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« La parole des scolaires » : Un bien collectif privé, un bien public, un bien commun ? Les paroles collectives des élèves sont libérées du langage des adultes, quand, pendant un temps scolaire, ils expriment librement leurs émotions, leurs accords, leurs controverses, leurs particularismes. Les enseignants et les éducateurs ont alors un rôle de régulation des prises de parole, des conflits parfois violents.

Cette liberté de la parole existe quand les propos restent la propriété du collectif qui en garantit l’anonymat.

Ce temps de la scolarité est un espace privé, « un groupe de discussion » qui rassemble des personnes, ici des élèves, qui vivent une situation commune au sein de laquelle s’établissent des relations conduisant à une intégration [i]

Pour contribuer aux débats dans l’espace public donc perdre leur caractère d’anonymat que préserve l’espace privé, les expressions orales doivent prendre la forme d’une production qui en permet la diffusion. « Il s’agit simplement de rappeler que, depuis l’Antiquité, la notion de démocratie est comprise non seulement comme un régime politique associé à l’Isogorie (l’égalité de parole des citoyens) et à l’isonomie (le partage égal de la loi ou la capacité égale à participer » [ii]

En 1936, Célestin Freinet définit la réalisation d’un produit à partir de « la parole libérée », en ces termes : 

« Lorsque, en 1934, j'ai commencé dans ma petite école de Bar-sur-Loup (A.-M.) ma technique de l'Imprimerie à l'École, et que j'ai eu l'idée de donner aux textes pensés, rédigés, écrits par les enfants eux-mêmes les honneurs de l'imprimerie et de la diffusion par le journalet par les échanges, je heurtais de front une conception pédagogique générale et universelle, qui est loin d'ailleurs d'avoir disparu. ». Il définit cette pédagogie en ces termes : « C'est que la tradition scolastique [iii] est si tenace, elle a si définitivement marqué la majorité des maîtres, elle a si peu confiance en l'enfant qu'on veut bien, si les officiels le recommandent, laisser écrire des textes libres... mais vous comprenez, il faut bien orienter les enfants vers les sujets à examiner ou à développer... Nous n'allons pas leur laisser écrire n'importe quoi... » [iv]

Le pragmatisme de Célestin Freinet illustre la pensée d’une grande partie des psychologues, des ethno-psychiatres, des psychanalystes, des éducateurs qui insistent sur l’importance de donner un statut aux paroles des jeunes à côté de celles des adultes.

La capacité offerte aux élèves de produire un document diffusable fait partie des actions éducatives de l’enseignement et confirme la valeur de la parole des enfants et des adolescents et adolescentes.

En 1936, Célestin Freinet nous propose la technique de l’imprimerie avec des caractères à assembler puis l’utilisation d’une presse. Le journal ainsi obtenu est à la fois le prolongement de la vie quotidienne des élèves, la poursuite de leur évolution psychomotrice, exercice manuel, déplacement physique, l’adresse d’informations à un public dont le plus grand nombre est hors de l’école rurale qui a une fréquentation socialement homogène à cette époque.

En 2024, l’évolution des technologies de la production et de la diffusion des informations offre un large spectre, du théâtre de rue à la création de plateformes numériques, la population des établissements scolaires varie d’une homogénéité à une hétérogénéité sociale que certaines études préconisent [v]  et la structure des établissements scolaires ne correspond plus à celle de la classe rurale de 1936.

Ces évolutions démographiques, technologiques, structurelles questionnent le projet de Célestin Freinet même quand sa finalité est reconnue comme une des missions de l’école.

Produire en milieu scolaire

A côté des apprentissages fondamentaux, la création d’un message informatif nécessite de passer d’une parole collective à un document acceptable par le public auquel il est destiné.

Il est le passage de la sphère privée à la sphère publique au cours duquel les élèves apprennent à comprendre et à accepter la parole de l’autre, à saisir la distinction entre la parole privée et la parole publique. Cet exercice de production collective nécessite le respect de l’anonymat de chacun et chacune en milieu scolaire. L’écriture rédactionnelle, préalable à toute création, en est le garant quand elle évite toute promotion individuelle.

Cette création collective d’un message exprime le résultat d’un échange partagé par toutes et tous.

