En 2016 le film « La fabrique du citoyen » [1] à l’appui d’archives inédites et de nombreux témoignages, souligne bien le rôle de la société civile dans l’édification de la République et son évolution.
En avril 2022, les bibliothécaires de Bordeaux proposent 60 rendez-vous sur le thème « La fabrique du Citoyen #7. En avant l’esprit critique ! » Le groupe s’est posé la question suivante : « Qu’est-ce qu’être citoyen et peut-on fabriquer des citoyens ? »
Le 11 janvier 2022, le président de la République Emmanuel Macron a reçu le rapport de la commission présidée par Gérald Bronner « Les lumières à l’ère numérique ». [2]
En se référant à des études qualitatives et quantitatives, ce rapport met l’accent sur le fait que : « dans un monde où quantité d’informations proviennent désormais d’internet et des réseaux sociaux…» [3] se développent « les mécanismes psychosociaux de la désinformation» [4]
Les comportements des citoyens seraient dépendants des mécanismes psychosociaux de la désinformation et il conviendrait alors de pallier à ce biais par des interventions à visée éducative : « La piste d’action qui semble la plus prometteuse contre les effets délétères de la désinformation est celle du renforcement de la formation à l’esprit critique et de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) » [5]
Partir des « effets de la désinformation » et de la distinction « du vrai et du faux sur internet », permet-il d’éviter un débat sur la vérité ?
Dans le chapitre 1, cette question est abordée non sur une mise en perspective de la désinformation dans les différentes approches du concept de « Vérité » mais sur celui des effets psychosociaux de la désinformation : « contenu d’information ou ensemble de contenus d’information faux ou inexact(s), créé(s) avec l’intention délibérée d’induire les gens en erreur» [6]
La théorie du complot renvoie à un récit produit par « un groupe généralement restreint poursuivant un but légalement ou moralement répréhensible »[7]
Ce rapport apporte-t-il un nouvel éclairage sur la place du citoyen dans le débat sur la « Vérité » ?
Propose-t-il une nouvelle approche du citoyen qui serait distincte de celle de la ligue de l’enseignement qui souligne « le rôle de la société civile dans l’édification de la République » ?
Les bibliothécaires de Bordeaux proposent « l’accompagnement, l’ouverture sur les possibles, la circulation d’idées. On n’est pas dans le jugement de ce qu’il faut penser mais dans le respect de la diversité». De quelle conception du citoyen sont-ils-elles proches ?
Le rapport choisit : « L’étude des mécanismes psychosociaux de la désinformation ». Des études permettent de considérer que « les réseaux sociaux constituent une porte d’entrée importante vers la désinformation, quand bien même elle est probablement minoritaire dans l’ensemble des contenus d’actualités qui y circulent »[8]
Elles orientent la réflexion sur le public concerné, sur les effets sur l’espace public et sur une conception des mécanismes psychosociaux.
Une approche sociologique permet de définir la catégorie du public concerné : « On sait par ailleurs que les personnes les plus affectées par un sentiment ou une crainte de précarisation, de stigmatisation, ou de déclassement sont particulièrement à risque de céder aux théories du complot »[9]
Cependant l’approche psychologique permet de dépasser cette stigmatisation d’une catégorie sociale en donnant d’autres indicateurs : « La raison pour laquelle il arrive aux individus de se fier à de fausses informations relève probablement moins d’une motivation à y croire que de la simple incapacité à les identifier comme fausses »[10] « il semblerait donc que la crédulité résulte dans bien des cas d’un défaut de vigilance cognitive »[11]
Les effets de la désinformation et d’une de ses conséquences, la théorie du complot, agissent au sein de l’espace public : « Enfin, la défiance à l’égard des médias, des institutions et du gouvernement est un facteur corrélé tant avec la fréquentation sur internet de sources d’informations non fiables qu’avec l’adhésion à la théorie du complot »[12]
Pour expliquer que le public soit influencé en fonction de ces critères sociologiques et psychologiques par les médias sociaux et les réseaux sociaux, le rapport propose une porte d’entrée « les mécanismes psychosociaux ».
