Le facteur générationnel
L’âge est une variable importante en termes de comportement, comme on le sait depuis toujours en marketing : les besoins, aspirations et décisions d'une jeune femme de 20 ans sont bien entendu différents de ceux d'une femme de 40.
Mais avoir 20 ans en 1989 n'est pas la même chose qu'en avoir 20 en 2019. Dans le premier cas, on aura vécu une jeunesse sans téléphone portable, sans Internet, sans réseaux sociaux, dans un monde encore divisé par les suites de la guerre froide. Avoir 20 ans en 2019, c'est vivre dans un monde d'après la chute du mur de Berlin, transformé par l'ubiquité digitale.
Les personnes de même âge ont beaucoup en commun parce qu’elles ont vécu des expériences et subi des influences culturelles et historiques partagées. Le concept de génération est donc différent de celui d'âge et c'est ce qui explique le succès des discours sur les générations X, Y ou Z1.
A la génération X (naissance approximative entre 58 et 74), baptisée par un ouvrage à succès2, ont succédé les générations Y, appelée aussi Millenials (naissance approximative entre 75 et 94) et Z, appelée aussi Digital Natives (naissance approximative entre 95 et 04). Bien entendu ce découpage par dates est indicatif car les frontières entre générations sont nécessairement plus floues.
Les Millenials les plus jeunes ou des Digital Natives les plus vieux se retrouvent aujourd'hui sur les bancs de l'université. C’est le public des enseignants dans le supérieur.
Cette génération a baigné dans l'univers digital, la connexion permanente, le déclin des mass media et le multiculturalisme...
Leur expérience est profondément marquée par leur usage addictif du smartphone (connexion à tout moment et en tout lieu) et leur participation aux média sociaux.
Mais leur réseau d’amis est plus sélectif que la génération précédente. Snapchat est leur réseau préféré (Facebook ensuite), YouTube est d’un usage plus fréquent que la télé, Instagram permet de communiquer visuellement et les sms et les chats sont plus utilisés que la communication téléphonique vocale. De façon générale, l’image tend a supplanter le texte.
Leurs référents ne se trouvent plus à la télévision, mais sur le Net. Ils fréquentent les comptes des célébrités digitales, souvent de leur âge, qui attirent des millions de followers. Mais cette génération aime créer et coproduire plutôt que de consommer (des produits culturels ou des cours) passivement.
Le "multi-tasking" ne peut plus être considéré comme un phénomène curieux à étudier tellement il est ancré dans leurs pratiques : il est difficile de ne faire qu'une chose à la fois, alors qu'on a toujours deux pieds dans le monde physique et la tête dans le virtuel.
Dans leur monde, le livre a perdu en grande part son statut de référence, parce que son accès n'est ni immédiat, ni ubiquitaire, alors que les ressources d'Internet sont immédiatement et universellement accessibles. Ils chercheront et trouveront textes et documents sur le Net pour s'informer sur un sujet.
Mais leur approche de l'apprentissage se caractérise aussi par l'usage intensif des tutoriels en ligne, autrement dit de la vidéo. Nous sommes nombreux à constater que, spontanément, ces étudiants ont le réflexe de l'apprentissage en ligne, qu'ils trouvent le plus souvent en dehors de l'institution dans laquelle ils étudient et sans qu'on le leur assigne. Face à un problème, on se " met à jour ", de façon ponctuelle, en ligne.
L'obsolescence progressive des méthodes pédagogiques par lesquelles les Professeurs ont été formés
Dire que cette génération constitue un challenge pour des Professeurs qui appartiennent souvent à la génération X est une litote.
Je suis encore d'une génération du livre. Etudiants, nous n'avions pas d'ordinateurs portables à apporter en cours, et moins encore de téléphone portable et de connexion à Internet. Bloqués dans une salle de cours, notre attention était dirigée vers le Professeur... (et la seule façon d'y échapper consistait à lire un journal ou un livre caché sous le pupitre). La parole était professorale et la méthode des cas ou l'interaction avec le public étaient à la pointe de la pédagogie ; les "transparents" posés sur le visio-projecteur relevaient presque de la high tech. Cette parole professorale comptait et le rôle des étudiants en salle consistait essentiellement à "gratter" les cours pendant des heures.
C'est cette expérience de cours qui a formé les Professeurs de la génération X. Un monde disparu et qui serait insupportable pour les jeunes générations d'étudiants.