Elle est la suite du temps où l’expression libre de leurs expériences et de leur pensée a affirmé leur personnalité parmi celle des pairs.

Au début d’un cursus scolaire à trois ans, l’enfant poursuit avec sa main "une fonction perceptive d’appropriation du monde qui a un but épistémique de connaissance du monde, comme tous les autres systèmes perceptifs" [vi]

En plein développement sensorimoteur, il poursuit la découverte cognitive de son environnement :

"L’école maternelle est une école de l’épanouissement et du langage. Sa mission principale est de donner envie aux enfants d’aller à l’école pour apprendre, s’épanouir et affirmer leur personnalité" [vii]

Le geste de la calligraphie qui précède l’écriture mobilise l’ensemble des éléments de la main, son apprentissage a un impact majeur sur la construction du cerveau de l’enfant dont les capacités de plasticité sont particulièrement prononcées [viii]. Ces résultats orientent la création des jeunes écoliers et écolières vers des pratiques créatrices manuelles telles que le dessin, le modelage ou des expressions corporelles dont la danse, le mime, le théâtre font partie pour rendre public le thème choisi.

Ces créations ont pour finalité la rencontre présentielle avec un public, leur mise en mémoire sur un support, quelle qu’en soit la technique, n’équivaut pas à une représentation face à des spectateurs : l’essence du travail créatif des scolaires est cette rencontre synchrone avec leur environnement social proche ou lointain dans un même espace.

Au cours du passage de l’enfance à l’adolescence, l’utilisation de l’environnement technologique devient une priorité éducative.

La création d’un produit de l’industrie du numérique exprimant la pensée collective d’un groupe de jeunes est la mise en place d’un système complexe qui nécessite la compréhension de sa technologie et de son utilisation sociale. Elle trouve sa place dans la création scolaire quand enfants, adolescents et adolescentes ont la capacité cognitive de saisir partiellement puis plus globalement les enjeux de cette industrialisation de l’expression.

Lorsque des tablettes sont distribuées aux jeunes enfants, leur manipulation dans tous les sens est la première préoccupation des enfants. Après ce temps, la maitresse et le maître interviennent pour familiariser l’élève à un système technologique qui les prépare à un type de pratiques sociales et professionnelles [ix]. Ces pratiques correspondent à une adaptation nécessaire au monde scolaire mais elles ne sauraient se substituer à la poursuite de la construction psychomotrice et cognitive en jeu depuis la naissance de l’enfant. Elles permettent d’expliciter les relations entre les processus de développement psychomoteur qui débute à sa naissance et les objectifs académiques de l’éducation et de l’enseignement.

Au cours de la réalisation commune d’un dessin collectif représentatif d’un thème issu du débat collectif, les élèves, habituellement au nombre de quatre, projettent leur interprétation sur une feuille de papier qui est face à eux. La création reste individuelle, pour qu’elle devienne collective, elle doit être confrontée à celle des autres. Progressivement nait une œuvre commune qui remplit tout l’espace disponible. L’activité psychomotrice est importante, activités manuelles, déplacements autour du support du dessin. Les relations sociales l’accompagnent : l’attention à la présence physique et créatrice de chaque participant, les échanges de capacités graphiques et de connaissances nécessaires pour achever l’œuvre collective.

Ce processus montre l’importance des échanges préalables pour obtenir une réalisation commune. Ces échanges ne sont pas que verbaux, ils mettent les corps en mouvement, ils développent une gestuelle, ils permettent de mettre en scène une création rendant compte d’un travail collectif, libre, et responsable devant un public proche de l’établissement scolaire, ils confrontent directement la création à un public. Par exemple, il est présent dans la création d’un spectacle vivant joué à partir d’un texte écrit par les élèves. 

A la fin de la seconde guerre mondiale (1939-45), le cinéma, produit industriel à objectif commercial que les pouvoirs politiques utilisent à des fins idéologiques [x] s’impose comme objet d’étude tant universitaire que scolaire. Dans les années 1960-1970, l’Institut Pédagogique National crée un service en charge d’expérimenter un enseignement du cinéma, il traite des aspects psychologique, sociologique et sémantique de la séance cinématographique sur les spectateurs et propose des analyses d’un des récits possibles du film. L’introduction dans les instructions officielles de recommandations pour développer une réflexion sur les effets du cinéma puis de la télévision permettent à des équipes expérimentales d’en développer la pratique au sein des établissements scolaires avec des ciné-clubs et des cours spécifiques [xi].  Le caractère propre du cinéma comme produit industriel et commercial fut rarement abordé. La réflexion se porte sur les relations entre le spectateur et le film et n’aborde que très rarement le système technique, industriel et commercial du cinéma comme outil pour la diffusion d’une création scolaire qui informe sur le point de vue des élèves.

