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Intervention de Pierre Fastrez[1] lors du séminaire du 7 septembre 2012, organisé à Rennes par le GRCDI - Groupe de Recherche sur la Culture et la Didactique de l’Information -http://culturedel.info/grcdi/
 

1 Introduction

La littératie médiatique peut être comprise comme l’ensemble des compétences caractérisant l’individu capable d’évoluer de façon critique et créative, autonome et socialisée dans l’environnement médiatique contemporain.
 
Cet exposé partira d’une proposition de définition matricielle des compétences regroupées sous l’expression « littératie médiatique »,décrites comme celles requises pour effectuer un certain nombre de tâches (lecture, écriture, navigation, organisation) sur un certain nombre d’objets médiatiques (informationnels, techniques et sociaux).
 
Après avoir introduit ce cadre conceptuel, etmontré brièvement en quoi il permet de situer les différentes formes de littératie posées comme objectifs des « éducations à… » (à l’information, au numérique, aux médias), j’envisagerai ensuite en quoi il recouvre et se distingue du concept de translittératie, et en quoi ce dernier concept permet d’éclairer sous trois jours différents la problématique des compétences médiatiques.
 

2 Pourquoi (re)définir la littératie médiatique

La définition du concept de littératie médiatique et de sa structure interne peut être envisagée comme la première étape d’une activité de recherche ayant pour objectif l’évaluation des compétences concernées. Cette perspective, propre à la recherche en éducation aux médias, contraste avec celle de la pratique de l’éducation aux médias, qui n’a pas attendu la définition d’un référentiel de compétences pour développer des actions pédagogiques. Dans le contexte de la recherche sur l’évaluation de la littératie médiatique, la définition de celle-ci en termes de compétences constitue cependant un préalable nécessaire.
 
 
La définition d’un cadre théorique inventoriant et articulant les compétences médiatiques correspond en effet à la première étape de l’opérationnalisation de ce concept, permettant d’établir les relations entre compétences (génériques) et performances (incarnées dans des pratiques médiatiques spécifiques, portant sur des objets médiatiques spécifiques). Si l’on pose qu’une compétence n’est observable qu’au travers de son expression dans une performance, alors il convient de définir quels observables, au sein de quelles pratiques médiatiques, permettent d’attester de la maîtrise d’une compétence donnée dans le chef d’un individu ou d’un collectif. Bien entendu, toute pratique médiatique implique une multiplicité de compétences.
 
L’articulation entre pratiques et compétences apparaît donc comme une étape-clé dans l’opérationnalisation du concept de littératie médiatique, ouvrant la voie dudéveloppement et de la validation d’outils méthodologiques d’évaluation des compétences visées et des niveaux de ces compétences. L’utilité de tels outils d’évaluation se voit dédoublée par le fait qu’ils doivent également permettre d’évaluer les résultats des actions d’éducation aux médias. Sans cela, la seule évaluation possible est celle consistant à faire l’inventaire de l’existant au sein de l’environnement médiatique dans une société donnée, en termes d’offre médiatique et d’accès à cette offre d’une part, et en termes d’actions d’éducation de l’autre.
 
 
Dans ce scénario, on oscille entre la supposition qu’un environnement médiatique plus riche et plus diversifié génère automatiquement de la littératie médiatique (hypothèse de la génération spontanée par l’accès et la pratique), et celle que toute activité d’éducation aux médias porte nécessairement ses fruits. Ces deux positions sont bien entendu défendables, mais elles le sont en tant qu’hypothèses à spécifier et à valider empiriquement, à l’aide d’outils d’évaluation des compétences médiatiques des individus.
 
 
Face aux exigences pensant sur la définition de la littératie médiatique qui viennent d’être évoquées, les définitions trouvées dans la littérature, qui s’accordent sur les dimensions-clés constituant le concept, présentent plusieurs limites. Prenons en trois pour exemples.
 
