Pour mener à bien cette lecture du texte de Rabelais et de sa translation, l’édition présente sur la page de droite le texte original et sa translation sur la page de gauche.
Elle propose « l’ensemble des œuvres de Rabelais, telles qu’elles sont connues aujourd’hui … Ces œuvres complètes – l’appellation s’est désormais imposée – doivent donc se lire comme des Opera omnia quae extant[3] : « titre qu’affectionnaient les philologues humanistes parce qu’il concédait au temps son double pouvoir de dévoration et de révélation.»[4]
Romain Menini (MCF à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée) et Myriam Marrache Gouraud( PR à l'Université de Poitiers) autour du livre "Tout Rabelais" aux éditions Bouquins-Mollat. Entretien avec Violaine Giacomotto.
A la suite de la présentation de l’ouvrage et du travail universitaire réalisé, Romain Menini qui assura la direction de l’ouvrage et Myriam Marrache Gouraud qui translata Pantagruel proposèrent de répondre aux questions du public venu nombreux.
« La parole des scolaires » : Un bien collectif privé, un bien dans l’espace public, un bien commun ?
Article 1 : La parole un bien collectif dans un espace privé.
« Vous venez de me rajeunir d’un trois quarts de siècle ! »
Cette interjection fut le début de ma question à Myriam Marrache Gouraud et à Romain Menini. Au fur et à mesure que les conférenciers avaient présenté l’œuvre, leur travail de translation, leurs activités d’enseignants, j’y reconnaissais le plaisir et surtout une gaité que nous communiquaient les enseignants quand nous étudiions Rabelais.
Nous étions la génération de « l’après- guerre de 1939-1945 ». Bien que la guerre d’Indochine ne provoquât pas une mobilisation générale comme quelques années plus tard la pacification de l’Algérie[5], elle nous rappela les événements de notre enfance.
Pendant cette période, cette génération comprit souvent par simple percolation les angoisses et les colères de leurs aînés. Ils avaient vécu les rigueurs d’une armée étrangère pratiquant l’oppression et la prédation, ils avaient découvert une idéologie nazie promouvant les assassinats et les génocides, ils assistaient au renoncement progressif des idées d’égalité et de solidarité développées dans la Résistance à l’occupation nazie. C’était l’abandon de la conception d’une société qui donnait la priorité au bien commun en plaçant à la marge le profit privé et la conquête des pouvoirs.
Pendant les années Lycée entre 1950 - 1954, quand cette génération eut la chance de rencontrer des professeurs qui lui lurent et firent lire les textes de Rabelais mais aussi ses contemporains allant du philosophe Erasme à la poétesse Louise Labé, elle trouvait alors un espace de vie qui mettait à distance la pesanteur de l’environnement dont il suffit de rappeler quelques situations : des angoisses récurrentes et non dites accompagnaient tous les silences des ainés au sortir de la période d’une occupation par une armée de prédation et de répression de toute opposition, la menace permanente du champignon atomique dont les images des bombardements de l’aviation américaine et ses conséquences pour la population civile d’Hiroshima et Nagazaki demeuraient une menace permanente, les deuils de nombreuses parentalités faisaient suite aux guerres de décolonisation, Vietnam, Algérie, dont la réalité des différentes options gouvernementales restèrent ignorées jusqu’aux publications des journalistes d’investigation et aux études des historiens.
Ces enseignants transmettaient la véritable portée de l’humanisme, comme l’exprime Romain Menini dans la préface : « Notre présent se fonde aussi sur ce qu’il ignore du passé……Puissions-nous contribuer à prolonger un peu l’héritage humaniste en jouant – ne serait-ce que pour rire – le rôle étrange que Rabelais assigne aux hypophètes, dans la Brève déclaration qui accompagne au dernier Quart livre : « hypophètes : qui parlent des choses passées, comme les prophètes parlent des choses futures »[6].
Ils avaient écouté les émotions vécues. Pour eux, l’enseignement dépassait la transmission de connaissances, il avait aussi comme finalité que ces textes permettent à la jeunesse de grandir en échappant aux tendances mortifères de ces années : « Chez Rabelais, la Joie est certainement la grande émotion. Tous les malades peuvent la partager, que ce soit le gueux avec son mal de dents, le prince et sa sciatique ou le prélat et sa goutte »[7].
Avec cette possibilité de rêver de multiples manières et sans limites, la langue ainsi lue et pratiquée permettait une mise à distance aux enfants et aux adolescents qui vécurent la terreur nazie qui régna dans tout le pays, dès l’été 42, « quand il n’en fallait pas beaucoup pour être fusillé ».