Ce choix peut s’expliquer par la difficulté pour un groupe d’adolescents de réunir les différents éléments qui permettent de produire et de diffuser un produit industriel coûteux. L’accès à une société de production est rendu difficile par les enjeux financiers, commerciaux et idéologiques [xii] qui permettent la production cinématographique ou télévisuelle. La présence des scolaires sur le lieu de tournage est difficilement tolérable par des professionnels qui, dans un temps défini et bref, doivent enregistrer des images et des sons. Quand des élèves eurent l’occasion de réaliser leur projet filmique, ils le firent dans des conditions où leur expérience se limitait à respecter des règles sociales dont le respect de l’autre est la base et à faire la connaissance de professionnels respectant une déontologie professionnelle [xiii]. 

Cette approche du cinéma se limite le plus souvent à une diffusion dans l’établissement, qu’elle soit analogique ou digitale. Rares furent les créations qui eurent des diffusions asynchrones qui touchèrent en dehors du temps scolaire le public d’un cinéma ou de la télévision [xiv]. Chaque fois qu’elles eurent lieu, elles permirent la découverte de la technique qui combine le descriptif des plans et la réalisation de la scène, les relations sociales entre des professionnels qui vont de l’auteur aux différents techniciens coordonnés par un réalisateur. Elles permirent aussi la découverte des procédures industrielles nécessaires et les caractères propres à une économie qui tente un équilibre entre coût financier et rentabilité dont l’exploitation du film est représentative.

Du dessin relationnel à la réalisation de films, l’expérience passe d’une synchronie, à une asynchronie que l’intermédiaire industriel et commercial met entre les émetteurs et les récepteurs.

Entre l’émetteur d’un message et le récepteur, de la synchronie à l’asynchronie

Depuis le début du 21ème siècle, une certaine convivialité des nouvelles technologies de l’information habitue le jeune public à émettre et à recevoir des messages diffusés par des plateformes du numérique.

Avec cette pratique, une opinion, une émotion, un appel à l’acte suffisent pour être un objet d’information : l’injonction se substitue au discours.

L’utilisation de ces technologies par les scolaires se développe dans un environnement où les adultes eux-mêmes les utilisent avec des objectifs qui concernent la vie privée, les comportements sociaux, l’activité professionnelle, et les propagandes politiques et économiques.

La mondialisation des technologies de l’information basées sur l’utilisation d’algorithmes à haute capacité de calcul augmente le potentiel de ces injonctions.

Si dans un premier temps les appareils d’État en furent maîtres pour le meilleur et pour le pire, en 2024, les groupes financiers privés ou politiques ont le pouvoir économique de la recherche-développement, de l’industrialisation des moyens de production, de la diffusion de ces technologies. Le marketing de cet ensemble de pouvoirs propose des offres commerciales à la jeune génération confrontée à des hypothèses angoissantes, climat, guerres, sexualité, crimes… qui ravivent les paroles des années antérieures.

Des enseignants mettent à la disposition de leurs collègues des fiches techniques qui décrivent les procédures à suivre pour réaliser des documents avec ces outils informatiques. Ils les mettent à leur disposition soit sur des sites institutionnels tel que Canopé soit sur ceux d’associations telles que les cahiers pédagogiques ou l’Association Nationale des @cteurs de l’École (An@é). 

Les processus engagés dans la réalisation de ces documents prennent en compte l’âge des enfants, des adolescents et des adolescentes. Ils sont en lien direct avec leur évolution psychomotrice et leur développement cognitif.

La scolarité est obligatoire dès trois ans, il s’agit donc de poursuivre les perceptions sensorielles qui permettent le développement des activités intellectuelles et psychiques depuis la naissance.  

