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Une action pédagogique - Lors du Forum « le numérique et les valeurs de la République » du 5 avril 2014, nous avons adhéré à la proposition : « développons la lecture rapide ». Des propositions pédagogiques et didactiques ont répondu à cette attente. Elles sont confortées par des travaux sur la physiologie de la vision, sur la neurologie, sur la clinique des difficultés dysfonctionnelles, sur l’environnement sociologique.

Un premier constat s’impose : l’utilisation par les élèves des écrans numériques modifie les paramètres de la lecture d’une page d’un texte imprimé. 

Que le texte linguistique soit accompagné d’illustrations n’est pas une nouveauté, cependant la co-actualisation des matières de l’expression avec les procédures de l’infographie, des représentations visuelles et sonores et du défilement sur l’écran augmente le champ des émotions et des interprétations.
 
Des études conduites en milieu scolaire dans le cadre les expérimentations de l’ICAV[1], mettent en évidence l’influence du choix d’une interprétation pour la compréhension des systèmes tels que ceux de l’image publicitaire, du cinéma, des objets sonores, de la sémiologie graphique.
 
L’élève interprète ce qu’il voit et entend. Sa perception d’une page, d’un écran et son audition des sons guident l’organisation des formes perçues, les choix de navigation et créent des processus émotifs et cognitifs.
Cette activité de type sémiotique précède toute autre analyse. Elle est la manifestation des capacités cognitives propres à chaque personne, elle sélectionne les formes aux quelles un sens est attribué : des possibilités multiples existent.
Elle est le plus souvent concomitante à une activité de type sémantique qui nomme les formes retenues. Elle est préalable à toute analyse réflexive du système quelle qu’en soit la finalité.
 
En décrivant « le système d’accès à la mémoire sémantique », Martine Cornuéjols situe le champ de l’activité pédagogique :
« La perception n’est pas un phénomène mécanique soumis entièrement à la structure du champ sensoriel ou à celle du système nerveux. Elle dépend également des intentions du sujet, de la nature de la tâche qu’il doit accomplir sur la base de cette perception, et de ses connaissances antérieures […] La personnalité du sujet, dans ses caractéristiques affectives, intervient aussi dans sa perception, et c’est ce que démontre avec éclat le test de Roscharch[…] »[2]
Le spectre des attitudes éducatives correspondantes se définit par rapport à deux extrêmes qui sont : d’une part, la reconnaissance des différents phénomènes que le sujet met en œuvre pour accéder à la mémoire sémantique et d’autre part, une injonction qui impose un « sens unique  » correspondant à un objectif déterminé sans l’accord du sujet qui vit la situation. L’une correspond à une pratique démocratique de l’enseignement, l’autre à une pratique castratrice d’une éducation de type totalitaire, « fasciste » aurait dit Roland Barthes.
 

Travaillant dans le cadre d’un système politique qui reconnaît la liberté d’expression, fondement de la démocratie, la question pédagogique est  :

En acceptant les processus individuels de sémantisation, quelle pédagogie pour une acquisition de la compétence « lecture rapide » (expression à adapter aux nouvelles situations) des informations transmises par les écrans et les hauts parleurs ?
Bien que la plupart des situations d’utilisation du numérique co-actualisent les informations visuelles et sonores, la pratique scolaire mobilise principalement les informations visuelles dans cette activité de consultation rapide d’écran. Ce constat conduit à traiter cette situation particulière.
Si la sémiotisation des configurations structurelles est diversifiée pour le public en situation d’apprentissage, elle s’inscrit pour l’enseignant en fonction de sa discipline académique dans une sémiotisation univoque : le professeur de géographie schématise le paysage en fonction de la notion qu’il a acquise, celui de littérature découpe les syntagmes inscrits sur la page, celui de mathématique relie les différents signes pour construire un modèle…
 
Progressivement, à la fois par l’adhésion à un corps théorique disciplinaire et par la répétition des interprétations dépendantes de cet ensemble fonctionnel, le régime anthropologique du sens de l’enseignant devient un système institutionnel, celui de la monosémie, dans lequel les configurations structurelles, équivalentes des signifiants, n’auraient qu’un seul signifié. « Il y a une sorte de cécité ou de surdité au symbole. J’emploie symbole dans une acception extrêmement simple et large : à savoir toute coexistence de deux sens ; là où coexistent au moins deux sens, il y a symbole. »[1]
 
Dans une société qui reconnait le droit à l’expression de tous, «  la bonne interprétation didactique  », le sens donné par l’enseignant, se trouve confrontée aux interprétations des autres, en premier à celles des élèves et en second à celles des collègues des autres disciplines.
 
