Je fus particulièrement heureux de participer à ce débat avec Madame La Sénatrice Françoise Cartron car nos chemins se sont souvent croisés d’abord enseignant à la même époque en Aquitaine, puis organisateur et responsable scientifique d’une université d’été sur la Formation continue qui s’est déroulée pendant 20 ans à la Maison de la Promotion Sociale située sur le territoire d’Artigues près Bordeaux à l’époque où Françoise Carton était maire de la commune, aujourd’hui en tant qu’Administrateur d’An@é, Association Nationale des acteurs de l’école.
Pour faciliter la lecture du texte de la conférence que je fis à cette occasion, bien que formé à la pensée complexe d’Edgard Morin qui structure la conclusion de cette communication, je propose que les deux entrées distinctes de ma réflexion donnent lieu à deux articles :
- l’une réfléchit sur les manifestations personnelles, émanations de la culture, pour une éducation à l’altérité,
- l’autre sur un objet dont des usages sont présupposés par ses promoteurs créer des modes culturels universels et dont l’éducation culturelle fait un bien, une valeur ajoutée pour chacun.
Ces deux approches montrent, bien que cela ne soit pas évident, les liens qui existent entre d’une part la perception culturelle des personnes et des groupes face à une œuvre et d’autre part l’étude des éléments et des matériaux qui font partie de la culture technique du numérique.
La culture, expression des diversités, est une éducation à l’altérité.
Qui dit culture pense anthropologie, sociologie, cependant très marqué par les sciences du comportement de Georges Devereux et l’ethno psychiatrie que développe son ancien doctorant Tobie Nathan, je choisirai d’envisager la culture par les manifestations émotives qu’elle procure.
Ces émotions provoquées par des événements peuvent rester non dites ou trouver une voie pour s’exprimer. C’est dans ce jeu entre l’émotion et son expression que l’éducation culturelle trouve sa place. Tout instant de notre vie est investi par ces réactions émotives dont le spectre très large va de la perception d’une œuvre artistique à celui de la confrontation à la mort : elles concernent tous les domaines de la transmission des connaissances.
Dans l’observation 39 de De l’angoisse à la méthode [1], Georges Devereux rend compte des réactions de groupes au film de N.Norman Tinsdale sur les rites de subincision des australiens.
La description des processus émotifs provoqués par les images de ce rite d’une culture auprès d’un public étranger à ces rites et les énoncés qu’elles provoquent rendent compte des réactions des spectateurs. Ces énoncés situent la place de cet événement culturel mis en images par un réalisateur, dans les processus culturels et éducatifs intériorisés ou extériorisés des spectateurs dans trois situations distinctes.
- Le premier groupe formé d’étudiants en ethnographie, dont Georges Devereux faisait partie, n’échangea pas collectivement après la projection, plus tard les étudiants de ce groupe y firent référence en se souvenant du film et des circonstances mais gardèrent le silence sur les processus cognitifs que cette projection avait apporté pour leur éducation tant personnelle que professionnelle.
- Le second groupe qui était composé d’un personnel médical et paramédical agissant dans un contexte différent de celui de leur exercice habituel et de leur formation. Les participants de ce second groupe pratiquaient habituellement dans un hôpital urbain en temps de paix et se trouvaient confrontés à des situations médicales dans un hôpital militaire proche des combats.
Georges Devereux ayant la responsabilité de la formation de ce personnel décide de projeter ce film. Pour rendre formatrice cette séance, il utilise les récits écrits et individuels des participants sur les rêves qui suivirent. Un entretien personnalisé était alors mis en place où chacun rendait compte de la capacité qu’il avait eu à vivre ces nouvelles situations professionnelles traumatisantes.
Georges Devereux s’interroge sur les fondements pédagogiques et didactiques de cette expérience éducative : il saisit que son choix de réutiliser le film montrait qu’il n’en avait pas fini avec le choc qu’il avait ressenti à sa première vision, confronté qu’il fut par le regard du cinéaste à un rite qui ne faisait point partie de sa culture tout en faisant partie de sa formation.
Pourquoi ce récit de Devereux tient-il une place importante pour la formation des enseignants dans le domaine de l’éducation culturelle ?
