Au début du XXIème siècle, tout semble indiquer que l’école républicaine n’a pas pu effectuer sa nécessaire évolution.
Si la massification des publics s’est bien réalisée, incontestable dans ses chiffres, la démocratisation des enseignements n’a pas encore converti ce changement quantitatif en une authentique révolution pédagogique. Certes, les élèves sont bien numériquement accueillis dans les classes et réussissent, pour l’écrasante majorité d’entre eux, à l’examen final du baccalauréat. Mais les modalités inéquitables de cet accompagnement, les reconductions tacites des anciennes préséances accordées aux mieux-lotis de notre système n’échappent à vrai dire à personne. Nul ne peut nier aujourd’hui la persistance des inégalités scolaires, la prégnance des injustices entre les élèves selon leur lieu de scolarisation, selon leurs contextes familiaux et les aléas de leurs parcours. Vont-ils ou non subir le harcèlement qui se généralise à l’école ? Bénéficieront-ils ou non d’une évaluation bienveillante et motivante ou subiront-ils les affres de la « constante macabre »? Auront-ils la chance d’être dans les établissements les plus « performants » ? Toutes ces questions restent indécises, liées à de multiples facteurs et demeurent la plupart du temps tributaires des moyens dont disposent les familles pour accompagner leurs enfants.
Oui, il existe bien des fractures scolaires qui suivent les lignes de faille de notre société.
Oui, les destins des élèves sont en grande partie actés par les ressources culturelles et économiques des parents. Oui, le harcèlement, l’imprécision des évaluations, les variabilités de compétences des équipes attendent et affectent la grande majorité d’entre eux. Ce tiers institué en vue d’éduquer équitablement tous les élèves qu’est l’école n’affirme plus la rectitude de sa présence, ne s’impose plus dans les esprits avec la nette évidence d’une autorité assise et sûre de ses actes. L’incertitude règne. Elle instille un désarroi généralisé au sein duquel une nouvelle forme de comportement advient : celle des consommateurs d’école qui font leur marché dans la grande offre éducative des établissements : publics ou privés, des villes ou des champs – se fiant approximativement aux palmarès et aux effets de rumeurs, aux bruits qui courent et aux produits d’appel présentés en guise de chaland. Ce phénomène désormais banalisé indique la perte patente de l’unité républicaine pour une école en perte de référence. Il signe la crise aigue de l’égalité scolaire, la fin annoncée d’une l’éducation nationale, de tous et pour tous. Car si tous les élèves ont une école, tous n’ont pas la même école.
On a longtemps cru, on nous a longtemps dit que les problèmes à l’école n’étaient en fait que ceux de la société, mis en résonnance dans le lieu scolaire où ces questions trouvaient davantage d’ampleur. Mais l’évidence est aujourd’hui toute autre : les problèmes à l’école sont bien les problèmes de l’école, produits en son sein, advenus en et par elle. Et l’institution scolaire est alors en bute à de multiples critiques, de provenances et de tonalité diverses. Au point que l’on peut dire aujourd’hui qu’il existe une certaine forme d’unanimité contre l’actuel fonctionnement scolaire. Du côté des conservateurs et de la pensée libérale, on condamne depuis les années 70 l’inefficience de l’école française publique : moins performante que le privé, incapable de s’adapter à ses élèves et aux contextes éducatifs, méprisant les droits élémentaires des familles, pédagogiquement obsolète dans ses méthodes. Les moyens alloués seraient qui plus est détournés par un corporatisme professionnel oublieux de l’intérêt général et qui abuserait de son pouvoir d’influence en corrompant la bonne marche du système. Mais les penseurs de gauche ne sont pas non plus en reste face à une forme dénoncée d’injustice scolaire. L’école aurait ainsi failli à ses engagements démocratiques, trahi la promesse d’égalisation des conditions en reconduisant et en amplifiant les inégalités sociales des familles. Elle pratiquerait ainsi une forme de discrimination négative ; favorisant les plus nantis et légitimant par les modalités d’une sélection partiale la promotion des bien-nés. Ainsi, l’école unique est dénoncée comme : « un outil de démocratisation illusoire alors même que l’hypothèse de la neutralité de l’Institution scolaire perdrait toute crédibilité sous l’impact du développement de la sociologie de l’éducation »[1].