Cette notion est au centre de la proposition sur la désinformation. L’absence de débat sur le concept de vérité ne permet pas au lecteur d’en saisir la véritable finalité, elle autorise une interprétation référencée comme la propose Humberto Eco dans Lector in Fabula [13] loin d’être passif le lecteur présuppose un sens parmi d’autres au texte. Deux termes rémanents dans le rapport, « mécanismes » et « individus », retiennent plus particulièrement l’attention. Le terme « mécanisme » introduit une approche philosophique dans la tradition de Descartes qui propose l’assimilation des êtres vivants à des machines et qui oriente vers une problématique des sciences du vivant qui décrit et analyse les propriétés structurelles et fonctionnelles [14]
Le terme « individu » renvoie à une conception d’une société formée par une somme d’individus qui reçoivent les messages transmis par les média et réseaux sociaux en dehors de toute collectivité.
Leur comportement serait alors influencé par la fausse information énoncée ou publiée, ils adhéreraient alors à la théorie du complot et ils passeraient à une action individuelle ou collective qui porterait atteinte aux institutions.
Si le citoyen est sujet à subir ces mécanismes, la raison en serait ses aptitudes cognitives et physiologiques, « avares cognitifs », « défaut de vigilance cognitive », sensibilité à la répétition de l’information. Certaines situations sociales, telle que la précarité ou la crainte de la précarisation, inciteraient à « céder aux théories du complot».
Cette lecture du texte le situe épistémologiquement proche des modèles biologiques : N’évoque-t-elle pas le modèle du paradigme de la psychologie scientifique, le behaviorisme qui propose qu’un comportement observable est conditionné par un mécanisme réflexe à un stimulus, ici une information, et une soumission de l’individu à son environnement, ici précarisation ou crainte de la précarisation ?
La psychologie cognitive se construisit à partir de ce modèle en y intégrant deux courants D’une part, l’interprétation du stimulus par l’individu dépasse le stimulus lui - même. D’autre part, la gestion des informations par le cerveau humain serait proche de celui des machines à calcul dont les algorithmes de l’informatique ont permis le développement. Ce processus cognitif serait complété par la « manière de raisonner » qui montre que nous sommes équipés de deux systèmes de traitement de l’information : « le premier rapide et intuitif ; le second plus lent et réflexif » [15]
Le chapitre 1 de ce rapport ferait le choix d’une théorie psychologique qui modélise une certaine conception de l’esprit humain :
Le comportement d’un individu serait selon le rapport, conditionné aux influences des informations qui font partie de son environnement.
Il se définirait par son incapacité à réagir aux effets négatifs, à identifier le vrai du faux, il ferait preuve de défaut de vigilance cognitive et donc d’une sensibilité à la théorie du complot. Un passage conforte cette conception de l’individu quand il est la cible de mécanismes psychosociaux : la formule « l’être humain se trouve dans un état de dépendance épistémique à l’égard de ses semblables »[16] elle fait le choix d’une conception du développement des facteurs cognitifs comme fait social uniquement tributaire des stimuli de son environnement social.
Si les neurosciences sont prudentes dans ce domaine, des pratiques dans la société contemporaine mettent en oeuvre ces mécanismes psychosociaux, comme par exemple dans le champ économique avec la régulation des marchés et le développement de la consommation, la gestion entrepreneuriale avec le management, l’adhésion à la décision politique avec la propagande.
Ne serait-il pas ici nécessaire de mettre en débat cette conception de l’Humain avec les propositions qui sont élaborées par d’autres courants de la psychologie tout autant réputés et argumentés que celui choisi dans le rapport, basé sur la binarité de deux systèmes du traitement de l’information : « le premier rapide et intuitif, le second plus lent et réflexif, susceptible de nous faire revenir sur une évaluation du premier » [17]
Dans Altérité et Transcendance, Emmanuel Lévinas [18] s’interroge sur la globalité de la notion de l’Être.
Il propose une mise en perspective de la notion d’altérité, réflexion culturelle sur la place du rapport à l’autre dont il n’est pas possible de faire l’impasse quand il est question de la transmission de connaissances.
Ce regard vers l’Humain fait défaut dans l’élaboration des propositions du rapport qui envisage que hommes et femmes ne seraient que de simples « individus » qu’il s’agirait de former pour éviter qu’ils ne soient influencés par des mécanismes psychosociaux.
Trois éléments importants ne sont pas pris en compte :
- Le premier porte sur le regard et l’accueil de l’autre. Il nous renvoie à nous-même et se traduit par l’aptitude à la coopération et à l’acceptation du conflit.
- Le second est lié au précédent, la hiérarchie n’existe pas quand il y a coopération et acceptation du conflit.