La première est celle adoptée par l’union européenne dans ses textes légaux :
Media literacy may be defined as the ability to access media, to understand and to critically evaluate media contents and different aspects of media, and to create communications in a variety of contexts. (Bekkhus & Zacchetti, 2009)
 
 
La seconde est celle proposée par OFCOM, l’organisme de régulation des télécommunications au Royaume Uni :
The three areas proposed by Ofcom : access, understand and create. (…) Access has two dimensions. It is, firstly, about physical access to equipment, in a setting where it is possible to use it in an unrestricted way. However, it is also a matter of the ability to manipulate technology (and related software tools) in order to locate the content or information that one requires. (…) ‘Understand’ refers to what users do when they have located content. In this area, we are applying the framework of ‘key concepts’ that has been used in evaluating critical understanding in media education for many years. (…) ‘Create’ extends the notion of literacy from ‘reading’ to ‘writing’ in media, although it also entails abilities both to access technology and to understand media forms and conventions. (Buckingham, Banaji, Carr, Cranmer, & Willett, 2005)
 
 
La troisième est empruntée à Renee Hobbs :
Essential Competencies of Digital and Media Literacy :
‒ ACCESS ‒Finding and using media and technology tools skillfully and sharing appropriate and relevant information with others
‒ ANALYZE & EVALUATE ‒Comprehending messages and using critical thinking to analyze message quality, veracity, credibility, and point of view, while considering potential effects or consequences of messages
‒ CREATE ‒Composing or generating content using creativity and confidence in self-expression, with awareness of purpose, audience, and composition techniques
‒ REFLECT ‒Applying social responsibility and ethical principles to one’s own identity and lived experience, communication behavior and conduct
‒ ACT ‒Working individually and collaboratively to share knowledge and solve problems in the family, the workplace and the community, and participating as a member of a community at local, regional, national and international levels. (Hobbs, 2010)
 
L’accès aux medias, la compréhension et l’évaluation, et la création de médias constituent les points de convergence de ces définitions. La délimitation de chacune de ces dimensions pose cependant plusieurs questions.
 
 
Tout d’abord, la notion d’accès semble couvrir tant l’accès physique aux médias et aux technologies que la capacité à sélectionner des contenus médiatiques. Seule la seconde de ces composantes relève cependant réellement du domaine de la compétence individuelle. La première est subordonnée à des facteurs contextuels, comme la disponibilité du média concerné dans l’environnement de l’individu (« mon domicile est-il situé dans une zone desservie par la télévision numérique haute définition ? »), ou a des contraintes individuelles ne relevant pas de la compétence (« ai-je les moyens financiers de souscrire à un abonnement de télévision numérique haute définition ? »).
 
 
Ensuite, la capacité de sélection incluse à la notion d’accès, quant à elle, est définie par Buckingham (2005)en termes de capacité de manipulation des outils techniques. On sait pourtant à quel point, face à la déferlante d’informations offertes par les médias, traditionnels ou numériques en réseau, la sélection des informations pertinentes dépend moins de capacités techniques que de compétences informationnelles (Serres, 2012). A contrario, dans un monde où les technologies de communication sont en constante évolution, les compétences en compréhension et en évaluation ne doivent plus seulement porter sur les contenus informationnels, mais également sur la technique elle-même, son fonctionnement, son opération à travers des interfaces sémiotiques, et ses incidences sur la production, diffusion et réception des messages médiatiques.
 
 
Enfin, les relations entre les dimensions de réflexion éthique (souvent réduite à la connaissance des droits et des devoirs du consommateur médiatique) et d’action sociale, mises en exergue par Hobbs (2010), et celles d’accès, d’évaluation et de création sont également posées de façon problématique. D’un côté, l’action socialement engagée est posée ici comme distincte de la pratique de création médiatique. D’un autre côté, l’éthique semble, dans la définition proposée, être distincte de l’évaluation critique, et ne devoir s’appliquer qu’aux conduites propres de l’individu compétent, et non de toute forme d’expérience médiatique. Il semble pourtant raisonnable de supposer que se comporter de façon éthique et socialement responsable et évaluer de la même façon le comportement des autres acteurs (individuels et institutionnels) du système médiatique auquel l’individu participe constituent les deux facettes d’une même compétence.
 

3 Une proposition de définition structurée en matrice[1]

On le voit, si les définitions courantes de la littératie médiatique permettent d’en identifier les composantes principales, elles semblent insuffisantes pour mettre au jour les relations entre ces composantes[2].
 