Ce feu croisé des critiques indique alors quelque chose d’essentiel : le système éducatif français joue à la fois sur deux tableaux, incapable de prendre véritablement une voie décisive parmi deux chemins possibles. Les conservateurs lui reprochent avec justesse d’avoir abandonné les politiques de l’élitisme scolaire. Et ils sont nombreux à pleurer la perte de l’heureux temps où l’on pouvait assumer au grand jour ses discriminations scolaires et pratiquer sans freins une distinction au mérite. Mais les partisans de la démocratisation déplorent à l’inverse le vide de toutes les mesures prises – voire, pire encore, la perpétuation de l’élitisme par les voies détournées d’une politique sélective qui avance masquée. Et le fond du problème est que les deux camps ont en fait raison en même temps : car si l’école reste fondamentalement celle de la méritocratie, les modalités de la sélection dans une école massifiée et gagnée à l’objectif de l’égalité perdent en efficacité et en exactitude. Et inversement, si les objectifs actuels des politiques éducatives sont bien ceux de la démocratisation, nul doute que les pratiques continuent à reconduire un élitisme scolaire qui exclut et trie à fleuret plus moucheté.
Toute la question se joue donc bien là : dans cette indécision actuelle de notre école qui n’a pas réellement tranché le nœud gordien de ses fins et la bonne orientation de ses moyens. Certes, les politiques proclamées au grand jour sont claires et sans la moindre ambiguïté : c’est bien l’objectif de la démocratisation des publics scolaires qui s’affiche et se revendique comme l’unique finalité d’un système éducatif ouvert sur le monde et gagné à la notion de capital humain. Mais la culture dominante reste bien, inversement et à tous les niveaux des acteurs éducatifs, celle de la méritocratie. On fait donc coexister depuis des décennies des dispositifs et des objectifs ouvertement égalitaristes avec des mises en œuvre et des pratiques qui sont restées élitistes. D’où cette impression de ne pas avancer. D’où ce découragement qui saisit bon nombre de fonctionnaires face à l’inertie d’un système replié sur lui-même, incapable de réaliser sincèrement les réformes qui se succèdent en une morne répétition des mêmes objectifs, revendiqués dans les principes et invariablement démentis dans les actes. Ainsi, de nouveaux serpents de mer hantent désormais les paysages éducatifs : accompagnement personnalisé, pédagogie différenciée, évaluation par compétences… Mais ces animaux nagent en eaux troubles, émergent avec peine d’un marigot d’où s’extirpent encore et à leur insu d’autres espèces, plus anciennes et déjà dans la place : logique d’excellence, sélection par le mérite, notation discriminante…
Tout cela crée un malaise, engendre une brume diffuse autour des pratiques et des fins authentiquement recherchées. On ne sait plus trop, en fait, ce qu’il convient de suivre et ce qu’il est juste de faire ; ce qu’est être un « bon » enseignant, un « bon » gestionnaire de l’éducation… S’agit-il encore de former les meilleurs au mieux de ce qu’ils peuvent être : d’en faire des polytechniciens et des énarques – au risque de négliger mécaniquement, par moyens priorisés, les plus fragiles ? Convient-il à l’inverse de faire réussir tous les élèves, en n’assurant peut-être pas aux meilleurs la réussite optimale à laquelle ils auraient pu légitimement prétendre ?