- Le troisième porte sur la formalisation des deux précédents et se traduit par l’acceptation de la différence.
Ces éléments introduisent une nécessaire réflexion sur la méthode et renvoient à l’ethnométhodologie initiée par Georges Devereux dans « de l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement ». Ces mécanismes psychosociaux sont à l’oeuvre dans l’espace public et/ou privé.
Sur les réseaux, les informations s’échangent, les transactions de toute nature se font, les controverses, les oppositions s’expriment. Ils ont une particularité: la présence physique des émetteurs et des récepteurs est absente ; les informations ne portent que sur des représentations d’images et de textes, produits par des algorithmes.
Les conséquences des mécanismes psychosociaux de la désinformation ne seraient pas le fait des qualités propres de chacun, de chacune mais ils seraient de la responsabilité des informateurs qui les mettent en ligne à partir d’une conception de la psychologie et de la sociologie correspondant à leurs objectifs. Ce sont alors les décideurs émetteurs qui ont des conceptions économiques, sociales et politiques qui génèrent les mécanismes psychosociaux de la désinformation et non les récepteurs.
Les références choisies par les auteurs du rapport posent deux interrogations sociologiques, l’une porte sur les récepteurs influencés par les mécanismes psychosociaux, l’autre sur les émetteurs producteurs de ces mécanismes.
L’approche psychologique et sociale des usagers des réseaux sociaux présentée dans le rapport étudié, fragmente la population en catégories qui répondent à des critères économiques ou cognitifs.
Dans ce type de représentation des usagers, on peut s’interroger sur la place qui est donnée au citoyen et aux principes de la République Française « Liberté, Egalité, Fraternité ».
On peut envisager un autre modèle, celui de « L’éducation populaire » qui fait le constat qu’une énergie collective existe quand il est donné l’occasion de partager. C’est ce qui unit, ce qui libère en donnant aux gens l’occasion de penser par eux-mêmes de penser par là soi-même, l’idéal des Lumières.
Philippe Meirieu [19] fait cette proposition sociologique et politique dans le film « La fabrique du citoyen ».
Les individus ne sont pas seuls confrontés aux mécanismes psychosociaux, ils n’ont pas besoin d’une décision bureaucratique qui décide de leur formation, ils vivent au sein d’une société dans laquelle ils ont la possibilité de s’associer. Collectivement, ils peuvent mener les combats qu’ils jugent nécessaires contre les émetteurs des fausses nouvelles et des complots supposés qui circulent sur l’ensemble des réseaux. Par le dialogue, la controverse, ils peuvent être à même de mettre à jour les intérêts et les objectifs des auteurs de la désinformation.
Cette sociologie ne fragmente pas la population, elle conçoit qu’elle est une collectivité capable d’analyse et d’action qui pondère les injonctions gouvernementales et modifie les rapports sociaux basés en n’attribuant pas une place centrale à l’individu.
Cette conception sociologique s’inscrit dans une représentation démocratique.
Elle nécessite toutefois deux préalables, l’un concerne l’accès au savoir, l’autre la disponibilité temporelle personnelle. L’accès au savoir, aux connaissances, nécessite un contexte politique favorable. Il suppose plus d’égalité de temps disponible, en prenant en compte les capabilités de chacun. Il est alors possible de modifier l’injonction « travailler plus, pour gagner plus » en la proposition « travailler pour comprendre et rencontrer les autres ».
Les temps disponibles en dehors des activités professionnelles, ménagères, éducatives de la parentalité sont indispensables mais doivent être libérés d’une société de consommation pour devenir des temps pour penser et avoir le temps de rencontres basées sur l’altérité.
Cette orientation se retrouve dans le mouvement de « l’Education populaire » présenté dans le film « La fabrique du citoyen ». On retrouve aussi cette orientation dans le projet mis en oeuvre par les bibliothécaires de Bordeaux, « La fabrique du citoyen # 7 ».
Cette orientation diffère de celle privilégiée dans le rapport présenté au Président de la République.
Dans ce rapport en effet, l’espace public serait composé d’une addition d’individus dépendant de mécanismes psychosociaux.
Cette conception s’écarte de celle d’une organisation collective d’hommes et de femmes qui produisent leur propre analyse et controverse autour des origines économiques, sociales et politiques de ces mécanismes psychosociaux.
