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" Le futile donne à penser, le dérisoire conduit au sérieux, la profondeur part du superficiel. Pas toujours, pas nécessairement, cela va de soi " Roger-Pol. Droit cité par ISSA Asgarally In Des livres & des idées, elp Publications Île Maurice 2010, p.389.

Le projet pédagogique de proposer une analyse linguistique comparative pour analyser l’écart entre d’une part l’éthique d’un décideur entrepreneur d’un groupe industriel et financier et d’autre part, celle d’un jeune usager du produit bute sur un question de didactique.

Pour qu’il soit conduit, il serait nécessaire selon Jean-Louis Genard[1]  que les générations montantes de langue française aient acquis des compétences linguistiques dans les langues parlées par ces décideurs dans le cas du smartphone, le chinois (quel chinois ?) et le coréen.

Dans les pays francophones, ces langues font très rarement partie du bilinguisme de la population[2].

Cette proposition ne serait applicable qu’aux élèves dont l’enfance s’est déroulée conjointement dans le bain linguistique de ces deux pays, ce qui ne correspond pas à la composition de la population scolaire européenne. Par ailleurs, ces langues sont très rarement inscrites dans les programmes européens et plus particulièrement ceux de l’Education Nationale française.

Certaines situations d’enfants migrants sembleraient rendre plus accessible une approche des choix éthiques de ces décideurs entrepreneurs du fait qu’ils négocient avec des sous-traitants dont les entreprises sont dans les pays dont ces enfants, le plus souvent migrants, sont originaires.

Cette situation de bilinguisme définie comme un sujet incité à pratiquer et entretenir des compétences linguistiques doubles favorisées par un milieu familial et social[3] et par son immersion dans la pratique de la langue du pays d’accueil faciliterait-elle un accès aux valeurs que le décideur étranger met en œuvre avec les sous-traitants ?

Deux remarques rendent ce projet aussi difficile à réaliser que le précédent. L’immersion de l’enfant dans un milieu monolingue entraine progressivement l’attrition[4], soit la disparition du bilinguisme au profit de la langue dominante. Le jeune migrant, sauf des cas très exceptionnels, n’a eu ni l’expérience professionnelle de cette relation ni la possibilité d’exprimer par un discours formalisé les rapports entre les sous-traitants de son pays d’origine et l’entrepreneur étranger ; leurs récits sont ceux du vécu de leur histoire personnelle.  

Un second projet est de tenter de comprendre les valeurs de la responsabilité de l’entrepreneur.

Il s’agit d’avoir une approche de la construction spirituelle et cognitive de la personne à partir de son éducation, de son environnement, de sa formation professionnelle, soit de ce qui est accessible sans atteinte à la vie privée. Du fait de la mondialisation qui met en rapport des sociétés qui produisent leurs propres valeurs, une approche axiologique représentative de ce qui est institué et pratiqué, est nécessaire pour connaître les valeurs qui engagent la responsabilité de l’entrepreneur et pour les confronter à celles conçues par l’usager.

Cette étude proposée aux élèves repose sur le choix d’une position éthique mais aussi déontologique. Il est nécessaire d’expliquer en quoi ce processus répond à un choix éthique qui correspond à une conception de l’altérité, le respect de l’autre comme personne singulière et à une position déontologique correspondant à l’espace de l’enseignement qui a ses normes et ses règlements juridiques ; l’établissement public reste une partie d’un tout plus vaste, une institution publique qui a une autorité et une légitimité sociale et politique.

Une approche singulière de chaque domaine présent dans les éléments qui composent la responsabilité de l’entrepreneur est nécessaire pour articuler le paradigme de l’explication à celui de la compréhension dans l’acte éducatif.

« On semblera, ainsi, s’accorder au moins sur la nécessité de repérer, de distinguer convenablement, préalablement, à travers ce qui autrement resterait confondu, pour tenter de réarticuler, ensuite, de façon plus intelligible, ce qui aura été reconnu, voire qualifié de la sorte »[5] .

Il s’agit d’abord d’identifier et de distinguer les différents langages disciplinaires, avant d’en évaluer l’apport pour une étude des valeurs attribuées à la responsabilité de l’entrepreneur

Cette méthode de l’approche des faits qui marquent l’histoire contemporaine et publique de l’entrepreneur fournit des renseignements sur les valeurs qui ont marqué sa vie. Elle les répertorie dans des domaines différents puis elle les articule pour définir un profil qui suggère une éthique possible.

Cette interrogation sur les valeurs, qui fondent la décision d’un homme distant géographiquement, ethniquement, socialement, du public scolaire qui appartient à une autre génération, introduit dans l’éducation un enseignement sur la connaissance des autres comme préalable à toute appréhension de son éthique,

Elle ouvre le champ à l’étude des différents contextes qui participent à l’éducation de « l’autre » même s’il existe un fossé infranchissable entre lui, puissance industrielle, économique, commerciale et financière, et moi, consommateur des produits et usager le plus souvent par obligation dans le contexte de la « mondialisation » et de « l’économie de marché ».