Certes, la DEPP différencie dans ses évaluations des établissements scolaires ceux qui sont « élitistes » et ceux qui sont « accompagnants » : suggérant ainsi que les meilleurs établissements doivent faire les deux. Mais curieusement, quand on considère attentivement la manière dont les fameux pourcentages des performances sont établis, on découvre une supercherie. En effet, chaque lycée est évalué dans ses résultats au baccalauréat en référence à un taux attendu : calculé essentiellement en fonction des catégories sociales des élèves. Ainsi, un établissement aura théoriquement d’autant plus de mérite à faire réussir ses élèves qu’il scolarisera des familles d’origine plutôt défavorisées. Or, ce qu’on ne précise pas, c’est que les taux attendus sont établis à l’échelle des départements et non des établissements. On ne distingue donc pas de manière objective ceux qui accueillent, dans le même département, des familles modestes ou favorisées. Sans le dire réellement – et même, plus cyniquement, en prétendant faire le contraire – on privilégie donc là encore, dans les modalités mêmes de mesure de ces fameuses performances des établissements, ceux qui scolarisent les familles les plus aisées.
Une authentique confusion règne donc dans les pratiques comme dans les objectifs poursuivis. Pour chaque décision, pour chaque dispositif, pour chaque réforme, les pas semblent aller dans un sens puis dans l’autre. La démocratisation, toujours, est la voie à suivre. Mais les chemins indiqués conduisent invariablement dans d’autres directions. Car à chaque fois le même sentier se reconstruit sous les pas ; les mêmes logiques de sélection des meilleurs élèves qu’il s’agit de différencier de la « masse » des autres se remettent en place : comme afin de préserver un ordre inaltérable, imprescriptible qui consiste à ne pas mélanger torchons et serviettes pour une école qui doit assurer sa mission historique d’excellence et servir un repas roboratif à ses invités nantis. C’est ainsi le tonneau des Danaïdes de l’équité scolaire : ce que l’on met d’un côté ressort de l’autre pour alimenter le flot continu de l’élitisme.
Deux paradigmes perdurent donc, coexistent sans s’affronter directement au sein d’un même espace éducatif : utilitarisme et égalitarisme distillent l’un et l’autre leurs effluves et instillent leurs breuvages à des acteurs éducatifs qui vont de l’un à l’autre : acquiesçant à l’un et à l’autre en des postures jugées interchangeables. Un même professeur peut ainsi, en toute bonne foi, vouloir accompagner ses élèves les plus fragiles tout en mettant en œuvre des modalités de notation des performances scolaires qui les placent pédagogiquement en difficulté. Car le problème est en fait fondamental : il prend désormais sa source au sein même des valeurs et des principes de notre système éducatif. La gangrène a gagné le cœur de l’organisme scolaire qui se trouve vicié en son fond par ce mal éthique. Oui, notre éthique éducative est bien malade, corrompue par des tiraillements internes qui l’écartèlent d’un côté et de l’autre : reproduisant par des biais nouveaux les gestes d’un élitisme tout en énonçant les paroles et en mimant les postures d’un égalitarisme convaincu.
Il convient donc de comprendre que le mal réside au sein même de la culture éducative : dans les antinomies de sa rationalité, dans la confrontation de ses valeurs : inclusion, excellence, universalité, égalité, unité, autonomie.
Chacune d’entre elles est légitime, inaliénable, fondatrice d’un ordre éducatif juste selon le point de vue adopté. Mais prises ensemble, elles se contredisent et se confrontent, invitent à prendre des directions distinctes et à prioriser différemment l’action des pouvoirs publics auprès des élèves. Et là où il faudrait choisir, l’institution scolaire diffère ses décisions. D’où ces distances récurrentes entre les objectifs posés et les dispositifs mis en œuvre, entre les fins et les moyens, entre les principes et les directives. Cette confusion est alors dramatique, source d’une inefficacité devenue structurelle : faute d’avoir pu trancher, d’avoir pu instaurer un consensus républicain. La pédagogie doit bien suivre « l’administratif », la culture dominante doit s’adapter aux objectifs poursuivis. Faute de cette mise en adéquation minimale, les pratiques resteront balbutiantes et les actes désorganisés.
La valeur de l’inclusion scolaire, de l’accompagnement individualisé de chaque élève et de la lutte contre le décrochage est bien aujourd’hui le point central et consensuel d’un système éducatif axé sur la réussite de tous – et non plus des meilleurs.