L’environnement éducatif depuis plus d’un siècle est fait d’images, de sons, de textes dont les sémiologies échappent tant aux enfants qu’aux adultes et dont l’utilisation pédagogique et didactique s’impose en tant qu’événement historique et social. Nous avons découvert la méthode de Georges Devereux au cours de notre pratique d’enseignant utilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Elle demande que l’adulte responsable d’éducation s’interroge sur les émotions que provoquent sur lui-même les messages qu’il va utiliser, qu’il donne la possibilité à ceux à qui il les propose d’énoncer le sens attribué. Elle demande qu’il accepte toutes les propositions qui sont faites tant au niveau de leur forme que de leur contenu en refusant toute taxinomie hiérarchisée. La finalité de cette méthode est que l’enseignant et les apprenants comprennent les éléments culturels qui les ont conduits à vivre des émotions, expressions de leur culture.
Quand pour un enfant la présence non diégétique d’un feu dans un plan d’un film sur la tension entre deux communautés devient l’élément central de son récit, il parle non du contenu du film mais de son histoire personnelle que ravivent les images: il parle du signifiant imaginaire soit de la valeur artistique du film qui confronte le récit du film à la mémoire familiale des temps de guerre. Des œuvres picturales avec des thèmes différents comme « Le pèlerinage à Cythère [2]» de J.A. Watteau et « Guernica » [3] de Pablo Picasso, des films avec des récits variés comme Bruegel, Le moulin et la croix [4] de Majewski et La sapienza [5] de Green permettent que l’éducation artistique et culturelle facilite la prise de conscience de sa propre identité, la reconnaissance du point de vue de l’autre, la pratique des discours pluriels. Ces trois éléments définissent une éducation culturelle dont la finalité est l’altérité.
Dans la continuité de Georges Devereux, Tobie Nathan considère que toute personne doit être considérée dans son univers familial, culturel, ethnographique.
Présentant son dernier roman, Ce pays qui te ressemble [6], récit mythique de son enfance au Caire, il répondit à une question qui portait sur le sens qu’il donnait aux diversités culturelles. Il rappela qu’enfant juif au Caire il aimait aller participer aux autres rites religieux que les siens, aux festivités culturelles des autres communautés que la sienne. Il exprima l’idée que cette curiosité à la base de son éducation et d’un enrichissement mutuel qui ne reniait en rien ma filiation.
Là, se situe le choix entre deux politiques d’éducation culturelle.
- L’une reconnait les filiations dans leur diversité soit comme stimulant « la curiosité » facilitant la conscience de soi et la conscience de l’autre comme les neurosciences [7] le suggèrent soit permettant le renouvellement de l’homme comme l’a montré le biologiste des populations Albert Jacquard [8].
- L’autre impose une éducation culturelle qu’un pouvoir décide comme unique et universelle, c’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’expression de Roland Barthes, « la langue comme performance n’est ni réactionnaire, ni progressiste, elle est tout simplement fasciste » [9] contrairement à l’interprétation que F.X. Bellamy en donne dans Les déshérités de la culture. [10]
Une réflexion sur ce choix est rendue nécessaire quand l’évolution des techniques de diffusion des informations et des échanges médiatisés du numérique occupe le champ culturel dans les domaines éducatifs, sociologiques, économiques et politiques. Cette évolution permettrait de réaliser ce que Debord appelait « la société du spectacle » entrainant aliénation et pensée unique.
Pr. Alain Jeannel, Juin 2016
[1] Georges Devereux, De l’angoisse à la méthodedans les sciences du comportement, Flammarion Paris, 1980 .pp 85-125.
[2] « Le pèlerinage à Cythère, tableau de J.A. Watteau, 1717
[3] « Guernica », tableau de Pablo Picasso, 1937.
[4] « Le moulin et la croix », film du réalisateur L. Majewski, 2011.
[5] « La sapienza », film du réalisateur E.Green, 2014.
[6] Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble stock, 2015
[7] Céline Duval, Beatrice Desgranges, Francis Eustache, Pascale Piolino, » Le Soi a la loupe des neurosciences cognitives , De la conscience de soi à la conscience de l’autre » - « Looking at the Self under the microscope of cognitive neuroscience , From self-consciousness to consciousness of others » in revue Psycho,neuropsychiatriedu viellissement, vol.7 , 2009,pp 7-19
[8] A.Jacquard, Génétique des populations humaines, PUF, 1974.
[9] R. Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, 1977.
[10] F.X. Ballamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon 2014, p149.
Dernière modification le jeudi, 07 décembre 2017