Dés que la sémiotisation de l’autre est légitime, qu’elle s’exprime librement, l’acte pédagogique accepte le régime anthropologique de la polysémie[2], celui des sociétés laïques : il possède la richesse des interprétations multiples, créatrices de sens par l’opposition des unes avec les autres, il est un espace d’apprentissage du débat démocratique, mise en pratique de l’altérité et de la tolérance. La qualité pédagogique dépend alors de l’équilibre entre le nombre d’énoncés et la qualité de l’animation du débat : la corrélation entre la taille du groupe et la gestion de sa dynamique, créatrice de sens, est alors déterminante.
 

Dans ce temps, l’acte pédagogique prend en compte les comportements émotionnels et recueille les multiples interprétations.

Si les comportements émotionnels sont des indicateurs psychologiques, leur régulation dépend de décision institutionnelle. Si l’acte pédagogique en reconnait l’importance et en détermine une orientation concertée, il a pour tâche principale de rattacher les interprétations aux références cognitives manifestes, distinctes des causes latentes et médicales que ces énoncés traduisent.
 
Le débat sur les interprétations se structure autour d’activités qui permettent d’établir le recensement des références cognitives[1] qui seront partagées par chaque membre du groupe y compris celle qui correspond au projet didactique de l’enseignant : Ce débat donne du sens au choix de l’enseignant et explique les différences entre le sien et les autres. Cette activité pédagogique rend légitime le choix de la sémiotisation et de la sémantisation de l’objectif didactique en définissant les critères cognitifs qui l’ont déterminé, tout en reconnaissant les autres processus.
Les pratiques d’enseignement soulignent la difficulté de ce passage des interprétations plurielles des formes que propose un groupe en situation de formation à une interprétation univoque correspondant à un contenu d’enseignement[2].
Si une certaine homogénéité cognitive des publics scolaires avec le monde enseignant avait pu donner l’impression que cette activité pédagogique était secondaire, l’hétérogénéité sociale, économique, culturelle, religieuse de la population d’une « Ecole pour tous les élèves  »[3] lui donne aujourd’hui un statut prioritaire pour que chacun reconnaisse ses propres références cognitives par rapport au contenu didactique de l’enseignement. Elle crée un échange cognitif au sein de la communauté groupale, elle permet à l’apprenant de comprendre le chemin cognitif qu’il va faire pour aller de sa sémantisation à celle qui correspond à un contenu d’enseignement et à un objectif tel que la consultation rapide d’une source d’informations, elle enrichit chacun par la connaissance des chemins des autres et développe l’altérité.
 
Il est bien question de prendre le temps car la pratique démocratique en groupe nécessite de ne laisser aucun membre sur le bas côté et elle permet d’identifier les personnalités dont les comportements cognitifs nécessitent d’autres apports que ceux que l’enseignement donne.
Dans le processus de l’apprentissage, ce temps permet que l’élève, en toute conscience, repère les sémiotisations qui correspondent au projet didactique. Soit, il les possède en tant qu’acquis cognitifs, soit il les a occultées et n’a pas su les exprimer, soit il ne les possède pas et il peut les acquérir par exemple grâce à un processus de verbalisation[1].
 

Ces propositions viennent compléter les techniques de « lecture rapide  »[2] et sont attentives aux résultats scientifiques en physiologie de la vision et en neurosciences qui concourent à leur réalisation.