Mais cette révolution n’est en pratique que très incomplète. Elle génère sur le plan des valeurs et des principes de nombreux conflits : conflits culturels entre l’esprit méritocratique des enseignants et l’accompagnement de la difficulté scolaire, conflits idéologiques entre l’unité républicaine et l’ouverture aux différences – « l’indifférence aux différences » selon la formule de Bourdieu. Tout se passe comme si notre école proclamait des objectifs et des valeurs qu’elle hésitait à prendre au sérieux et à authentiquement mettre en œuvre. Et le fait que s’affirme aujourd’hui une logique nouvelle d’individualisation des parcours des élèves constitue à la fois un test et une avancée dans cet esprit de l’inclusion scolaire. Il convient donc de prendre acte de ce hiatus, de prendre date face à la situation de blocage à laquelle nous sommes arrivés. La solution passe nécessairement par une profonde conversion culturelle : il ne sert à rien d’édicter des règles, d’élaborer des dispositifs éducatifs dont les mises en œuvre ne suivront pas, quoi qu’il puisse en être des éléments de langage ministériels, les fins assignées.
Entre les deux paradigmes de l’utilitarisme et de l’égalitarisme, l’école doit donc bien décider : ou bien abandonner résolument la culture de l’élitisme et mettre en œuvre authentiquement les dispositifs pédagogiques permettant la différenciation des élèves comme leur accompagnement personnalisé ; ou bien renoncer à entrer dans une démocratisation des savoirs et rester arc-boutée sur le modèle d’une méritocratie à la fois historique et inique.
Et ce sont alors les termes mêmes du contrat éducatif qu’il convient de revisiter : Quelle justice éducative faut-il choisir pour l’école de demain ? Quel type de contrat chaque famille peut-elle estimer acceptable de passer avec l’éducation nationale ? Un examen concret de différents « cas d’école » permet de montrer là où résident les plus fortes injustices. Les failles du contrat éducatif initial manifestent leurs faiblesses en des zones clairement identifiées et connues de tous : violences scolaires subies et commises par les élèves, iniquité des orientations et des évaluations, inefficacité et insuffisance de la prise en charge des difficultés d’apprentissage, respect insuffisant des droits des parents à exercer leur autorité face à l’école. Ces différents aspects d’une carence éducative dessinent alors les axes d’un nouveau contrat éducatif : plus juste, prenant plus sincèrement et authentiquement en compte la délégation originelle des familles qui confient leurs enfants à la république.
Le préalable à tout autre droit, l’exigence première et incontournable de toute forme d’association civile est la garantie par l’institution publique de la sûreté des contractants. Nulle forme d’existence collective ne peut être juste et même acceptable si la sécurité des biens et des personnes n’est pas initialement assurée par l’autorité sous laquelle se placent les membres.
L’école a donc pour obligation première de préserver la sécurité des élèves et les conditions minimales d’une sérénité de leur existence scolaire.
Or, tel n’est pas très majoritairement le cas aujourd’hui dans les établissements. Les statistiques du harcèlement montrent l’ampleur du mal et la gravité de la situation. La violence scolaire s’est cruellement banalisée : trop faiblement prise en compte par une institution qui peine à y répondre par des décisions adaptées. Le déni, l’euphémisation, le parti-pris conceptuel de la « mesure de substitution » à toute forme de sanction sont très majoritairement la règle sur de tels sujets – au point qu’il est possible en l’état actuel des choses de parler d’une forme de démission de l’école face à sa responsabilité sécuritaire.
Il est devenu essentiel de saisir l’ampleur du sujet, de mesurer l’importance du problème d’une violence multiforme et omniprésente qui compromet gravement les réussites des élèves les plus fragiles ou les plus exposés, et qui creuse les inégalités de situations entre ceux qui sont protégés parce qu’accueillis dans des établissements préservés et les autres. Il est important également de comprendre les conséquences de ces incivilités quotidiennes et insuffisamment prises en compte sur le métier d’enseignant : devenu impossible à exercer et insupportable à assumer pour de trop nombreux professeurs, tant les situations et les contextes sont parfois hors de tout contrôle et de toute norme républicaine.
