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Article publié sur la Revue de l’Education à Distance - Annie Jézégou, l’auteure de cet article propose un modèle de la présence en e-learning. Ce modèle comporte quelques similitudes avec le modèle de community of inquiry en e-learning (Garrison et Anderson, 2003) mais également des différences importantes. 
En effet, il aborde la notion de présence sous un autre angle, la caractérise et la décline différemment. L’auteure précise tout d’abord les référents épistémologiques du modèle proposé. Ensuite, elle décrit les processus interactionnels à l’œuvre dans chacune des trois dimensions du modèle : la présence socio-cognitive (1), la présence socio-affective (2) et la présence pédagogique (3). Elle propose également une représentation schématique de ce modèle. Puis, elle montre la manière dont ses trois dimensions peuvent s’articuler et formule les principales hypothèses qui résultent de ces articulations. Pour terminer, l’auteure précise notamment que ce modèle doit être soumis à l’épreuve de réflexions théoriques et de travaux empiriques afin de confirmer sa pertinence, déterminer ses forces et lui apporter, si nécessaire, des axes d’amélioration. 

 

"Dans un précédent article (Jézégou, 2010a), nous avons présenté une analyse critique et constructive du modèle de community of inquiry1 en e-learning (Garrison et Anderson, 2003 ; Garrison, Anderson et Archer, 2010 ; Garrison et Arbaugh, 2007). Elle montrait les forces et les fragilités de ce modèle. Ainsi, une de ses principales forces est, selon nous, d’avoir ouvert une voie heuristiquement stimulante pour la recherche sur le e-learning. En effet, il met en exergue la notion de présence en e-learning, tout en la déclinant en trois dimensions : la présence cognitive (1), la présence sociale (2) et la présence éducative (3).

 

La fragilité de ce modèle porte principalement sur l’hypothèse selon laquelle la présence favorise les apprentissages en « profondeur ». Ainsi, Roulke et Kanuka (2009) ont montré que les recherches empiriques menées depuis près de dix ans sur ce modèle rencontrent des difficultés pour vérifier cette hypothèse. Ces difficultés tiennent, selon nous, au fait que les auteurs du modèle n’explicitent pas suffisamment les cadres épistémologiques auxquels ils se réfèrent (Jézégou, 2010a), c’est-à-dire la philosophie du pragmatisme et le socio-constructivisme.

 

Nous avons tenté de répondre à l’appel de Rourke et de Kanuka (2009) sur la nécessité de mener des recherches substantielles afin de consolider le modèle de community of inquiry en e-learning (Jézégou, 2010a). Ainsi, nous avons proposé quelques pistes théoriques permettant d’étayer l’hypothèse émise par ce modèle quant à l’influence exercée par la présence, telle qu’elle est définie par Garrison et Anderson (2003), sur les apprentissages. Toutefois, nous n’avons pas poursuivi ce chantier. En effet, nous avons décidé d’emprunter une voie différente en nous écartant de ce modèle pour engager un travail de modélisation de la présence en e-learning (Jézégou, 2010c). Ce travail aborde la notion de présence en e-learning sous un autre angle, la caractérise et la décline différemment.

 

Un premier jalon de cette modélisation a été publié en 2010 dans une revue scientifique française (Jézégou, 2010c). Le travail à l’origine de cet article en est le prolongement : la modélisation que nous proposons ici est davantage aboutie, affinée et formalisée.

 

Ainsi, dans cet article, nous présentons les aspects essentiels de ce modèle de la présence en e-learning, notamment ses référents épistémologiques et les processus constituant ses trois principales dimensions, c’est-à-dire la présence socio-cognitive (1), la présence socio-affective (2) et la présence pédagogique (3). Nous livrons une représentation schématique du modèle. Nous montrons la manière dont ses trois dimensions peuvent s’articuler. Nous étayons d’un point de vue théorique la proposition centrale du modèle ainsi que les principales hypothèses qui résultent du travail de modélisation. Nous ouvrons des perspectives de développement de ce modèle, notamment en construisant un instrument d’évaluation du degré de présence en e-learning, tout en soulignant la nécessité de soumettre le modèle proposé à des recherches empiriques.

 

1. Les deux fondements épistémologiques du modèle : la perspective transactionnelle de l’action et la théorie du conflit socio-cognitif

 

Le modèle que nous proposons défend le principe selon lequel, en e-learning, certaines formes d’interactions sociales véhiculées par le langage verbal entre des apprenants, engagés dans une démarche de collaboration à distance, mais aussi entre le formateur et ces apprenants, permettent de créer une présence au sein de l’espace numérique de communication. Cette présence favorise à son tour l’émergence et le développement d’une communauté d’apprentissage en ligne et par conséquent, la construction individuelle et collective de connaissances (Jézégou, 2010c).
Ce modèle porte uniquement sur des formes d’interactions sociales qui s’inscrivent dans un contexte de communication verbale soutenue par des outils Web synchrones2 ou asynchrones3 sans que le langage du corps soit perceptible par les interlocuteurs distants.

