseignants qualifiés est toujours trop faible, et les disparités entre les zones rurales et urbaines continuent de croître.

Des disparités géographiques alarmantes

Le chef du village d’Agoué ne mâche pas ses mots lorsqu’il décrit l’écart gigantesque entre les écoles urbaines et celles des zones rurales comme la sienne.

« Lorsque je vais à Lomé, je vois des enfants qui étudient dans des salles bien équipées, avec des bureaux solides, des tableaux modernes, des bibliothèques bien fournies et parfois même des ordinateurs. Ici, chez nous, c’est tout l’inverse. Nos enfants s’asseyent sur des bancs fissurés ou parfois directement par terre, partagent des manuels déchirés, et doivent écrire sur des cahiers qui ont déjà servi à plusieurs autres avant eux. Cela nous donne l’impression que nos enfants sont oubliés. »

Dans les villes, les infrastructures scolaires reflètent une certaine modernité et un soutien accru de la part des autorités ou des ONG. À Lomé, il n’est pas rare de voir des écoles dotées de laboratoires, de bibliothèques ou même de connexions Internet permettant aux élèves d’explorer le monde. À Agoué, en revanche, les défis commencent dès le trajet pour se rendre en classe. La majorité des élèves parcourent plusieurs kilomètres à pied, souvent sous un soleil écrasant ou à travers des chemins boueux après les pluies.

« L’autre jour, une des salles de classe s’est effondrée à cause d’une forte pluie », raconte le chef avec tristesse. « Heureusement, c’était après les cours et personne n’était dedans. Mais cela aurait pu être une catastrophe. Les parents ont peur d’envoyer leurs enfants dans des bâtiments qui ne tiennent plus debout. »

La distance, les infrastructures précaires, le manque d’enseignants qualifiés et les ressources
pédagogiques limitées créent un environnement éducatif hostile.

Malgré cela, la détermination des élèves reste remarquable. « Une petite fille de notre village marche plus d’une heure chaque jour pour venir en classe. Ses chaussures sont usées, ses pieds souvent couverts de poussière, mais elle continue de sourire. Elle m’a dit un jour :« Je veux devenir docteure pour soigner tout le monde ». Comment ne pas être ému devant une telle volonté ?

Ces disparités ne sont pas seulement géographiques, elles sont également symboliques. Elles montrent à quel point les opportunités éducatives au Togo sont inégalement réparties et comment cela alimente un sentiment d’abandon dans les communautés rurales. 

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Carte d’Agoué et de Lomé où il existe des contrastes éducatifs et géographiques
Libre de droit d'auteur – Réalisée par Mlle Justine Mandine pour Educavox

La pauvreté, un obstacle omniprésent

La pauvreté est le principal frein à l’éducation dans le village d’Agoué. Bien que l’éducation primaire soit officiellement gratuite, les coûts cachés rendent l’accès à l’école difficile, voire impossible, pour de nombreuses familles. « Acheter des cahiers, des crayons ou même un uniforme représente un luxe pour beaucoup ici », explique le chef. « Et même lorsque ces frais sont couverts, il reste le manque à gagner pour les familles. Chaque enfant qui va à l’école est un enfant qui ne peut pas aider aux champs ou aux tâches domestiques. »

Les récits des habitants reflètent l’ampleur du dilemme auquel ils sont confrontés. Le chef se rappelle un père qui, désespéré, lui a confié : « Si je dois choisir entre nourrir mes enfants aujourd’hui ou leur offrir une éducation, je choisis de leur donner à manger. Comment pourrais-je faire autrement ? » Ces choix tragiques, dictés par la nécessité, mettent en lumière la précarité structurelle dans laquelle vivent ces familles.

Les filles sont particulièrement touchées par ces réalités. Lorsqu’une famille est contrainte de réduire les dépenses liées à l’éducation, ce sont elles qui en pâtissent en premier. Souvent, elles sont retirées de l’école pour s’occuper de leurs frères et soeurs plus jeunes, aider dans les champs, ou même être mariées précocement pour alléger la charge économique de la famille. 

« Chaque fille retirée de l’école est une opportunité perdue pour notre village », déplore le chef. « Ce sont elles qui pourraient devenir enseignantes, infirmières ou entrepreneures. Mais nous continuons à les priver de leur chance. »

La pauvreté ne se limite pas à des contraintes matérielles. Elle engendre également un désespoir latent qui freine les ambitions et brise les rêves.

« Lorsque les parents eux-mêmes n’ont jamais été à l’école, ils ne voient pas toujours l’intérêt d’y envoyer leurs enfants. Ils pensent que cela ne changera rien. C’est un cercle vicieux. »

Le rôle clé des parents et des communautés

Malgré ces défis, la communauté d’Agoué ne reste pas les bras croisés. Sous l’impulsion du chef, des initiatives locales ont vu le jour pour soutenir l’éducation et compenser, autant que possible, l’absence de soutien extérieur. « Nous avons compris que si nous n’agissons pas nous-mêmes, personne ne viendra nous aider », explique-t-il.

