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La cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance et d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient. On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde. Paul Valéry, Variété I, 1924
 
Une discussion initiale pourrait donc porter sur l’état des lieux : quelle carte dresser de cet espace inédit que nous avons à habiter ? 
La conscience d‘un nouveau paysage ne date pas d’hier ; les commentateurs et les essayistes se sont depuis longtemps employés à en rendre compte. Mais les points de vue divergent toujours sur l’importance de la « médiasphère », le plus souvent sous-estimée en pratique. Comment, au-delà des slogans, évaluer l’ampleur du phénomène - ou considérée comme « extérieure » sinon subsidiaire – singulièrement dans la place attribuée en pratique aux médias dans la recherche comme dans l’organisation scolaire.
 
1 La jauge Internet
 
a) Un premier point d’appréciation porte sur l’étendue et les frontières du paysage : c’est une question de « territoire sémantique » notamment sur le terme de médias, à défaut de quoi on reste réfugié entre généralité et particularité. 
 
b) Un second examen concerne la définition de la médiasphère : n’est-elle qu’un environnement (que l’on pense au succès de l’expression « environnement médiatique », qui nous serait donné comme de l’extérieur, ou s’agit-il, en termes de milieu, d’une sphère englobante que nous produisons nous-mêmes ?
 
c) Le troisième débat semble faire davantage consensus, qui évalue la nature, la signification et la portée du « changement de paradigme » : cependant, la faiblesse de la prise en charge de cette donnée massive laisse des doutes sur cette unanimité. 
 
« Aux modèles descriptifs correspondant à cet état de fait, il faudrait joindre une visée interprétative où l’« Internet » jouerait, comme métonymie d’une culture en bascule, le rôle de focalisateur. Internet est un monde simulé et simultané. Il n’est la totalité que si l’on passe d’un autre côté « du miroir » ou que si l’on admet que la carte qu’il dresse est celle d’un monde connu suffisant. Internet pourrait alors servir d’outil ou de vitrine de l’entière cité »[1]. Peut-être sommes-nous parvenus, après « l’ère sémiotique » à quelque époque du « texte syncrétique » dont l’Internet véhicule simultanément les aspects. L’Internet est la métonymie d’un "univers de possibilités", mais en même temps, « Grande Ecriture » (l’ultranet ?) du temps présent[2]
Dans la représentation du monde, l’Internet n’existe pas (Gagnon 1996[3]). En tous cas pas en soi, et, en même temps, il est omniprésent, en plein jour comme en sous-main. Y compris comme utopie. Il me suffirait donc pour ma part de focaliser l’hyper-phénomène en cours sur l’Internet, résumé de la médiasphère, - à la fois métaphore, et anamorphose. Peu importe ici la dénomination : plus que le « numérique » impalpable et omnisémique, c’est lui (et peu importe qu’on lui serve du web 2.0) qui cristallise l’ensemble.
 
2. Les ordres
 
Ce qui a changé dans les années 70, c’est que l’on considère alors davantage les médias non plus seulement comme accessoires d’apprentissage, ni même pour ce qu’ils véhiculent de connaissances, de savoirs et de valeurs, mais pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire ce en quoi ils sont constitutifs d’une « culture des médias ». Dans cet esprit, nous avons naguère raisonné selon des distinctions qui incluaient les études en termes de supports, de systèmes : considérations techniques, descriptions des appareils, des industries, analyses de contenus et de discours.
 
Ces études se rapportaient au triple processus d’informatisation, de médiatisation et de réticularisation qui travaille le texte de nos sociétés. L’affaire était d’importance : ce procès en permanente expansion touche le quotidien, concerne l’école, la vie scolaire, la pédagogie et forme un espace technique et symbolique qui, bien plus qu’un simple environnement, un « écosystème numérique », constitue notre milieu de vie (« méso-système »).
 
En se référant donc à la tripartition PMR, datée et empirique[4], on aurait alors distingué trois types de théories :
- relevant du Programme : dans l’espace de la Cybersphère, l’ordre computationnel, le mode cybernétique et logique ; ce qui sollicite notamment les théories de l’écriture et du texte[5] ; 
 
- relatives aux Médias : dans l’espace de la Médiasphère, le domaine de la représentation, les formations discursives ; et pouvant faire l’objet d’une « médialogie[6]générale » …
 
- concernant les Réseaux : dans l’espace de la Plexosphère, les flux de communication, les modalités d’ d’échanges et d’interactions, objets d’une « rétiologie »[7].
 