En tenant compte de leur pratique du langage [xv] la fabrication d’un document est la possibilité d’accompagner le passage de l’enfance à l’adolescence.

A partir d’une idée, d’un thème que les enfants ont exprimé et choisi, la création est l’expression des processus sensoriels en interaction avec la cognition, elle est aussi une procédure basée sur une recherche documentaire collective qui aboutit à un document prêt à être diffusé. « Nous créons pour notre plaisir et pour les autres » : la liberté de la création rencontre les contraintes de la diffusion.

Ce processus est long et évolue au cours des années et des essais successifs qui suivent le développement des enfants, des adolescents et des adolescentes. La création a pour finalité d’exprimer un choix issu d’un échange, d’un débat, d’une controverse suivant l’âge des scolaires qui y ont participé au sein d’un grand groupe. Les processus et les procédures d’une production imposent un fractionnement du groupe de discussion en petit groupe réunissant d’habitude 4 personnes.

Partant de la parole libérée des scolaires, la création doit rester représentative à la fois de l’évolution psychologique du collectif et de l’influence de leur environnement de vie. Elle est à un instant déterminé de la scolarité la représentation de la pensée hors de l’école.

Cependant elle a une fonction d’« instruction scolaire » [xvi].

Les scolaires prennent conscience des différences mais aussi des analogies existantes entre deux espaces de savoir, celui raisonné de l’institution et celui de l’expérience quotidienne.

Ce passage d’une approche expérimentale du monde à l’acquisition des normes et des enseignements académiques a valeur de formation intellectuelle et de formation d’un citoyen. C’est ainsi que la reconnaissance de la pensée du scolaire par l’enseignant et l’enseignante ou l’éducateur et l’éducatrice devient nécessaire à la prise de conscience de l’apport de l’élève aux connaissances instituées et académiques.

Les enseignants et les éducateurs ont conscience de l’écart qui existe entre d’une part la concentration nécessaire à l’élaboration d’un document écrit, translation d’échanges verbaux qui respecte les normes de la sphère publique et d’autre part la réaction au signal suivie d’un clic qui donne dans l’instant une réponse à une question ou propose une information sur un appareil électronique.

D’un côté, le scolaire construit un signifiant porteur de sens, d’un autre il répond à une consigne et exécute une tâche avec une machine dont il ignore les objectifs cachés des promoteurs dans la plupart des cas.

Cette activité enseignante et éducative permet d’aborder avec les élèves les aspects linguistiques de l’oral et de l’écrit, les normes éthiques et sociales de la sphère privée et de la sphère publique. Elle pointe aussi les relations entre une information retenue pour être diffusée et les connaissances inscrites au programme des enseignements.

Cette complexité, représentative des trois principes, hologrammatique, dialogique et de récursion organisationnelle [xvii] correspond à l’acte d’enseignement et d’éducation quand il est à l’écoute des générations montantes ; elle explique les difficultés de la prise de décision de l’acteur de terrain pour choisir la meilleure pédagogie et didactique en fonction des expériences et des connaissances que librement les enfants et les adolescents.es ont exprimées. Elle associe la transmission des connaissances académiques à la formation du citoyen. 

SI chaque enseignant ou enseignante demeure le référent d’une connaissance abordée lors de la préparation du document préalable à toute production, celui ou celle, qui prend en charge un groupe qui s’est exprimé librement sur le thème qu’ils ont collectivement choisi, assiste les élèves dans la création de leur document.

Pour ces enseignants, enseignantes, éducateurs et éducatrices, la charge cognitive et psychologique nécessaire à l’écoute des enfants et des jeunes se double souvent d’une charge émotive ; les jeunes introduisent le monde de leur quotidien dans celui de l’institution, il peut à tout moment faire écho à celui de l’adulte. Cet engagement professionnel de l’adulte et ce temps fort du passage de l’effervescence d’un débat à la rationalité de la vie publique mobilisent la participation des équipes professionnelles de l’établissement scolaire, les parentèles et l’environnement social. La sécurité des personnes engagées dans ce processus existe lors de son partage par la collectivité.

Le moment de la fabrication du message prêt à la diffusion est le temps du passage à la réflexion, à l’écriture, et à la découverte des normes sociales et professionnelles.