Il s’agit ici de réduire la fracture géographique, sociale, économique, politique, idéologique[6] en donnant la capacité aux usagers d’accéder à la connaissance de celui dont le pouvoir induit un usage.

La dimension historique n’existe pas puisqu’il s’agit d’ici et maintenant, le recueil des données est la recherche de textes, de documents audio visuels qui rendent compte du Curriculum Vitae de ce chef d’entreprise - décideur, de son environnement social, politique et économique.

La consultation des informations sur « la toile » met rapidement en évidence ses limites car de fait il s’agit d’une recherche documentaire qui possède ses arborescences et ses règles déontologiques que le public scolaire commence juste à acquérir et que chaque discipline académique adapte à son domaine.

Le professeur documentaliste enseignant est « maître d'œuvre de l'acquisition par les élèves d'une culture de l'information et des médias, maître d'œuvre de l'organisation des ressources pédagogiques et documentaires de l'établissement et de leur mise à disposition »[7]. Il traite de la recherche documentaire sur l’ensemble des domaines concernés par l’éducation du public scolaire. Dans cette approche de la personnalité de cet entrepreneur-décideur, il indique les sources à consulter et leur contenu pour recueillir des informations qui font référence à des domaines précis tels que, les finalités des cursus universitaires suivis, l’organisation sociale et juridique de son environnement, les apports culturels et cultuels reçus pour donner quelques exemples.

Une équipe pédagogique comprenant le professeur documentaliste et les professeurs concernés par les domaines élus par la recherche documentaire se construit autour d’une réflexion sur les valeurs qui ont influencé le dirigeant responsable de la gestion de l’éthique de l’entreprise[8].

Cette équipe pédagogique a principalement deux prises de parole au sein des débats provoqués par les informations inattendues que découvrent les jeunes : elle rappelle que la finalité est de connaître « l’autre » et non de le juger, elle aide à organiser les éléments recueillis pour qu’ils permettent  de mesurer l’écart entre d’une part les valeurs éthiques du public scolaire, usager des produits en s’attachant en particulier à la place de l’Humain dans leur prise décision, et d’autre part celles de ce « si éloigné entrepreneur-décideur »[9].

Cette quête d’une compréhension de l’autre le plus éloigné de soi souligne l’importance du temps consacré à étudier les origines des différentes postures qui déterminent des pouvoirs tel que celle du décideur par rapport à l’usager et à se saisir des conditions qui créent une frontière entre le « haut et le bas »[10].

Dans la continuité de ce second projet, émerge un troisième aspect qui complète le portrait précédemment élaboré, s’intéresser à l’éthique de l’entreprise distincte des codes de déontologie[11]. Il consiste à donner des repères aux élèves pour qu’ils puissent appréhender l’éthique des modes de production dont l’entrepreneur-décideur est responsable

Une approche factuelle présente les différentes étapes, de l’approvisionnement en matériaux aux procédures mises en œuvre au sein de l’usine de fabrication. Pour importer les matériaux qui sont nécessaires, l’entreprise traite avec des sociétés locales, elle connaît la situation des employés de ses sous-traitants qui dépendent de son pouvoir financier : sa responsabilité se trouve donc ici aussi engagée.

L’entreprise n’est pas seulement une organisation industrielle qui contrôle la production et le travail et qui promeut des types de management, elle met aussi en place une démarche qui organise scientifiquement, et en particulier à partir des données numériques, la consommation de ses produits. La promotion de la consommation s’appuie sur la valeur éthique que l’entreprise attribue à la fois aux qualités du fonctionnement interne de la structure industrielle et à la valeur ajoutée que le produit représente pour l’usager : « La justification du discours éthique dans l’entreprise se développe alors dans deux directions complémentaires. Il s’agit de convaincre de l’existence d’un besoin de sens chez les individus et de montrer que l’offre qui émane de l’entreprise répond bien à cette demande. L’articulation entre l’éthique et la communication publicitaire s’établit, et cela de façon nécessaire, à partir du moment où l’entreprise, tout en mettant en évidence une « pénurie » de valeurs, définit ces propres repères comme des objets désirables, satisfaisant des besoins d’ordre privé et l’intérêt « bien compris » de l’individu »[12]. L’entrepreneur- décideur promeut une éthique de gestion.

Le premier article[13] montrait comment les codes de déontologie élaborés par les décideurs–entrepreneurs sont des réponses aux attentes du système politique et juridique, dans cet article il s’agit de la mise en œuvre d’une gestion de l’éthique vis à vis du public. Dans ce cas, l’éthique de gestion comme outil de communication est une réponse pragmatique au nécessaire développement de l’entreprise. Les études consacrées à ce domaine mettent en évidence deux tendances présentes dans la politique de communication l’une intègre dans le discours les tendances éthiques du moment, l’autre tente d’imposer des pratiques dont la finalité serait éthique.

Cette approche a les mêmes critères que la précédente, elle mobilise donc les mêmes acteurs de l’éducation et les mêmes processus.

Cette réflexion sur les écarts possibles entre l’éthique d’un décideur d’un grand groupe industriel, financier et commercial et celle des usagers de sa production montre la difficulté du travail éducatif sur des faits qui sont actuels et mondialisés.