En réalité, ces trois instances interfèrent sans cesse (par exemple dans l’hypertexte), formant milieu et culture, selon une topique enveloppante. Les différentes approches en cours feraient-elles socle à une anthropologie générale des médias ? Dans la réalité, elles restent éparses.
 
3 Les traits remarquables
 
Nous sommes en bien peu de temps passés de logiques encore faciles à cerner (trajets linéaires, tabulaires ou formations en amalgames de la presse et de l’image, alliances simples comme celle de l’informatique et du téléphone dans la télé-matique) à des formes à la fois polysémiotiques et mouvantes, rapides et muables.
 
Pour en rendre compte, il n’est pas indifférent que le point de vue adopté ressortisse à une positivité (examen des supports, des systèmes, des effets, en termes cognitivistes, notamment), ou à une herméneutique, capable de mettre en évidence la fonction mythique des médias… Or, diverses études s’attachent certes à en décrire les caractéristiques, mais sans qu’aucune vue d’ensemble soit seulement possible, les seules tentatives relevant davantage de la motion de principe que de la mise en œuvre opérationnelle. Et que de grands tableaux soient brossés n’entraîne pas leur utilisation dans l’effectivité. C’est l‘époque de la pensée « complexe », des philosophes de l’’incertitude, attirant l’attention sur la nécessité d’une transdisciplinarité sans qu’en pratique les mœurs en soient affectées. 
 
Quelques auteurs ont souligné naguère d’importantes caractéristiques d’ensemble comme, en référence aux intuitions de Mc Luhan (1968) Louis Porcher (1994) qui insiste sur les constituants médiatiques que sont « l’ubiquité, l’immédiateté, la brièveté, l’éphémérité »… relatifs au « village global »[8]. Nous voici dans l’argumentaire de base pour l’éducation scolaire, dont dépendent les applications… pourvu de bien le vouloir.
 
Déclinés en détails, précisés et complétés, ces attributs se révèlent en tous cas redoutables, parce qu’ils rompent avec ceux d’un monde positif, lisse et régulier et remettent en cause l’ordre en vigueur. Ils s’appliquent à un monde de la transparence, de l’immatériel, du fractal, de l’investissement généralisé de l’intervalle ; du multiple et des simultanéités (qui autorisent tous les « zappings ») ; du dédale et du désordre, des éclatements, des unités virtuelles et des vraies dispersions…
 
4 Les figures
 
Le discours couvrant ces phénomènes est notamment empli d’antithèses constitutives : entre exemples, le changement d’échelle (nano/giga), le tissu (continu/discontinu), l’équilibre (stable/instable), l’événement (programmé/imprévu), la présence (être ici ou là), les sphères (totalité /identité, singularités/territoires, particularismes/clanismes etc.). Il marque l’évolution d’une culture « éclatée, mosaïque » (Agnès/Savino 1988), mouvante…instable, nomade.
D’où l’abondance d’images dans les descriptions. Les "grandes métaphores" - biotechnique, économique, cybernétique, topographiques (les « territoires numériques », l’architecture) - nous fournissent quelques pistes depuis les variations sur la Toile, jusqu’à la « métaphore urbaine  », en passant par le nuage ou le rhizome "deleuzien" :
 
- les figures de la vitesse (accélération et surexcitation incessante et croissante des données et des flux, ce qui a intrigué tant d’observateurs depuis… bien longtemps) ;
- celles de la labilité ou de la fluidité ;
- de la mobilité, des trajets migrateurs et des présences nomades, des dédales ;
- de la fragmentation et du morcellement (contemporains du monolithisme et de la globalité), Comme jadis les villes de la première industrialisation, le village est moins global que tentaculaire.
 