Aujourd'hui, les enseignants parlent à des dos d'ordinateurs portables et, si les gradins sont trop raides, nous n'apercevons plus les visages. Les étudiants "multi-tasks" et le pourcentage d'attention apporté à ce qui se passe dans la salle de cours reste difficile à estimer. Le professeur doit se battre pour l'attention de ses élèves : il doit être plus intéressant que les multiples ressources que le Net offre à ses étudiants au bout du clavier. Et on peut se demander si, en dehors de son champ de recherche nécessairement étroit, il atteint le niveau d'expertise de ces ressources en ligne.
Bien sûr, un mode fonctionnement coercitif (difficulté des examens, contrôle étroit) resserre la marge de manoeuvre des étudiants, et quand on s'adresse à des adultes expérimentés, le comportement est plus discipliné. Mais le constat reste incontournable : de même que la place grandissante des Millenials et l'entrée de la génération Z dans le monde du travail accélèrent le mouvement de transformation digitale des entreprises, leur présence dans l'enseignement supérieur accélère la décomposition de la pédagogie traditionnelle.
Les grandes institutions académiques sont rationnellement conservatrices
Les entreprises leaders sur leur marché et très profitables ont peu d'incitation à remettre en cause leur façon de faire, sauf menace manifeste venant du marché ou force de conviction d'un leader visionnaire. De la même façon, les institutions d'enseignement les plus en vue ne sont pas nécessairement les plus innovantes.
Le conservatisme des institutions universitaires est rationnel. La réputation de leur diplôme constitue une barrière à l'entrée des plus résistantes (elle est nécessairement plus faible pour les institutions moins prestigieuses et dans l'univers plus concurrentiel de la formation continue).
Dans les business schools, le digital ne fait pas partie –encore– des critères de ranking –ranking critique pour attirer chercheurs, étudiants et sponsoring. La pédagogie à peine plus : la recherche prime.
Les professeurs chercheurs sont évalués sur leur capacité à publier dans les revues alpha, dans des champs de savoir constitués très éloignés de la pédagogie et qui sont largement imperméables aux bouleversements en cours. L'acquisition d'un champ d'expertise spécifique est ardue alors que les carrières académiques sont longues : on publie souvent pendant des décennies sur une thématique qu'on a traitée à l'époque de son doctorat. Et cette situation se prolonge vers l'avenir car les professeurs recrutent des pairs qui leur ressemblent.
Le résultat est qu'en marketing, par exemple –champ disciplinaire où j'ai acquis mon doctorat– les institutions universitaires ne sont plus à la pointe du savoir. L'innovation et l'exploration des frontières disciplinaires sont désormais liés au digital et sont le fait des entreprises. Le risque est celui d'une inadéquation croissance entre l'expertise du corps professoral, les attentes des étudiants et les besoins des entreprises.
Quel type de pédagogie pour les digital natives ?
Les institutions universitaires se résignent à l'innovation pédagogique pour de multiples raisons : enjeux économiques, activisme des plateformes de type Coursera (qui enrôlent les institutions traditionnelles), nouvelle concurrence des formations en ligne (pour les formations non diplômantes).
Mais aucune facteur n'est plus important que la pression des clients : les étudiants et les participants aux formations continues. Il est déprimant pour un pédagogue que de constater que ses cours "n'accrochent" plus ou sont de moins en moins appréciés.
Pour s'adapter au public des digital natives, un principe consiste à faire des étudiants les acteurs de leur formation. Autrement dit, il s'agit de réduire le temps consacré aux interventions magistrales – sauf si on a la chance d'intervenir dans un domaine où les ressources en ligne sont rares (expertise pointue ou récente) – et accroître l'activité des étudiants, ce qui mobilise nécessairement leur attention.
Cette orientation générale ouvre de nombreuses questions quant aux objectifs et aux modalités. Dans le cadre de cet article, on ne soulignera qu'une tendance de fond dans les établissements d'enseignement supérieur qui est l'intégration des cours en ligne dans les cursus.
En basculant en ligne les cours qui se produisaient en salle de cours, l'étudiant gagne en flexibilité et les institutions en économie d'échelle. Si produire une heure de formation en ligne est beaucoup plus coûteuse que de produire heure de cours classique, la formation en ligne peut être distribuée sur une plus grande échelle et répétée dans le temps. Les grandes entreprises y ont vu une divine opportunité de réduction des coûts, ce qui a favorisé l'émergence de nouveaux acteurs, plus réactifs que les établissements classiques, pour leur proposer des offres.