A côté des apprentissages fondamentaux, la création d’un message informatif nécessite de passer d’une parole collective à une acceptabilité par le public auquel il est destiné. Il est le passage de la sphère privée à la sphère publique au cours duquel les élèves apprennent à comprendre et à accepter la parole de l’autre, à saisir la distinction entre la parole privée et la parole publique.  Cet exercice de production collective nécessite le respect de l’anonymat de chacun et chacune en milieu scolaire. L’écriture rédactionnelle, préalable à toute création, en est le garant quand elle évite toute promotion individuelle.

Cette création collective d’un message exprime le résultat d’un échange partagé par toutes et tous. Elle est la suite du temps où l’expression libre de leurs expériences et de leur pensée a affirmé leur personnalité parmi celle des pairs. Elle peut être soit de forme artisanale comme la conception de Freinet de l’imprimerie ou celle des arts du spectacle vivant, soit elle s’inscrit dans un projet conçu par une technologie et produit par un système industriel.

Création de messages dans un environnement technologique et industriel

Si le cinéma et la télévision demeurent des médias populaires, les enjeux sociétaux représentés par l’industrialisation de la technologie numérique et des produits destinés à l’informatique incitent les responsables des décisions gouvernementales à introduire ces modes d’information dans l’enseignement comme outil et comme contenu, à partir de 1980.

La technologie numérique crée une nouvelle situation, elle offre des services de production et de diffusion de messages dans l’instant et en dehors de toute préparation conceptuelle préalable.

L’illusion de la gratuité est double ; une interactivité immédiate avec la machine supprime toute activité réflexive et psychomotrice, un faible coût financier direct fait oublier ceux qui sont indirects comme l’impact sur l’environnement.

La contrainte technique serait abolie par la convivialité de l’utilisation et entrainerait une passivité réflexive qui occulte le système complexe qui permet d’un clic de répondre à son désir. C’est dans cette remise en question de « tout et tout de suite [xviii] que le travail sur le design des plateformes numériques a sa place. A côté des aspects informatiques, commerciaux et politiques l’objet même du design répond à l’attente des commanditaires dans les domaines de la technologie, du marché et d’une idéologie par exemple économique et politique. Le projet design est aussi d’adapter l’outil à l’utilisateur avec des objectifs définis.

Tallulah Frappier, doctorante en design et science politique – ayant une expérience de designer numérique - propose ces « réflexions sur la structuration des plateformes de débats en lignes et de leur analyse en tant qu'objet de design. [xix]

« Comment des exercices de débats politiques sont-ils mis en technologies ? Comment le design de ces plateformes cadre-t-il nos discussions en lignes et influence-t-il notre rôle de citoyen ? Telles sont les questions générales auxquelles cette thèse entend répondre à travers une enquête empirique et théorique et un ensemble de propositions pratiques et techniques ».

Si les plateformes sur lesquelles cette doctorante, professionnellement expérimentée, ne correspondent pas directement aux plateformes scolaires exceptions faites pour les classes de lycées et les cursus universitaires, les questions qu’elle pose permettent de donner des directives au groupe d’élèves qui choisit d’exprimer la synthèse écrite de leurs échanges oraux librement exprimés en utilisant une plateforme du numérique. 

Quelle finalité est recherchée ?

Le public récepteur doit pouvoir se connecter indépendamment du moment de la mise en ligne du message.

Le caractère collectif de la production respecte l’anonymat des participants au profit de la représentativité d’un groupe. L’inclusion d’une sollicitation à une réponse par les récepteurs permet un retour sur le contenu qui est à la fois la reconnaissance de la parole des autres et la porte ouverte à la délibération soit avec ses pairs soit avec des adultes. A la situation synchrone des émetteurs et des récepteurs celle du présentiel, une situation asynchrone se substitue avec le téléphone mobile et ses plateformes telle celle de ChatGpt ; la réponse peut être différée sur une durée indéfinie comme le souligne Tallulah Frappier.

Ce dispositif délibératif fait appel à plusieurs matières de l’expression, l’écriture, le graphisme, l’image analogique et numérique. Quand un groupe d’élèves y transcrit sa pensée collective, il a la responsabilité de respecter l’anonymat par respect de la personnalité et de la parentalité de chacun et de chacune.  La mise en ligne de ces différents éléments correspond au travail d’infographie d’un groupe d’élèves qui adapte sa création à la disponibilité des récepteurs potentiels. Si des développements argumentés sont attendus, ils réclament le temps de réflexion et de la formulation : là est tout l’intérêt de l’asynchronie entre les émetteurs et les récepteurs.