« La science politique ou historique ne doit pas effacer les traces de l'expérience, sa rationalité nourrit l’enseignement mais elle ne saurait mettre à distance les angoisses vécues. Cette parole libérée employait toutes les influences linguistiques qui représentaient les migrations, les espaces régionaux, les langages sociaux. Elle s’affranchissait des stéréotypes académiques comme ceux imposés pendant leur enfance par Pétain, chef de l’Etat français (1940-1944) dont L’historien Marc Ferro rapporte la conception de la langue française : « Il faut être simple et avare, c’est le meilleur moyen. Voici ce que je veux : une idée centrale…Pour les phrases, le sujet, le verbe, le complément, c’est la façon la plus sûre d’exprimer ce que l’on veut dire. Pas d’adjectif, l’adjectif c’est ridicule... »[8]
La parole libérée nourrie des vécus de chacun et chacune et la lecture des textes hors les normes, proposent des moments du « Vivez joyeux au fronton de Gargantua ».
Accompagnée par ces professeurs, cette génération découvrait la joie de s’exprimer librement faisant fi des cadres imposés par les instructions officielles. Elle pouvait poursuivre les expérimentations génériques de Rabelais qui « s’accompagnent de recherches linguistiques très élaborées … », qui multiplie « les emprunts au latin et au grec, aux langues vernaculaires et aux parlers dialectaux, pratique à loisir les dérivations et les combinaisons, forge de nombreux mots-valises, onomatopées, contrepèteries et calembours. »[9]
Pendant ce temps scolaire, cette génération retrouvait le Vivez joyeux « placé par l’auteur lui-même au fronton de Gargantua dans l’édition de 1535 » [10] et se libérait émotionnellement des ambiances sociétales qui allaient de l’inquiétude au sentiment mortifère.
Une promesse économique que Jean Fourastié développe dans son ouvrage Les trente glorieuses : ou la Révolution invisible de 1946 à 1975 jette aux oubliettes ce souffle qui permit à une génération montante de se détacher d’une histoire qui l’avait profondément marquée. Au plaisir d’enseigner, cette promesse substitua la nécessité de répondre à la construction politicienne d’une idéologie, le libéralisme, qui avait comme objectif la concurrence non simplement entre les marchés mais aussi entre les individus et les groupes sociaux. Ce projet ne correspondait pas à celui né au sein des mouvements de résistance au nazisme mais séduisit une partie de la population européenne parce qu’il apportait un confort matériel et une impression de participer à une période historique pleine de promesses tant scientifiques que sociétales.
Dès le premier quart du 21ème siècle, les promesses des entrepreneurs financiers, industriels, le développement des algorithmes de ce que l’on nomme IA et celle des gouvernants montrent leurs limites et leurs conséquences sur la vie humaine et terrestre dans son ensemble.
La génération scolaire de cette période est soumise en continuité à la diffusion de crimes allant du harcèlement au meurtre, de tragédies collectives allant jusqu’à des génocides, de la mise en danger de la vie sur terre à court terme[11] .
Elle les voit et les entend sur l’ensemble des écrans qu’elle consulte, elle - même en réalise et en diffuse. Elle sait qu’une grande partie de leurs contemporains vivent ces situations dans leur quotidien et non par le truchement des technologies industrielles et informatiques.
Si ce public scolaire en ces années du premier quart du 21ème est mis à l’épreuve des angoisses analogues à celles de deux générations précédentes, il doit être considéré que les environnements sociaux, économiques et industriels ne sont pas les mêmes.
Cette génération n’est-elle pas dans l’attente d’un enseignement qui lui permettrait de saisir les enjeux, d’argumenter des controverses mais aussi de parvenir à prendre ses distances et à en rire comme des enseignants avaient su le réaliser pendant la période qui suivit « la Seconde Guerre Mondiale »[12] ?
Pour formuler de nouvelles hypothèses, qu’en est-il en 2024 des réflexions que la mémoire de ces années devenues des « hypophètes »[13] restitue ?
Dès l’enfance, la vie collective dans les crèches puis dans les classes de l’école maternelle et tout au long de la scolarité fait se côtoyer des élèves dont les langues natives sont multiples en fonction des flux migratoires et dont les langages varient suivant les environnements sociaux professionnels et régionaux, n’est-ce pas là un espace d’une création de dérivations et de combinaisons linguistiques ?
Ce jeu linguistique ne se limite pas à l’énoncé d’unités sémantiques, soit des mots génériques qui les composent, il est la reconnaissance de l’origine de celles-ci dans les différentes langues et langages de chacun et de chacune, il est la reconnaissance des particularités linguistiques qui permettent un vocabulaire inattendu.