Cependant, les espoirs portés par cette pédagogie ont rapidement trouvé leurs limites. Le format est souvent très décevant, dans la forme d'un cours filmé dans des vidéo interminables. L'expérience sociale reste très inférieure à celle d'un cours, malgré des exercices imposés de chat et de forums. Le taux d'abandon est considérable –sauf forte motivation ou coercition (du suivi à la trace du comportement en ligne à la mise à niveau volontaire sanctionnée par un examen final).
Pour réduire ces lacunes, il faut créer un contenu beaucoup plus riche et varié (vidéo, animations, modalités d'interactivité...), avec une pédagogie plus complexe que celle de l'exposé linéaire, ce qui requiert des moyens importants et l'acquisition d'un savoir-faire spécifique.
Face aux limites du tout online, le blended learning est apparu comme un compromis prometteur. En mélangeant le online et le présentiel, on apporte certes moins de flexibilité que le pur online, mais on compense beaucoup de ses défauts. On réduit le temps passif en salle de cours ou bien on le supprime pour se consacrer uniquement aux activités des étudiants.
Deux variantes du blended learning commencent à se diffuser dans les universités.
La pédagogie hybride consiste à substituer une partie du temps passé en salle (de 30 à 70% environ) par de la formation en ligne. Par exemple à HEC Paris, Pascal Quiry, du département finance, est en charge d'un cours de 36h. Aujourd'hui, il ne passe que 18h à enseigner en face-à-face et 18h ont basculé en ligne. Les fondamentaux sont traités en ligne et l'approfondissement est réalisé en face-à-face. Les étudiants arrivent de ce fait en cours avec un niveau minimum et –on peut l'espérer– partagé par tous : à partir de ce socle, ils étudient en cours des notions plus approfondies, qui requièrent plus d'interaction.
La pédagogie renversée (flipped learning), autre variante du blended learning, opte résolument pour le renversement des rôles. Les cours présentiels sont entièrement consacrés aux exercices et à l'animation alors que le contenu conceptuel est acquis préalablement en ligne. C'est par exemple la méthode suivie par Pierre Dussauge avec le cours d'introduction à la stratégie à HEC : le professeur demande aux étudiants de suivre son intervention en ligne, d'étudier des textes, etc. et le temps de présence est consacré aux exercices, au traitement de cas, aux discussions, à des ateliers où on leur demande de mettre en oeuvre ce savoir acquis en dehors des cours.
Bien entendu, à l'intérieur de ces formats, il existe de nombreuses variantes et mises en oeuvre possibles. La partie en ligne peut être plus ou moins originale ou sophistiquée : le micro-learning, composée de capsules courtes qu'on peut suivre sur son smartphone suscite par exemple l'intérêt. La pédagogie en ligne reste ainsi un terrain d'innovation... qui prend à revers les institutions qui ont généralement consacré très peu de temps et de moyens à la science pédagogique. Elles tâtonnent et expérimentent, à défaut d'utiliser des outils de mesure plus systématiques et sophistiqués.
Apprendre, pour quoi faire ?
La tentation est forte d'utiliser des moyens nouveaux, plus adaptés à un public plus jeune, sans s'interroger sur la raison d'être de la formation, sur son objectif final. Pour me restreindre au champ des business schools, à quoi sert-il de se former dans ces écoles ?
Commençons par ce qui est le plus éloigné du propos purement pédagogique. Un diplôme ou une formation qui donne lieu à une certification est un actif social. Il permet d'accéder à des postes, il peut commander un certain niveau de salaire, ils accroît l'attractivité de l'intéressé, ils ouvrent l'accès à des réseaux.
Pour l'employeur, le diplôme joue comme une garantie, liée à la réputation de l'institution : la business school est une sorte de machine à trier les candidats pour les entreprises. Il est censé indiquer le niveau de compétence de l'impétrant et peut constituer un outil de sélection sociale (le diplômé a les codes culturels du milieu auquel il appartient ou auquel il aspire entrer). La France, qui fonctionne sur un modèle méritocratique, a une passion particulière pour les diplômes sélectifs, quitte à fermer les portes aux parcours atypiques et aux autodidactes.
Mais la pertinence du diplôme comme actif social est –de près ou de loin– liée aux connaissances et aux compétences acquises. Le diplômé doit savoir des choses ou savoir les faire.
L'enseignement conceptuel, plus général et qui touche aux connaissances, a toujours été plus prestigieux que l'enseignement pratique, qui touche au savoir-faire et cela depuis les Grecs qui distinguaient l'epistémé, la connaissance, de la techné, le savoir pratique. L'enseignement supérieur a toujours privilégié le savoir au savoir-faire, laissant les connaissances pratiques à des filières plus courtes.
