Le langage des crises
Didier Fassin inscrit sa trajectoire dans la lignée des grands penseurs du XXe siècle. A sa leçon inaugurale, il a fait référence dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et du régime de Vichy aux vies tragiques de Walter Benjamin (1892-1940) – confronté à la fermeture de la frontière des Pyrénées - et de Marc Bloch (1886-1944) – lois d’immigration des Etats-Unis. Didier Fassin cite également Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui a pu s’exiler aux Etats-Unis et pour lequel cette période a été très féconde pour ses recherches.
Didier Fassin Leçon inaugurale - Collège de France © Patrick Imbert
Les travaux de Didier Fassin alertent sur les conditions de vie des plus précaires, il étudie les inégalités sociales de santé, la population carcérale…
Didier Fassin appelle à une vigilance face aux langages de crise qui produisent des effets sur la peur et la temporalité, et donc une mise à l’épreuve de la démocratie. Si les sciences sociales permettent de comprendre les crises de différentes natures, elles doivent interroger le discours de crise qui peut ne pas correspondre à la réalité d’une crise. L’anthropologue préfère employer « situation critique » plutôt que « crise ».
Didier Fassin réfute la crise migratoire et conteste l’emballement médiatique. Au cours de son intervention, il a fait part de son incompréhension sur le traitement actuel des personnes fuyant leurs pays, en comparaison à l’accueil des boat people des années 1970. La crise légitimerait une normalisation de mauvais traitements pour les populations marginalisées et défavorisées. Le chercheur constate que la crise du réchauffement climatique a mis du temps à être reconnue et à être prise en compte par les pouvoirs publics. En se référant à la crise sanitaire récente, il a indiqué qu’une crise en cache souvent une autre comme celle de l’état des hôpitaux.
« Qu’est-ce-que ça fait d’être un problème ? »
Didier Fassin énonce également les points aveugles des sciences sociales, longtemps non centrées sur les positions des pays du Sud et les représentations du point de vue des minorités. Il a cité « Les Damnés de la terre » de Frantz Fanon (1925-1961) et « The Souls of Black Folk » publié en 1903 par W.E.B. Du Bois (1868-1963) ; Didier Fassin a lu cette phrase du personnage du boy à la résonance étrangement actuelle pour une frange de la population : « Qu’est-ce-que ça fait d’être un problème ? »
Dans son intervention, il évoque aussi la pression sur le choix de sujets d’études en Sciences sociales et notamment l’effet d’autocensure, certains thèmes étant liés à une possible controverse. Car comme le souligne le chercheur, les questions morales sont souvent indissociables des enjeux politiques.
Didier Fassin ne craint absolument pas de défendre ses opinions comme anthropologue et citoyen, il a revendiqué « Le courage de la vérité » du titre de l’ultime leçon de Michel Foucault (1926-1984) au Collège de France. Intellectuel soucieux de l’humain et aux prises de position très affirmées voire tranchées, Didier Fassin est l’auteur d’une parole libre et politique qui va à contre-courant de ce qui est entendu notamment dans les médias ou dans l’opinion. Didier Fassin a conclu son intervention en citant le philosophe Claude Lefort (1924-2010) : « Ne pas se laisser engloutir dans l’océan des opinions, ni aveugler sous le choc des événements, contourner les places où chacun s’est fixé pour donner abri à ses certitudes. »
A partir du 5 avril commenceront les cours Les épreuves de la frontière et le 31 mai sera proposé le colloque Racial borders.
Fatma Alilate
https://www.college-de-france.fr/
Dernière modification le mercredi, 31 mai 2023