Cette étude des apports linguistiques de chacun et de chacune introduit le questionnement sur l’origine des langues et langages parmi lesquels se situe la langue de l’enseignement tel que l’histoire nous en montre pour le français l’institutionnalisation : « A l’époque où se créait l’Académie française presque toute la littérature du XVIe fut reléguée dans la jachère du « préclassique …. On créa le mythe de la clarté française. »[14]
Ce vocabulaire inattendu résulte de la croisée d’influences langagières multiples. Si Rabelais imagine son propre « vulgaire illustre » à la croisée des questionnements de son temps »[15], n’existe-t-il pas un meilleur temps que celui de la scolarité pour que le rire accompagne la créativité linguistique ?
Quand les travaux de Tobie Nathan puis ceux de Marie Rose Moro et de leurs collègues démontrent l’intérêt de prendre en compte la spécificité culturelle de la famille et la situation transculturelle de l’enfant pour saisir la réalité singulière et complexe qui sera la base de l’intervention clinique, cette reconnaissance de l’autre ne fait- elle pas aussi partie du projet éducatif de l’enseignement ?
A ce plurilinguisme culturel lié aux migrations, il serait nécessaire de rattacher les divers niveaux d’utilisation de la langue de l’enseignement propres aux conditions sociales et aux situations géographiques sur le territoire. Cette orientation éviterait la perdition culturelle et linguistique qui, à partir de la seconde partie du 20éme siècle, provoque une succession de décisions géopolitiques qui imposent une économie mondialisée basée sur un marché concurrentiel qui nécessite une langue unique dérivée de l’anglais adaptée au système économique.
Cette multiplication des emprunts n’est-elle pas une ressource pour l’enseignement, quand en apprenant à parler, l’homme apprend en fait deux choses : le langage lui-même, bien sûr, mais aussi la façon de se servir de ce langage pour se faire comprendre efficacement : c’est ce que l’on pourrait appeler le « langage social ».[16]
La jeunesse de ce premier quart du 21ème subit la submersion de la langue anglo-américaine devenue progressivement la novlangue d’une économie basée sur le marché et la concurrence au niveau mondial.
Cette « submersion linguistique » détruit progressivement tous les apports des langues et langages pratiqués dans les espaces européens et africains. Progressivement, la contrainte de cette submersion linguistique au service d’une idéologie économique supprime tout le plaisir des parlers échangés Quand l’enseignement se plie à ces décisions gouvernementales mondialisées, il tue dans l’œuf le plaisir de l’élocution qui est l’expression vivante de chacun et chacune, il promeut un stéréotype d’art oratoire normé qui cache mal les contradictions énoncées. L’utilisation des différents sites sur la toile proposant des textes préformés en est un exemple type.
Cette liberté offerte au public scolaire d’énoncer leurs vécus linguistiques donne du sens à la fonction des langues institutionnelles et normées. Il s’agit bien ici de distinguer entre d’une part « la communication » qui est un échange entre les « personnes » dont la finalité est de représenter un collectif, une société et d’autre part « l’information » qui est un message pour un objectif dans un domaine précis qui va de la sphère professionnelle à l’espace politique. Dans l’enseignement[17], l’information est matériellement un message composé d’une émission et d’une réception avec retour possible sur sa source, elle permet d’atteindre un objectif précis, la transmission d’une connaissance, elle utilise la langue enseignée ou un langage professionnel[18] comme outil qui permet une transmission unique de la connaissance.
Elle se différencie de la communication qui est une mise en commun de paroles dont la finalité est de construire une pensée chargée des dissensus et consensus exprimés soit des controverses. Communication et information sont deux éléments essentiels de la scolarité.
Le « Vivez joyeux au fronton de Gargantua dans l’édition de 1535 »[19] incite l’enseignant à développer la communication dès le plus jeune âge pour que progressivement l’apprentissage de la « langue institutionnelle d’information » soit compris comme une particularité linguistique. Cette particularité permet des messages dont l’objectif porte sur des biens individuels ou collectifs. Elle fait saisir, quand la parole est libérée de cette tutelle, la place des échanges qui créent un collectif en permanente évolution socio linguistique. Si la lecture de passages de Rabelais peut valider cette attitude pédagogique, à travers les siècles la richesse des œuvres faisant « la littérature » permet aux maîtres et maîtresses de donner plaisir et joie aux enfants devenus des élèves.
C’est bien là que la conférence de Myriam Marrache Gouraud et de Romain Menini permet au lecteur de comprendre la nécessité de cette parole libérée tout au long de la scolarité et de la place des auteurs comme Rabelais pour compenser la rigueur des apprentissages et mettre à distance les environnements traumatisants.