Cette hiérarchie des savoirs est-elle toujours aussi pertinente dans un temps où l'accès aux connaissances est devenu extrêmement aisé grâce aux technologies numériques ?
Mobiliser les savoirs peut être très utile. Il vaut mieux savoir lire d'emblée un compte de résultat quand on en a besoin, que d'avoir à se plonger dans les textes de formation à la comptabilité. Comprendre de quoi on parle et pouvoir émettre un avis argumenté est un bénéfice important de l'acquisition des connaissances. On a donc besoin dans l'activité économique à la fois d'une "culture générale" managériale et d'un socle de savoirs, plus ou moins spécialisé, pour analyser une situation, échanger avec les autres, participer à la prise de décision.
Mais l'univers économique est marqué par l'incertitude, plus aujourd'hui qu'hier. Et la compétence d'un manager évolue nécessairement dans ce contexte.
La classe moyenne (les "cols blancs") s'est caractérisée pendant des décennies par un travail intellectuel relativement routinier contre de bons revenus. La crise de 2008, le mouvement de la mondialisation et le développement des technologies numériques menacent cette classe moyenne : les emplois sont supprimés, partent à l'étranger et de nouvelles compétences sont requises. On a observé parallèlement l'émergence d'une classe intellectuelle vivant dans les grandes métropoles, ouverte sur l'international, maîtrisant les technologies numériques, aptes à mobiliser des savoirs complexes alors que les managers traditionnels voient leur espace et leur influence décliner.
Les compétences requises pour un travail routinier et des tâches complexes et changeantes sont différentes. On a parlé de compétences "méta-cognitives" pour parler d'apprendre à apprendre, de la compétence de traiter des connaissances, de capacité à problématiser un sujet, à développer l'innovation, à manager des projets.
Mais apprendre ces compétences ne se fait pas en ligne. Certes l'enseignement en ligne permet de se familiariser avec les concepts, mais non pas d'acquérir des compétences. C'est pourquoi des approches comme le learning by doing (l'enseignement par la pratique) ou le design thinking deviennent si populaires.
Dans une démarche de design thinking, il ne s'agit pas de trouver une solution à un problème donné, mais de trouver d'abord le problème. Et on ne trouve pas le problème en consultant des informations en ligne ou des bases de données, mais en observant et en interrogeant de vrais gens, par un travail qui allie l'analyse et l'empathie. Une fois défini le problème, on explore des solutions sans garantie d'avoir raison, en faisant confiance à l'expérimentation plus qu'à la seule réflexion. Réitérer, c'est-à-dire reconnaître qu'on a eu tort, fait partie intégrante de la démarche.
Les concepts sont ici au service de la pratique et les étudiants n'apprennent pas comment il faudrait faire, mais le font. Allant plus loin que la méthode des cas, les étudiants vivent une expérience, ou plutôt apprennent à apprendre, à se remettre en question, à gérer des situations complexes, à imaginer et mettre en oeuvre.
Le rôle des pédagogues ici n'est pas de lancer la démarche et de laisser faire, mais de concevoir un scénario pédagogique, de donner les éléments de réflexion au moment où ils peuvent être mobilisés dans la pratique, d'aider les participants à réfléchir sur leur pratique.
Les professeurs ont longtemps pensé que leur travail consistait à transmettre des connaissances. Aujourd'hui, ce rôle est largement dévolu à cette bibliothèque en ligne universelle qu'est aussi Internet, ainsi qu'aux nouveaux formats d'enseignement en ligne.
Mais la mission fondamentale du pédagogue a finalement peu évolué depuis les Grecs : ago (ἄγω) signifiant conduire, orienter, emmener, guider. Aider à s'orienter, servir de guide, de soutien dans un monde incertain et complexe est une des plus belles missions qui soient. Mais c'est une mission dont l'objet et les modalités restent largement à repenser.
Julien Lévy -Décembre 2018
1. Sous l'angle scientifique, ce discours est simplificateur : il considère de la même façon des individus différents en termes de sexe, de classe sociale, de niveau d'étude, de lieu d'habitation parce qu'ils partagent une même classe d'âge. Or, ni la sociologie, ni les études marketing ne constatent de disparition de l'influence des facteurs socio-économiques dans le comportement. Pourtant, malgré son aspect simplificateur, cette analyse par générations est et reste pertinente. L'environnement culturel et technologique influence les comportements individuels, et comme il évolue fortement dans le temps, il va affecter différemment des individus appartenant à des générations différentes.
2. Douglas Coupland, Generation X: Tales for an Accelerated Culture, St Martin Press, 1992.