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Une maxime célèbre de La Rochefoucauld indique qu’il y aurait plus de défauts dans l’humeur que dans l’esprit. Nos travers, ainsi conçus, procèderaient en totalité de ce phénomène psychique sujet au changement : y compris les insuffisances de notre jugement, y compris les limites de notre intelligence. Trop de caractère finirait donc par nuire au caractère, trop d’humeurs tuerait l’esprit.

Et avoir du caractère, c’est finalement en un certain sens se montrer fragile et vulnérable face aux assauts de ces phénomènes incontrôlés, dont les provenances et les mécanismes nous échappent : renvoyant aux profondeurs sourdes de notre physiologie la plus organique, à la chimie de nos hormones, à la complexion de nos gènes. Il y a certes une part de vérité dans cette opinion : tant il est vrai que les pulsions et les tendances spontanées sont les pires freins à notre réflexion. On ne peut penser que dans un certain silence des passions, dans le calme stimulant de l’introspection et du recueillement – hors d’atteinte des sollicitations extérieures, des diversions multiples d’un environnement contraire à nos pensées.

Mais il y a aussi une illusion manifeste dans cette croyance en l’autarcie de l’esprit : celui-ci ne vit, ne prospère et ne s’exprime qu’au travers de certaines humeurs, positives et dynamisantes.

Car le calme d’une attitude introspective est lui aussi une forme d’humeur, une complexion spécifique de nos émotions, une disposition particulière de notre corps. On ne « sort » donc pas de ses humeurs, on est pris en elles en jouant de manière permanente les unes contre les autres. Il convient alors, plutôt que de prétendre les maîtriser, mieux les connaître et davantage en disposer. Et l’éducation, qui se définit comme l’activité de développement harmonieux de l’esprit, est donc fondamentalement une question de « bonne humeur ».

Que l’esprit et l’humeur soient liés, c’est là une vérité psychique que chacun peut sentir.

Spinoza n’hésitait pas à faire de la joie le sentiment suprême de l’activité intellectuelle. Il y a de la jubilation dans la marche de la réflexion, du bonheur dans l’exercice accompli de son intelligence. Inversement, les mauvaises pensées, les incapacités à faire un usage efficace de ses facultés, sont toujours l’effet ou la cause de mauvaises humeurs. L’humeur pure, dépourvue de tout esprit, ne serait pas de l’humeur mais de l’instinct, pulsion animale à l’état brut… soit le contraire de ce qu’on appelle justement l’humeur, qui spécifie la personnalité désirante et agissante d’un homme.

De la même manière un esprit sans humeur serait tout aussi réel, nous dit Alain, qu’un cercle parfait : cela n’existe pas autrement qu’au travers d’une représentation conceptuelle, par une opération tout aussi abstraite que contraire à toute réalité constatée et constatable. Qui s’observe en train de penser reconnaîtra alors la prégnance de ses « état d’âme » et autres « états d’esprit ». L’activité de penser relève d’une disposition de sa physiologie, fructueusement orientée vers la réflexion, par une subtile canalisation de ses envies remises à plus tard et de ses désirs spontanés.

La bonne pédagogie est d’abord un art de la bonne manipulation de ces humeurs infantiles, de la subtile organisation des états d’esprit à recevoir et agir en ordre d’apprentissage. Il y a donc une kinésithérapie de l’éducation, une mise en condition de l’humeur rendue apte à recevoir les pratiques du maître.

Et le bon professeur est celui qui, intuitivement et par habitude consommée, parvient à orienter les attentions de ses élèves : à organiser leurs humeurs dans l’intérêt de ses enseignements. On ne peut donc pas apprendre, pour citer Spinoza, dans les « passions tristes », on ne peut déployer les ressources de son intelligence dans les mauvaises humeurs.

La seule exigence qui vaille en matière de pédagogie n’est donc ni l’anéantissement de toute envie et l’installation de l’élève dans une posture de pur intellect - ce qui serait, par ailleurs et factuellement, une absurdité doublée d’une impossibilité -, ni une forme de pédagogie du plaisir qui consisterait à ne partir que des désirs immédiats des élèves, mais un exercice plus complexe d’orientation et de détournement de ces humeurs spontanées.

Peu propices en effet aux apprentissages scolaires, elles déportent naturellement les élèves vers ce qu’on qualifie de distractions : plaisirs faciles et activités physiques, peu consommateurs d’efforts et d’attentions. Ces passions-là doivent donc être détournées de leur cours, captées et happées par la « bonne humeur » communicative de l’enseignant qui souffle une autre passion sur ces braises juvéniles.

Il ne s’agit donc ni d’éteindre ce feu ni de partir de ses flammes, mais d’allumer par ses braises un autre foyer. La froideur excessive de l’enseignant, comme une démagogie complaisante et coupable à l’égard des désirs spontanés des élèves, sont les deux écueils sur lesquels échouent très couramment les pratiques éducatives les mieux intentionnées - mais les moins bien inspirées.

La seule approche réellement adaptée, finalement, à ce contexte passionnel est celle de la « bonne humeur » : afficher toujours et en toute circonstance pédagogique un enthousiasme vivant qui incarne ses savoirs et marque d’une personnalité visible et perceptible l’épaisseur d’une pratique éducative. Tel est l’impératif catégorique au centre de la morale scolaire. C’est là l’hygiène de vie et de travail du pédagogue authentique et efficace.

Dernière modification le lundi, 17 octobre 2016
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.