L’histoire de la France nous montre une volonté des gouvernements successifs pour contrôler l’usage de la langue.
Ce pouvoir, que s’attribue un gouvernement, arrête dans sa joyeuse créativité le babillage collectif des enfants. Au cours de la scolarité, un espace de libre expression collective offre la possible création d’une langue multiple, inépuisable, rêvée ouverte aux influences des différentes migrations et des différents milieux sociaux. L’enseignement des contraintes de la langue française institutionnelle permet d’en comprendre la fonction dans l’espace public.[20]
Une des fonctions de la parole libérée et de sa transcription n’est-elle pas la création de cet espace scolaire du vivre ensemble et un temps hors des pesanteurs des environnements anxiogènes et des contraintes propres à l’enseignement disciplinaire ?
En ce premier quart du 21ème, si les situations vécues par la génération montante ne sont pas analogues à celles des générations précédentes, elles sont tout aussi pourvoyeuses d’angoisses profondes.
La parole libérée, expression du vécu, et l’enseignement des auteurs qui comme Rabelais promouvait « Vivez joyeux au fronton de Gargantua » sont essentiels pour libérer l’esprit des contraintes de l’apprentissage et des pesanteurs des différents environnements.
Pour expliciter sa démarche d’enseignement, Myriam Marrache Gouraud décrit comment elle associe les étudiants à son projet de translation des textes de Rabelais. Elle introduit à son enseignement ce second mouvement qui est la participation effective des étudiants à un travail de production.
En quoi ce second temps paraît-il indispensable dans un processus éducatif ?
Les paroles libérées individuelles expriment les émotions, les accords, les controverses, les particularismes d’un collectif, elles demeurent dans un espace privé comme un groupe de discussion[21], dont elles sont à un moment donné l’expression. Pour qu’elles prennent sens dans l’espace public, elles doivent prendre la forme d’une production qui en permette la diffusion.
Après le temps de la parole libérée, s’ouvre un second domaine de réflexion :
Quel temps scolaire est proposé aux enfants et aux adolescents.es pour réaliser une production exprimant leur parole collective dans l’espace public ?
A suivre sur EDUCAVOX
Pr. Alain Jeannel.
[1] Tout Rabelais, Edition et translation nouvelles établies sous la direction de Romain Menini, C Bouquins éditions, Paris 2022 – C Mollat, Bordeaux 2022.
[2]Romain Menini, « Note sur la présente édition » in Tout Rabelais, Edition et translation nouvelles établies sous la direction de Romain Menini, C Bouquins éditions, Paris 2022 – C Mollat, Bordeaux 2022, pp. XXXIII, XXXIV.
[3] Tous les ouvrages qui nous sont parvenus.
[4] Tout Rabelais, op. cité p. XXXI
[5] Si à partir de 1945 cette période fut considérée comme « une pacification », elle fut reconnue comme « guerre d’Algérie » pour la période 1954-1962.
[6] Tout Rabelais, op. cité – Préface p. XXIX.
[7] Tout Rabelais, op. cité p. XVII
[8] Ferro Marc, Pétain, Préface p. VII, Librairie Arthème Fayard , 1987.
[9] Tout Rabelais, op.cité pp.6,7
[10] Tout Rabelais, op.cité p.IX
[11] Rotillon Gilles, le climat ET la fin du mois, Essais éditions Maïa, 23 juillet 2020.
[12] Cette expression attachée à la guerre de 1939-45 correspond à une histoire européenne qui eut une répercussion mondiale.
[13] Tout Rabelais, op. Cité – Préface p. XXIX.
[14] Tout Rabelais, op.cité p. XV
[15] Tout Rabelais, op.cité p. XIX
[16] Langage et langage social in Communication et Langages, année 1977 n°35, p. 119
[17] Dans l’enseignement, l’information est matériellement un message composé d’une émission et d’une réception avec retour possible sur sa source, elle permet d’atteindre un objectif précis, la transmission d’une connaissance, elle utilise la langue enseignée ou un langage professionnel comme outil qui permet une transmission unique de la connaissance. Elle se différencie de la communication qui est une mise en commun de paroles dont la finalité est de construire une pensée chargée des dissensus et consensus exprimés soit des controverses.
[18] Jeannel Alain, « L’enseignant et la langue de l’enseignement », EDUCAVOX, Mars 09 2020
[19] Tout Rabelais, op.cité p.IX
[20] Jeannel Alain, « La « Langue », des idées en devenir » EDUCAVOX, octobre 02 2020
[21] Par exemple : AGASP Groupe Desgenettes Paris.
Dernière modification le mardi, 12 mars 2024