Chaque mois, les habitants se réunissent sous le grand manguier pour discuter des besoins les plus urgents de l’école. Ces réunions, qui rassemblent parents, enseignants et leaders communautaires, sont devenues une plateforme essentielle pour mobiliser les ressources locales.

« Ce n’est pas facile de convaincre tout le monde, surtout lorsque les parents n’ont jamais été à l’école eux-mêmes », admet le chef. « Mais je leur dis toujours : « Si nous ne donnons pas une chance à nos enfants, qui le fera à notre place ? »

Grâce à ces efforts collectifs, la communauté a réussi à rénover certaines salles de classe, acheter quelques manuels supplémentaires, et même organiser des repas pour les élèves les plus démunis. Les mères, en particulier, jouent un rôle central dans cette mobilisation.

« Elles se relaient pour préparer des repas ou nettoyer les salles de classe. Elles font cela parce qu’elles croient en l’avenir de leurs enfants. »

Le chef reste convaincu que la solidarité communautaire est la clé pour surmonter les obstacles.

« L’éducation n’est pas seulement une affaire de gouvernement ou d’enseignants. C’est une responsabilité partagée par toute la communauté. Ensemble, nous pouvons faire une différence. »

Vers un avenir éducatif inclusif et équitable

Malgré les défis, le chef d’Agoué garde espoir.

« Je rêve d’un jour où notre école aura une bibliothèque, des ordinateurs, et même une connexion Internet. Je sais que cela semble impossible aujourd’hui, surtout avec les défis que nous rencontrons pour accéder à l’électricité et à une connexion Internet fiable. Mais si nous ne rêvons pas grand, nous n’avancerons jamais. Ces innovations sont essentielles pour notre avenir, et malgré les obstacles, je garde espoir.»

Les enfants du village, malgré les obstacles qu’ils affrontent, partagent cette vision optimiste.

« Je veux devenir docteur pour aider mon village », déclare une fillette de 12 ans, les yeux brillants d’enthousiasme. À ses côtés, un garçon ajoute : « Moi, je veux être enseignant, pour que personne n’ait à abandonner l’école comme ma soeur. »

Pour réaliser ces rêves, le chef appelle à une collaboration renforcée entre les autorités locales, les ONG, et les partenaires internationaux.

« Nous sommes prêts à faire notre part, mais nous avons besoin d’aide. L’éducation est notre priorité, car si nous investissons dans nos enfants aujourd’hui, ils transformeront notre communauté demain. »

Ces mots, portés par une conviction sincère, résument l’essence même du combat d’Agoué pour l’éducation : une lutte collective, empreinte de courage et d’espoir, pour offrir aux générations futures les outils dont elles ont besoin pour bâtir un avenir meilleur.

Justine Mandine pour Educavox.

Bibliographie :

1. UNICEF. (2019). Enquête à indicateurs multiples (MICS) : Analyse de la scolarisation et des conditions d’accès à l’éducation au Togo.
2. Ministère de la Planification, du Développement et de l’Aménagement du Territoire, Direction Générale de la Statistique et de la Comptabilité Nationale. (2015). Enquête Démographique et de Santé (EDS) 2013-2014 : Rapport national des résultats.
3. UNICEF. (2021). Rapport de suivi de l’éducation au Togo : Accès et qualité de l’enseignement scolaire.
4. Lange, A. (1988). Les défis de la scolarisation au Togo : 1980-2001. Paris : Éditions Pédagogiques.
5. Pari, A., et al. (2020). Les inégalités d'accès à l'éducation et les politiques publiques au Togo : Rapport de situation.
6. UNESCO. (2021). Le financement de l’éducation et la répartition des ressources au Togo : Vers un modèle plus équitable ?
7. Husson, G., et al. (2013). Redoublement, abandon scolaire et accès à l’éducation secondaire au Togo. Lomé : Université de Lomé
8. Justine MANDINE. (2023). Rapport de stage : La scolarisation et la scolarité des jeunes enfants au Togo, Laboratoire Population Environnement Développement (LPED), Valérie Delaunay

Autrice : Justine Mandine
Photos : Carte d'Agoué au Togo - Libre de droit d'auteur – Réalisée par Mlle Justine Mandine pour Educ@vox
L’école du village d'Agoué Agoe Adougbalé, reflet des défis et espoirs de la communauté éducative - IStock Credit Africanway
Carte d’Agoué et de Lomé où il existe des contrastes éducatifs et géographiques - Libre de droit d'auteur – Réalisée par Mlle Justine Mandine pour Educavox

Dernière modification le vendredi, 13 décembre 2024
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