Elles mettent en évidence qu’il ne faut confondre cette activité pédagogique avec celle de l’apprentissage des techniques telles que celles de l’utilisation de HTLM, de la modification des réseaux numériques, des cartes imprimées, de la programmation qui correspondent à une compréhension de la fabrication de la page d’un écran, et du scénario de sa fabrication. Cet apprentissage concerne une analyse critique du système en indiquant les normes technologiques et économiques auxquelles elles sont astreintes et les effets que ces normes peuvent avoir sur la sémiotisation. Il ne rend pas compte des processus cognitifs de sémiotisation et sémantisation de la perception qui associe la structure du champ sensoriel et celle du système nerveux à la compréhension de la situation, à la personnalité du sujet et à ses intentions.
Si dans l’analyse raisonnée de la fonction éducative de la pratique des écrans, l’énoncé des processus de sémiotisation et la connaissance technique de l’outil font partie d’un tout ayant pour finalité la fonction émancipatrice d’un enseignement incluant un système technologique, la pratique pédagogique doit prioritairement prendre en considération les interprétations sémantiques des formes qui s’imposent aux élèves dés qu’ils consultent un écran.

Leur énonciation et leur reconnaissance établissent un nouvel équilibre qui déconstruit la situation asymétrique entre l’enseignant et l’enseigné : ce nouvel équilibre est créé par la reconnaissance d’une valeur pour tout énoncé distinct de celui de l’enseignant.

Cette reconnaissance évite que l’enseigné garde en devers lui le sentiment de frustration de n’être pas compris : sentiment de frustration, créateur de renoncement et de violence contenue préparant à des passages à l’acte décrits dans les études sociologiques et psychologiques. Elle permet une pratique pédagogique qui donne du sens à l’objectif de « consultation sélective et rapide des écrans  » dont le but est la sélection d’éléments répondant à un projet didactique parmi toutes les possibilités présentes dans un système composées de multiples signes et de plusieurs matières de l’expression. 
 
Alain Jeannel
Sources

[1]Alain Jeannel, Odile Avèque, Approche analytique des processus de verbalisation des informations audio-visuelles, Approche analytique, CNDP Crdp Bordeaux, 1977.
[2] Exemples : Service d’orientation et conseil de l’Université de Lausanne : « Lecture rapide - A vos marques - cours d’introduction aux études"- UNIL 2010 ; François Richaudeau, Méthode de Lecture rapide. Retz, 2004.

[1] Alain Jeannel, Jacques Rongieras, « Communiquer après le film », SELICAV n°46 CNDP-crdp Bordeaux, 1984, pages 3-10 et SELICAV n°47 CNDP-crdp Bordeaux, 1984, pages 3-13 .
[2] Ainsi, les légendes qui donnent du sens aux cartes et aux projections graphiques nécessitent en géographie un enseignement spécifique : l’élève a à sa disposition d’autres ressources cognitives que celle instituée par les géographes pour interpréter les formes porteuses d’informations, il a d’autres pratiques que celle du scientifique. Jacques Bertin a montré que la sémiologie graphique utilisée par les géographes est une science qu’il faut transmettre. Dans un premier temps, les apprentissages des codes graphiques élaborés par le géographe permettent aux élèves d’établir les liens entre les légendes et les représentations iconiques, dans un second temps, un entrainement rend performant la compréhension de l’ensemble légende/ représentation, dans un troisième temps, il est possible de parler de décodage rapide pour une lecture rapide et compréhensible des informations disponibles, appréhension univoque de la page présentée aux élèves. Les exemples se répètent pour chaque discipline académique.
[3] Centre d’Analyse Stratégique, « Une école pour tous les élèves : L’école de la République face à l’hétérogénéité de ses publics », 9 janvier 2013.

[1]Roland Barthes, « Une problématique du sens », Les cahiers de Media, Messages pour l’Initiation à la culture audio-visuelle, SEVPEN Paris, 1970, page 11.
[2]Samuel Estier, « L’exemption du sens : Barthes Kaïkiste » Transition, Le contre sens n°10, 02.02/2013, page 1.

[1] René La Borderie, Alain Jeannel, Suzanne Lafond, Le monde des images, Cahier C – Etudes, CNDP Crdp Bordeaux, 1977.
 René La Borderie, L’éducation à l’image et aux médias, NATHAN pédagogie, 1997, pages 115-117.
[2]Martine Cornuéjols, Le sens du mot, le sens de l’image, L’Harmattan, 2001, page 75.
Dernière modification le vendredi, 08 mars 2019
Jeannel Alain

Professeur honoraire de l'Université de Bordeaux. Producteur-réalisateur. Chercheur associé au Centre Régional Associé au Céreq intégré au Centre Emile Durkheim. Membre du Conseil d’Administration de l’An@é.