La possibilité d’inclure des émoji permet d’avoir la réponse du plus grand nombre mais dénature la valeur informationnelle de la réponse. Poser ce choix est éducatif et répond aux objectifs de l’enseignement, dans le sens où il est une situation didactique sur la sémiologie du texte, des images et des pictogrammes et sur la disponibilité sociale des récepteurs.

Production scolaire et production de « la parole libérée »

Ce processus de création d’un forum par les élèves comprend un large spectre qui va de l’écriture au design du message électronique et aux particularismes des destinataires.

Tout au long de la scolarité, il nécessite des approches progressives qui correspondent aux évolutions cognitives de l’enfance à l’adolescence, des relations entre le savoir des élèves et les connaissances académiques. Cette production maitrisée est une préparation à la vie citoyenne et professionnelle des jeunes adultes dans les espaces numériques. La durée de ce processus tout au long de la scolarité permet une double formation, celle des adultes et des jeunes à l’évolution permanente des technologies et des attentes des marchés liées à des choix d’une idéologie économique plus qu’à des idéologies sociales et andragogiques.

Suite aux progrès des connaissances scientifiques et pragmatiques sur l’enfance et l’adolescence au cours du 19ème et 20èmesiécle, des représentants ou des représentantes de gouvernement souhaitent mettre l’enfant au centre du système scolaire. Cependant, le plus souvent leurs programmes traitent de l’élève, soit comme un administré, ainsi la production des élèves est toujours en réponse à une attente des adultes et doit faire la preuve que les connaissances programmées sont acquises. Cette différence entre les deux types de production explique la difficulté à accepter une production à partir de la parole libérée des scolaires.

Deux causes peuvent expliquer les difficultés pour un établissement scolaire avec conseil d’administration et tutelle ministérielle.

La première est juridique : le contrôle d’interventions tout au long de la scolarité lui échappe. Qui assume l’ensemble des garanties nécessaires pour qu’une libre expression orale ne devienne un espace où la sincérité serve à d’autres projets qu’à une finalité éducative démocratique ?

La seconde est organisationnelle : la modification du curriculum des élèves et l’attribution d’un espace et d’un temps pour une activité échappe à l’ensemble du personnel de l’établissement. Qui en assure le coût financier et social ?

La distinction entre la création synchrone qui se projette dans une situation présentielle et la fabrication d’un produit asynchrone diffusé sur des réseaux mettent en évidence le large spectre que les responsables de l’éducation assument lorsque les enfants, les adolescents et les adolescentes transmettent leur parole libérée et collective. Elle donne du sens à la différence entre une sphère privée et la sphère publique non simplement à propos de l’acte d’informer mais aussi entre les acquis de la vie personnelle et les connaissances académiques, objets de l’enseignement.

L’hypothèse de ce processus donne la priorité à la connaissance des autres avant d’imposer sa propre conviction. Cette écoute des autres est un préalable et la ressource qui permet des études qualitatives et quantitatives, qui servent de points de repères. La prise en compte des évolutions industrielles, économiques, sociales permettent de nouvelles hypothèses que ce processus nécessite. L’acte de la création d’un produit pour la sphère publique met en évidence les différents enjeux qui différencient la création synchrone qui s’adresse directement à un public et celle qui utilise une technologie industrielle asynchrone. La distinction entre la situation de synchronie qui développe la communication et celle de l’asynchronie, propre à l’information, en est un exemple.

Diffuser la création des élèves, c’est les exposer.

La déontologie professionnelle de l’enseignant, de l’enseignante et de l’éducateur, de l’éducatrice doit garantir que les scolaires ne soient pas exposés à des réactions d’humiliation ou d’exclusion, « tous phénomènes qui empêchent d’être partie prenante à égalité à un monde commun" [xx]. Tant dans le temps de la création entre pairs que dans celui de la diffusion dans la sphère publique, cette assurance « délivre les personnes de la peur et du besoin en vue de permettre d’exercer leur autonomie » [xxi]. 