Dans le rapport, l’abondance des sources bibliographiques, d’ailleurs difficilement consultables et la plupart du temps payantes, ne suffisent pas à rendre le texte crédible ; la crédibilité vient de la confrontation des sources pour saisir le point de vue épistémique choisi qui, dans le cas de ce rapport, engage l‘action publique dans une direction précise à partir d’une conception de la personne humaine et d’un choix de l’action publique.
La place donnée aux mécanismes psychosociaux est- elle liée à une volonté de consensus ou accepterait-elle le dissensus?
Les controverses sur les conceptions épistémologiques de ce rapport éviteraient la perception d’une société conçue comme fragmentée par des critères cognitifs, économiques et sociaux, inapte à comprendre les mécanismes psychosociaux.
Ce rapport s’attache à une volonté de former « l’esprit critique » pour éviter les effets de ces mécanismes sur une population qui n’aurait pas la capacité « cognitive » d’en faire la critique. Ce choix présente le danger que le public utilise ce raisonnement contre le pouvoir qui s’en saisit, il crée un doute sur les mécanismes psychosociaux que le pouvoir politique pourrait utiliser à leur égard.
Il peut alors inciter à la défiance, être facteur de désinformation et théorie du complot. N’existe-t-il pas là une réponse à la question : pourquoi le citoyen se détourne-t-il des offres constitutionnelles de participation à la vie politique?
Quand il s’agit de formation pour éviter la désinformation et la théorie du complot, le rapport propose une prévention auprès des citoyens déterminée par des critères qui leur échappent et qui n’ont pas donné lieu à un débat collectif et contradictoire sur leur appréhension de la question.
Nous nous trouvons donc en présence d’un modèle éducatif basé sur des directives de formation interprétant des résultats, modélisant et théorisant les faits de la vie quotidienne dont la base est le pari d’une politique publique qui se définit en ces termes : « dés lors la piste d’action qui semble la plus prometteuse pour lutter contre les effets délétères de la désinformation est celle du renforcement de la formation à l’esprit critique et de l’éducation aux médias et à l’information » [20]
Cette conception laisse peu de place à l’esprit critique puisqu’elle impose le choix d’une approche univoque qui sert de bases aux propositions. Quant à l’éducation aux médias et à l’information, l’étude proposée des mécanismes psychosociaux ignore les autres approches de ce domaine et elle ne prend pas compte les débats sur « le système technicien » et sur la distinction entre information et communication. La conception du citoyen étant en jeu, on ne peut faire l’économie d’une approche ontologique qui fait aussi défaut dans le chapitre 1 du rapport.
En écart avec une représentation univoque des « individus » soumis à des biais cognitifs et qu’il s’agirait alors simplement de former, ne faut il pas proposer d’autres approches prenant en compte la diversité des situations dans lesquelles les échanges permettent collectivement le débat et l’élaboration d’ « une pensée complexe »[21]Les choix faits dans une perspective programmatique doivent en tenir compte.
Des débats contradictoires et collectifs permettent de faire de chacun et de chacune un acteur de la décision prise. Sans ce temps libéré de la vie professionnelle pour débattre, peut-il y avoir une démocratie ?
Pr. Alain Jeannel
Toutes les références sont accessibles en ligne.
[1] https://memoires.laligue.org:archive:video:la-fabrique-du-citoyen
[2] Rapport Commission Bronner(elysee.fr)
[3] op.cit. p.29
[4] op.cit. Chapitre 1 p. 29 à 38
[5] op.cit. p.38
[6] op.cit. p.16
[7] op.cit. p.7
[8] op.cit. p.31
[9] op.cit. p.37
[10] op.cit. p34
[11] op.cit. p.35
[12] op.cit. p.36
[13] en PDF, EPUB https://1001ebooks.com- romans gratuits- umberto eco…
[14] Théry Frédérique. « Le concept de mécanisme en biologie ». Philosophie, science, et société 2015
[15] op.cit. p.35
[16] op.cit. p.29
[17] op.cit.p.35
[18] Consulter l’article d’Arnaud Clément « Altérité et humanité :Robert Gros, commentateur de Levinas » Cahiers de philosophie de l’univerité de Caen (56 / 2019 en ligne.
[20] op. cit. p.38
[21] Le défi de la complexité.Edgard Morin à l’USI – sur youtube
Dernière modification le dimanche, 20 novembre 2022