 

Le modèle de community of inquiry en e-learning renvoie également à ce contexte spécifique et défend aussi ce principe. Toutefois, les ancrages épistémologiques de ces deux modèles sont en partie différents. En effet, le modèle de la présence en e-learning est également affilié à la philosophie du pragmatisme fondée aux États-Unis par James, Pierce et Dewey, mais il s’ancre plus spécifiquement dans la perspective transactionnelle de l’action développée par Dewey et Bentley (1949). De plus, ce modèle est, a contrario du modèle de community of inquiry, affilié au courant du socio-constructivisme mis en avant par les travaux francophones européens de la psychologie sociale du développement cognitif (Bourgeois et Nizet, 1997 ; Darnon, Butera et Mugny, 2008 ; Doise et Mugny, 1981 ; Monteil, 1987 ; Perret-Clermont, 1979 ; Perret-Clermont et Nicolet, 2002). La théorie du conflit socio-cognitif est, depuis le début des années 1980, centrale dans ce courant. Le modèle proposé est également ancré dans cette théorie.

 

De notre point de vue (Jézégou, 2010c), la perspective transactionnelle de l’action et la théorie du conflit socio-cognitif se rejoignent pour soutenir une conception spécifique de la collaboration, celle qualifiée par Damon et Phelps (1989) de « contradictoire ». Une telle conception se situe au cœur du modèle de la présence en e-learning.

 

1.1. Deux référents privilégiant la conception de la collaboration « contradictoire »

 

Au sens large, la collaboration se caractérise par l’égalité des statuts des membres d’un groupe, leur participation aux interactions sociales et par le fait qu’ils mènent conjointement des activités définies ensemble pour résoudre un problème partagé (Daele et Charlier, 2006 ; Dillenbourg, Poirier et Carles, 2003 ; Henri et Lundgren-Cayrol, 2003 ; Jézégou, 2010a).

 

D’une manière plus spécifique, la conception de la collaboration « contradictoire » insiste sur le rôle positif joué par l’expression des divergences et la confrontation des points de vue dans les apprentissages (Baudrit, 2008 ; Damon et Phelps, 1989). Cette conception est défendue par la théorie du conflit socio-cognitif. Il existe une autre conception de la collaboration : la collaboration qualifiée par Damon et Phelps (1989) de « constructive ». Cette conception est davantage soutenue par le courant socio-constructiviste de la psychologie culturelle, notamment amené par des chercheurs anglophones tels que Brown, Campione et Gardner (1995). Ce courant souligne que c’est essentiellement par le dialogue entre les membres du groupe, par le partage de leurs savoirs et par la coordination de leurs actions que ces derniers parviennent à résoudre un problème partagé et à construire de nouvelles connaissances.

 

Le premier référent épistémologique du modèle proposé, c’est-à-dire la perspective transactionnelle de l’action (Dewey et Bentley, 1949), insiste tout d’abord sur le fait que la collaboration est le principal moteur qui permet à un groupe de personnes de se constituer en communauté d’enquête (community of inquiry) afin de résoudre de façon commune et conjointe une situation problématique. Il peut s’agir ici de lever un doute sur un sujet donné, de réagir à un évènement inattendu, d’apporter une réponse à un problème ou encore de mener à bien un projet. Ensuite, cette perspective transactionnelle met l’accent sur les dimensions communicationnelles de l’action et sur les processus permettant de générer une solution créative face à une situation problématique. Ainsi, selon Dewey (1938), la pratique d’enquête (practical inquiry) est la meilleure façon de clarifier une telle situation, de la résoudre et de justifier des solutions apportées. L’enquête peut être assimilée à une démarche scientifique dont les résultats sont conçus de manière « expérimentale », comme des hypothèses révisables à la lumière de l’expérience et de la délibération (Deledalle, 1998 ; Favre, 2006 ; Jézégou, 2010a). Elle mobilise des transactions entre les acteurs ou les « enquêteurs » afin de résoudre cette situation problématique. Les transactions sont des interactions sociales de confrontation et de croisement de points de vue, d’ajustement mutuel, de négociation et de délibération. Enfin, de telles transactions génèrent une activité intellectuelle complexe dont un des effets est de construire des savoirs (Dewey et Bentley, 1949).

 

Ici, l’approche socio-constructiviste portée par la psychologie sociale du développement cognitif (Bourgeois et Nizet, 1997 ; Darnon, Butera et Mugny, 2008 ; Doise et Mugny, 1981 ; Monteil, 1987 ; Perret-Clermont, 1979 ; Perret-Clermont et Nicolet, 2002) apporte un éclairage important sur les effets de la collaboration contradictoire sur la construction individuelle et collective de connaissances. Cet éclairage est plus spécifiquement issu des travaux mobilisant la théorie du conflit socio-cognitif.