Elles insistent volontiers sur les ambivalences constitutives, les contradictions, les conflits et les complémentarités, autour de quelques grands thèmes comme l’hybridité, la multiplication (diversification des supports), la prolifération (logorrhée, accumulation), ou encore la totalité (massification ou arasement).
Ces interprétations imagées de l’univers médiatique, entre emblématique et allégorie, sollicitent les « sciences de l’imaginaire », paradoxalement bien peu présentes dans cette période à ce jour[9]. A ce propos, ouvrons ici la parenthèse suivante : entre Numérique et le Digital, quelle image plutôt qu’une autre ? Adopté par le français, l’un renvoie à l’univers computationnel, l’autre, préféré en allemand, au nombre également, mais de manière surtout plus concrète (calculer sur les doigts !). Ceci n’est pas sans incidence. Dans les deux cas, on utilise la métonymie de la technique sous-jacente aux outils et aux machines et l’avantage serait alors de renvoyer à une culture de la production technique… Or, le nombre consigne encore ici le primat du langage dans la conception de l’homme. Ce n’est donc pas le moindre paradoxe que l’on ait choisi le rapport au langage et à la mathématique pour désigner un ensemble d’univers d’« objets » et de procédures matérielles et immatérielles : par une étrange persistance de l’antique attachement à la suprématie du logos, et tout en restant dans le domaine de la technique (mécanique/électronique/cybernétique), on inverse par conséquent le point de vue : « Tout est nombre (…) et nous n’avons pas encore bien pris la mesure de ce qu’implique le retour en force d’un tel paradigme du « numérique » dans une civilisation de l’analogique » (Quéau 2013). 
 
Sirius
 
Tous ces aspects devraient en principe donner lieu à une recherche suivie et faire l’objet d’une constante mise à jour. Il n’appartient pas à un individu d’en dessiner une topologie : c’est là le rôle d’équipes de recherche attachées à la formation aux médias. Les quelques observations rappelées ici à titre d’exemples sont en effet datées ; sont-elles pour autant dépassées ? Ainsi la recherche PMR a débuté avant 1990, mais sa formulation d’ensemble a pu donner lieu vingt ans plus tard à tel démarquage sous forme de « théorie du cyberespace[10] » : surtout, quelle est l’articulation de ces données en formation et en pédagogie ?
 
Et la difficulté reste entière, d’une vue d’ensemble et de synthèses, les seules tentatives relevant davantage de la motion de principe que de la mise en œuvre opérationnelle. L’éducation scolaire serait pour sa part bien avisée de prendre en compte profondément les caractéristiques de la médiasphère. Le fait-elle ?
 
Formulons donc un vœu, pour ce qui aurait dû depuis longtemps aller de soi : il est en effet souhaitable que la communauté scientifique, dans ce domaine théoriquement prioritaire, échange et travaille en concertation. Surtout dans un champ où, à part quelques préséances d’un autre âge, et s’agissant d’une cause commune, il n’y a pas décence à exclusive de pensée. Désormais, à moins de chasses gardées à ce niveau et vu l’enjeu, dérisoires, le « point de vue de Sirius » ne pourra être que celui de l’auteur collégial : non plus dans l’utopie d’une intelligence collective rêvée, mais dans l’action commune en bonne intelligence.
 
Textes d’appui :
 

[1] L’internaute et le pédagogue
[2]"Il ne répond pas aux questions essentielles que se pose l’humanité, mais montre qu’elles sont toujours présentes" (C. Herrenschmidt).
[3] L’Internet n’appartient, en fin de compte, à personne puisque ce n’est rien en-soi. L’Internet n’existe pas : n’existe qu’une masse d’échanges engendrée par des entités indépendantes et plus ou moins coordonnées entre elles. Claude Gagnon, Le même et l’autre sur Internet, 1996
[4] Programme Médias, réseaux, à l’origine conçue pour et par la mise au point de programmes internationaux en pédagogie des médias (Agnès et alii, 1994).v. « La démarche PMR », in :L’internaute et le pédagogue.
[5] v. La troisième invention de l’écriture chez C. Herrenschmidt (2001)
[6]et non "médiologie" comme mode d’analyse spécialisé et/ou généraliste orienté… Médialogie a parfois été utilisé pour des usages en communication documentaire.
[7]Musso utilise le terme sous l’angle idéologique. v. aussi l’astucieux intitulé de recherche en diktyologie (Mathias)
[8]Télévision, culture, éducation, 1994
[9] Peut-être cette situation, elle-même récente, est-elle en train d’évoluer à nouveau, si on note comme indice les intitulés du LUDOVIA 2013 : « Imaginaires du numérique » ; mais sous quels auspices ?
[10] Ce qui constitue un cas original d’in-transmission scientifique. http://cyberspace.homo-numericus.net/ (2012). Vs précédemment : Pierre Lévy, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, 1997.
Dernière modification le mardi, 30 septembre 2014
An@é

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