Cette dimension de la justice éducative est donc non seulement un préalable à toute autre considération ; mais elle constitue également l’un des enjeux essentiels de l’évolution de notre école, car elle conditionne à la fois les progrès pédagogiques et organisationnels attendus. Le climat scolaire est ainsi tout simplement décisif sur toute autre considération éducative. Il ne peut y avoir de « bonne » éducation, de justice pour tous les élèves sans qu’ils puissent tous, équitablement et où qu’ils soient, bénéficier d’une sécurité minimale au sein des établissements.
La seconde clause d’un contrat éducatif acceptable concerne les procédures d’orientation et d’évaluation des élèves.
La manière dont l’école « attribue une valeur » – signification littérale du terme « évaluation » – donne sens et finalité au travail de chaque élève et constitue donc à ce titre le fondement de toute reconnaissance équitable. Or, les modalités actuelles de ce domaine spécifique de la pédagogie, celles de la notation, sont manifestement injustes et inadaptées. Elles positionnent d’emblée l’élève dans une situation de culpabilité – on commet par exemple des « fautes » et non des erreurs d’orthographe – vis-à-vis de ses propres résultats. Elles placent par ailleurs la France dans une situation spécifique par rapport à bon nombre d’autres pays qui pratiquent déjà l’évaluation par compétences. Sachant qu’elles sont qui plus est indissociables de l’orientation des élèves, il apparaît d’autant plus urgent d’en reconsidérer fondamentalement les principes et les procédures. Et cette orientation constitue en elle-même un autre sujet éthique : il importe tout particulièrement de décentrer les problématiques de cette voie d’excellence – le bac S ou ses artéfacts recomposés – qui a toujours constitué la colonne vertébrale de tout choix des élèves. L’orientation est trop souvent accomplie par défaut, par opposition ou en référence à une voie royale de laquelle on ne peut que déchoir.
Les voies technologiques et professionnelles constituent trop, à l’évidence, les issues de secours de l’enseignement général : sans réelle valorisation de leurs cursus, sans considération authentique des élèves qui les suivent.
Il convient donc de repenser l’architecture de notre système éducatif afin d’intégrer une excellence plurielle pour des profils multiples. La logique d’une stricte sélection par les enseignements théoriques, ouvrant seule la voie d’accès unique à des poursuites d’études sélectives ne peut constituer l’unique perspective de réussite pour des publics massifiés et aux profils très divers. Historiquement conçue pour trier les élèves et distinguer les plus « méritants », notre école doit aujourd’hui s’ouvrir à la multiplicité des parcours, à la flexibilité des choix et des profils, à la variété des excellences et des compétences. Ce passage de l’unité – celle d’un système univoque et élitiste – à la pluralité des orientations choisies constitue l’un des grands défis des réformes éducatives à venir : en lien avec les réformes de l’enseignement supérieur qui a déjà quant à lui – avec les licences professionnelles notamment – entamé cette révolution et intégré l’exigence nouvelle d’une diversification de l’excellence scolaire.
Cette diversité des parcours d’orientation doit alors trouver un écho dans les pratiques pédagogiques des enseignants.
Si l’école n’est pas faite pour sélectionner les meilleurs élèves, il convient de partir des besoins et des profils de chacun et non d’exiger de tous qu’ils s’adaptent comme ils le peuvent – ou pas – aux apprentissages reçus.
Cette démarche de décentrement – l’élève doit être au centre du système éducatif – constitue l’un des postulats de notre école moderne. Elle doit fonder une pédagogie plus ouverte sur l’élève, plus axée sur ses pratiques et de nature moins descendante. Pédagogie différenciée, usage du numérique, interdisciplinarité et travaux collectifs constituent alors les dimensions essentielles de cette nouvelle manière de transmettre les savoirs autant que les compétences. L’accompagnement personnalisé des élèves définit alors le terme générique de ces nouvelles approches : toutes recentrées sur les besoins et les mises en activité de chacun.