Au cours de leur scolarité, les enfants puis les adolescents et les adolescentes découvriront en créant un message destiné aux autres qu’il s’agit de la responsabilité de tous et de toutes dans les situations d’agression contre les uns ou les autres et non d’une action répressive individuelle. L’école remplit ici sa fonction éducative qui correspond à une approche progressive de la démocratie moderne, d’autant que "la souveraineté populaire n’est pas une substance, mais une puissance que nul ne peut affirmer posséder ou incarner" [xxii]  

La parole libérée collective des jeunes s’inscrit dans les procédures de l’enseignement en tant qu’une des fonctions éducatives de l’établissement qui donne du sens aux disciplines académiques et qui prépare à une vie citoyenne.

Dans un espace mondialisé, qu’en est-il quand elle est reconnue comme un bien commun ?

Cela est le thème du 3ème article à suivre

Alain Jeannel

 

[i] Gérard Mendel, « Apprentissage de l’expression collective des élèves dans 150 classes » in La société n’est pas une famille, Édts la Découverte, 1992, p.95. « Bref, le but visé est que les élèves intègrent profondément à leur personnalité, au moment où celle-ci se forme, la manière démocratique de concevoir la vie en société ».

[ii] Justine Lacroix, Les valeurs de l’Europe, un enjeu démocratique, Edts Collège de France, p.

[iii]  La pensée scolastique est très présente dans le Ratio atque institutio societatis lesu  Studiorum 1599, in Ratio Studiorum, Editions Bellin 1997..

[iv] https://www.icem-freinet.fr/archives/bem/bem3/bem3.htm

[v] Alain Jeannel, « François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem : pour en finir avec le séparatisme », Educavox, 16 avril 2004

[vi] Edouard Gentraz, Editorial, « Redécouvrir l’intelligence de la main et les effets bénéfiques des activités manuelles sur les apprentissages et développement neurocognitif des enfants », ANAE n°182, mars 2023.

[vii] Programmes et horaires à l’école maternelle, education.gouv.fr 2024.

[viii] Catherine Vidal, La plasticité cérébrale : une révolution en neurobiologie, Spirale 2012/3(n)63, pp17 22. Cet article cite les travaux de Gaser, (2003,) sur les pianistes et ceux de Maguire, (2000) sur « la plasticité cérébrale est à l’œuvre également pendant la vie de l’adulte ».

[ix] Agence usages canopé, « Tablette, créativité et éveil à l’écrit. » educavox, sep.09 2016.

[x]Naël Gabler, Le royaume de leurs rêves, Calmann-Lévy, 2005.

[xi] Le monde des images-Initiation à la Communication Audio-Visuelle, Séries I et II, CRDP de Bordeaux, OROLEIS, 1970-1972

[xii] Neal Gabler, Le royaume de leurs rêves, Calmann-Levy,2005.

[xiii] « Une ville, une usine, ballade à Fumel » série Regards Crdp de Bordeaux/FR3 Aquitaine1981.

[xiv] « Lettre à Pierre Perret du collège de La Réole » CNDP-TF1 ? 1982.

[xv]  https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actu_2017/39/7/annexe_video_2018_805397.pdf

Alain Jeannel, Multilinguisme et la langue de l’enseignement : particularisme et unité linguistique, educavox avril 2020.

[xvi] Expression employée par le Ministère représentant l’Éducation Nationale.

[xvii] Edgard Morin, Introduction à la pensée complexe, seuil 2005.

[xviii] La fiancée du pirate, chanson : tout et tout de suite, Album ta guitare,1989.

[xix] Tallulah Frappier : https://ethicsbydesign.fr/programme/conf/a-quoi-ressemblent-les-democraties-l-exemple-des-plateformes-de-debat-en-lignej,

https://ethicsbydesign.fr/programme/conf/a-quoi-ressemblent-les-democraties-l-exemple-des-plateformes-de-debat-en-ligne

[xx] Justine Lacroix, Les valeurs de l’Europe, un enjeu démocratique, Edts Collège de France, p.69.

[xxi] Justine Lacroix, Les valeurs de l’Europe, un enjeu démocratique, Edts Collège de France, p.69

[xxii] Ibid., p.23

Dernière modification le mercredi, 10 juillet 2024
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.