 

1.2. Les effets de la collaboration contradictoire sur les apprentissages

 

L’approche socio-constructiviste portée par la psychologie sociale du développement cognitif défend la position selon laquelle c’est par cette forme de collaboration avec les autres qu’une personne apprend. Selon cette approche, la collaboration contradictoire repose sur des interactions sociales de confrontation, d’échange, de mise en commun et de négociation, qui provoquent chez la personne des remises en question et stimulent de nouveaux apprentissages dans le cadre de la réalisation d’une activité collective.

 

La théorie du conflit socio-cognitif montre plus particulièrement le rôle joué ici par la confrontation de points de vue divergents dans le développement cognitif (Darnon, Butera et Mugny, 2008 ; Monteil, 1987 ; Perret-Clermont, 1979 ; Perret-Clermont et Nicolet, 2002). Elle précise qu’il faut qu’il y ait désaccord entre les points de vue (conflit) et que ce désaccord soit dépassé pour aboutir à une nouvelle réponse qui sera commune. Ici, aucun des points de vue ne doit être imposé ou écarté. Ils doivent tous servir à la résolution du problème. Lors de cette confrontation, un premier déséquilibre interindividuel apparaît au sein du groupe puisque chaque personne du groupe doit faire face à des points de vue divergents. Elle prend ainsi conscience de sa propre pensée par rapport à celle des autres. Elle se rend compte que sa position n’est pas nécessairement la seule possible. Cette décentration cognitive provoque chez elle un deuxième déséquilibre de nature intra-individuelle : elle est amenée à reconsidérer, en même temps, ses propres représentations et celles des autres pour reconstruire un nouveau savoir. On parle alors de progrès cognitif si la résolution du conflit généré par ce double déséquilibre lui a permis d’acquérir ou de développer de nouvelles compétences cognitives et sociales.

 

Ainsi, cette théorie permet d’expliquer, en partie, les effets de la collaboration contradictoire sur la construction individuelle de connaissances. En partie, car cette conception de la collaboration ne s’appuie pas uniquement sur la confrontation de points de vue divergents (conflits), mais également sur d’autres formes de transactions, telles que l’ajustement mutuel, la négociation ou encore la délibération (Baudrit, 2008 ; Damon et Phelps, 1989).

 

De plus, la théorie du conflit socio-cognitif et la perspective transactionnelle de l’action tendent à se rejoindre pour dire que la collaboration contradictoire favorise l’apprentissage au niveau du groupe. Le groupe construit ainsi une expérience collective qui lui permet d’atteindre un but : celui de résoudre une situation problématique. Cette expérience oblige le groupe à définir les modalités et le fonctionnement de la collaboration et à adopter une méthode de résolution de problème, telle que la pratique d’enquête. Elle l’amène également à mettre à l’épreuve les résultats issus de cette démarche et à les évaluer. Une telle démarche est par essence formative. En effet, elle invite le groupe à réaliser des bilans intermédiaires, à mettre en place des processus de régulation des activités à mener, à construire une production collective. Elle l’invite également à effectuer un retour sur l’expérience vécue, à en extraire des éléments de satisfaction collective mais aussi les exigences et les contraintes.

 

Ainsi, ces deux référents épistémologiques soutiennent ensemble la conception selon laquelle les interactions sociales de conflit, de négociation et de délibération – en d’autres termes les transactions entre les membres d’un groupe pour résoudre de façon commune et conjointe une situation problématique – jouent un rôle essentiel dans la construction individuelle et collective de connaissances.

 

C’est en nous appuyant sur cette position commune que nous avons étayé d’un point de vue théorique et modélisé les trois dimensions qui structurent le modèle de la présence en e‑learning, c’est-à-dire la présence socio-cognitive (1), la présence socio-affective (2) et la présence pédagogique (3).

 

2. Le modèle de la présence en e-learning : dimensions, proposition centrale et hypothèses ......"

 Suite de l’article  Annie Jézégou est chercheure en sciences de l’éducation à l’Ecole Supérieure des Mines de Nantes (France). Son laboratoire de rattachement est le Centre de Recherche sur l’Education, les Apprentissages et la Didactique (CREAD EA 3875) de l’Université de Rennes 2 (France). Ses préoccupations de recherche portent, depuis près de 15 ans, sur la formation à distance. Elle a publié des ouvrages et de nombreux articles sur ce thème. Elle travaille actuellement à la modélisation des dispositifs de e-learning susceptibles de favoriser l’autodirection des apprenants.  Creative Commons License
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An@é

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