Cette révolution des pratiques enseignantes présuppose alors une modification parallèle des modalités de gestion éducative : des établissements plus autonomes, mieux à même de s’adapter aux spécificités des contextes et des publics, de réagir et d’interagir avec leur environnement doivent accompagner des enseignants plus attentifs aux profils de leurs élèves. C’est bien d’une nouvelle conception de l’organisation éducative qu’il s’agit. Il est nécessaire de repenser le cadre organisationnel de notre école : trop jacobine et centralisée, trop standardisée dans ses modalités descendantes de gestion, trop rigide et universaliste pour épouser les contours d’une réalité scolaire polyvalente et inégale dans ses besoins. Oui, l’autonomie des établissements doit pouvoir répondre à la liberté des enseignants : l’une et l’autre étant les moyens que peut se donner l’institution scolaire afin d’appréhender une diversité de contextes éducatifs et de problématiques d’apprentissage.
Et c’est alors sur la base d’une telle organisation locale des enseignements que le droit des familles pourra être mieux entendu et intégré : par des acteurs disposant de réelles marges de manœuvre et d’adaptation. Car ces droits des parents ne sont que très insuffisamment respectés aujourd’hui. La rigidité et l’inflexibilité des procédures – affectations, orientations… – impacte de manière variable les élèves : entre ceux qui ont les moyens et leurs entrées pour infléchir les décisions prises à leur encontre et les autres. Il s’agit incontestablement d’une injustice réelle par laquelle certains peuvent s’affranchir des règles ou maîtriser les procédures de contrôle et les autres pas. Notre institution scolaire gagnerait donc à libérer les choix des familles, à autoriser davantage qu’elle ne le fait chaque parent à s’impliquer directement dans la scolarisation de leur enfant. Leur accorder plus de place, envisager avec plus de tolérance et d’ouverture le rôle des familles constitue sans doute un préalable à la consolidation d’un lien de confiance souvent mis à mal par l’institution – mais aussi par les parents qui contestent trop souvent l’autorité de l’école et s’en défient.
Au final, c’est donc bien l’ensemble du contrat éducatif qui nécessite aujourd’hui d’être revisité, exploré dans ses attendus selon le critère exclusif et discriminant du « voile d’ignorance » (selon la théorie de John Rawls). Est juste toute mesure éducative susceptible d’être acceptée sans réserve par une famille qui ignore – fictivement – tout de sa situation particulière : ressources, lieu de scolarisation, compétences et niveau scolaire de ses enfants. Est donc juste ce que chacun peut vouloir pour soi-même autant que pour autrui : avec pour fil conducteur de sécuriser la situation des élèves les plus fragile – chacun pouvant être potentiellement placé dans cette situation de la plus grande précarité éducative et ne pouvant pas accepter pour soi-même d’être « sacrifié » au nom d’un intérêt supérieur d’excellence et de méritocratie – ce que commanderait par ailleurs le paradigme utilitariste.
L’égalitarisme est donc bien la seule vérité éthiquement acceptable pour une politique éducative acquise à l’exigence de la massification des publics.
Encore faut-il se donner les moyens de le mettre en œuvre au-delà des faux-semblants et des objectifs de façade. Face à cet enjeu, il convient d’accomplir l’ultime étape, de franchir le pas décisif qui sépare encore notre école d’une authentique démocratisation de son système : celui des esprits, des mentalités éducatives et d’une autre représentation de l’élève. Non pas attendre de lui l’excellence d’un accomplissement normatif, non pas le regarder comme « coupable » de ses échecs, mais lui donner l’impulsion qui le rendra « savant » et compétent dans ses domaines et selon ses aptitudes. C’est donc bien le regard de l’enseignant et de l’enseignement en général qu’il importe au final de modifier, de dégager de sa gangue historique et de décentrer : des savoirs vers l’élève, de la norme de réussite vers la diversité des parcours, de la pédagogie professorale vers l’accompagnement professionnel de nouveaux acteurs enseignant pour l’avènement d’une nouvelle ère éducative.
Sur l’injustice scolaire - L’Harmattan - ISBN : 978-2-343-17998-8
PDF_Sur_linjustice_scolaire.pdf
[1] Van Haech, cité par Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives.
Dernière modification le samedi, 16 novembre 2019