Elle montre que pour les éducateurs, il s’agit de ne pas transformer une question d’éthique en question morale.

Pour traiter ce problème pédagogique, Paul Ricoeur propose de réfléchir sur la nécessité de disposer des deux termes, morale et éthique :

« S’il n'y a pas d'accord concernant le rapport, hiérarchique ou autre, entre les deux termes, il y a accord sur la nécessité de disposer de deux termes. Cherchant moi-même à m'orienter dans cette difficulté, je propose de tenir le concept de morale pour le terme fixe de référence et de lui assigner une double fonction, celle de désigner, d'une part, la région des normes, autrement dit des principes du permis et du défendu, d'autre part, le sentiment d'obligation en tant que face subjective du rapport d'un sujet à des normes. C'est ici, à mon sens, le point fixe, le noyau dur. Et c'est par rapport à lui qu'il faut fixer un emploi au terme d'éthique. Je vois alors le concept d'éthique se briser en deux, une branche désignant quelque chose comme l'amont des normes — je parlerai alors d'éthique antérieure —, et l'autre branche désignant quelque chose comme l'aval des normes — et je parlerai alors d'éthique postérieure.

La ligne générale de mon exposé consistera dans une double démonstration. D'une part je voudrais montrer que nous avons besoin d'un concept ainsi clivé, éclaté, dispersé de l'éthique, l'éthique antérieure pointant vers l'enracinement des normes dans la vie et dans le désir, l'éthique postérieure visant à insérer les normes dans des situations concrètes. A cette thèse principale je joindrai une thèse complémentaire, à savoir que la seule façon de prendre possession de l’antérieur des normes, que vise l’éthique antérieure, c’est d’en faire apparaître les contenus au plan de la sagesse pratique qui n’est autre que celui de l’éthique postérieure. » [14].

Mais ceci n’est pas suffisant, il est nécessaire d’accepter une confrontation entre les participants pour que la question éthique demeure comme relevant d’un tout, qu’elle ne se limite pas à quelques pistes disciplinaires, et qu’elle crée une réflexion sur la notion elle-même, productrice de nouveaux débats dont l’aspect pluriel donne des argumentations fondées mais non dogmatiques.

Pr. Alain Jeannel 


[1] Genard J.L., « Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat providence, Etat réseaux », in La solidarité à l’heure de la globalisation, Fribourg academic, Fribporg 2007, P

[2]  Note de l’auteur : La question de la bilinguarité, aptitude cognitive à la pratique de plusieurs langues n’est pas l’objet de cette étude car elle concerne l’apprentissage des langues

[3] Hamers  J.F.&  Blanc M., Bilinguarité et bilinguisme, edts P.Mardago, 1983.

[4]. Köpke B., Schmid M., L’attrition de la première langue en tant que phénomène psycholinguistique.2014

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00923124/document.

[5] Ardoino Jacques, « l’approche multiréférentielle(plurielle) des situations éducatives et formatives » in 25 ans de Sciences de l’Education Bordeaux 1967-1992 , AECSE-INRDP, 1994., p.111

[6] « Les idéologies sont des doctrines plus ou moins cohérentes, combinant à doses variables des propositions prescriptives et des propositions descriptives » Boudon R. L’idéologie, l’origine des idées reçues, Fayard 1986, p.86.

[7] BOEN circulaire n°2017-051 du 28-03-2017

[8] « L'éthique des affaires aux États-Unis est tout d'abord un phénomène sociologique. Un véritable marché de l'éthique s'est créé, avec ses promoteurs, ses producteurs et ses consommateurs. Les médias -- presse populaire, presse d'affaires, télé journaux et même romans télévisés -- tous se font l'écho d'une préoccupation qui est devenue centrale dans le discours sur la gestion. Les écoles de gestion n'y échappent pas. » Jean Pasquero 2000. Éthique et entreprises : le point de vue américain. In Marcel Côté et Taieb Hafsi (Eds.),

[9] « L’éloignement qu’éprouve l’observateur à l’égard du comportement de l’observé l’incite à se prendre lui-même comme pôle de comparaison et , naturellement conclure à l’irrationalité de l’observé » Boudon R. , L’idéologie , l’origine des idées reçues, Fayard, 1986, p.148.

[10] Sallenave Danielle, JOJO le gilet jaune, Tracts Gallimard n°5, 2019, p.18.

[11] Jeannel Alain, la transmission des valeurs morales des décideurs d’une production créatrice d’usage, fait-elle partie de l’éducation ? Educavox  janvier 2019.

[12] Salmon A., « L’offre éthique des entreprises ? Un produit du capitalisme ? » in Cahiers internationaux de sociologie 2004 1 n°116.

[13] Jeannel Alain, la transmission des valeurs morales des décideurs d’une production créatrice d’usage, fait-elle partie de l’éducation ? Educavox  janvier 2019.

[14]  Ricoeur P., http://www.mapageweb.umontreal.ca/Lepagef/Dept/Cahiers/Ricoeur_Morale.Pdf

Dernière modification le lundi, 31 août 2020
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.