La proposition de cadre conceptuel qui suit, déjà présentée par ailleurs (Fastrez, 2010 ; Fastrez & De Smedt, 2012), a pour objectif de fournir un inventaire structuré des compétences en littératie médiatique,tentant d’articuler les dimensions du concept de façon cohérente, et sur base duquel chaque compétence peut être liée aux pratiques médiatiques au travers desquelles elle s’exprime.
 
Ce cadre conceptuel est conçu comme un outil diagnostique permettant notamment de répondre à deux questions. D’une part, quelles sont les compétences en littératie médiatique que l’éducation aux médias entend développer ?
D’autre part, quelles compétences l’environnement médiatique contemporain semble-t-il requérir ? Ces questions —qui peuvent être posées à des échelles différentes, de celle de l’enseignant pratiquant l’éducation aux médias en classe à celle de la situation internationale des politiques en matière d’éducation aux médias— trouvent leur intérêt dans leur croisement : l’éducation aux médias telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui travaille-t-elle sur l’ensemble des compétences requises par l’univers médiatique ?
 
Dans notre cadre conceptuel, littératie médiatique est définie comme la compétence à effectuer un certain nombre de tâches sur un certain nombre d’objets médiatiques.
 

3.1 Trois types d’objets médiatiques

Les médias peuvent être tour à tour considérés comme des objets informationnels,techniques, et sociaux. Le concept d’objet doit ici être entendu au sens où la compétence d’un individu peut prendre pour objet ces trois dimensions d’un média (ou d’une pratique médiatique).
 
Les médias constituent des objets informationnels en ce qu’ils sont conçus pour représenter des objets (réels ou fictifs) qui leur sont extérieurs, à travers l’usage de langages qui leur sont propres. Tout média a forme (un film a une durée, un dessin a des couleurs, un espace scénique de théâtre a une taille, une photographie a un grain, une fenêtre de logiciel a un format, etc.), et fait référence à quelque chose d’autre que lui-même (un documentaire télévisé relate un évènement historique, un jeu vidéo plonge un joueur dans un univers féérique, un poème exprime un sentiment, etc.). La forme du média (son signifiant) renvoie à son référent (son signifié) en recourant à des langages (verbal, iconique, sonore…) qui lui sont propres.
 
Les médias sont par ailleurs issus de processus de production techniques (un journal, un film, un site web sont tous produits à l’aide de différents dispositifs techniques), ou servent eux-mêmes à produire ou à diffuser d’autres objets médiatiques (un lecteur blu-ray, un moteur de recherche, un téléphone cellulaire sont autant d’objets médiatiques requérant une interaction technique). Le fonctionnement technique des objets médiatiques, leur fonction, la sémiotique de leurs interfaces, leur interconnexion au sein d’agencements de complexité variable, et les problématiques technologiques qui y sont liées constituent leur dimension technique.
 
Enfin, les médias constituent des objets sociaux. Comme ont pu le mettre en évidence les modèles pragmatiques de la communication (Meunier & Peraya, 2004), toute forme de communication, médiatisée ou non, prend place dans un contexte relationnel qu’elle contribue à construire. Tout objet médiatique renvoie ainsi aux acteurs (institutions et personnes) le produisant et le diffusant, aux intentions de ces acteurs, aux effets qu’il produit, aux modèles culturels qu’il véhicule, aux usages sociaux attachés à sa réception, aux principes liés à son usage responsable et éthique, etc.
 

3.2 Quatre types de tâches médiatiques

Au sein des tâches relatives à l’exercice de la littératie médiatique, on peut distinguer les tâches delecture et d’écriture (centrées respectivement sur la réception et la production d’un seul objet médiatique) et celles de navigation et d’organisation (centrées respectivement sur la réception et la production d’une collection d’objets médiatiques entretenant des relations).
 
Dans un environnement médiatisé, le lecteur compétent est capable de décoder, de comprendre et d’évaluer une multiplicité d’objets médiatiques : un film de fiction, un éditorial, un blog, mais aussi l’interface d’un moteur de recherche, ou la notice d’un médicament. Les grilles de lecture et d’interprétation possibles peuvent porter sur ce dont ces objets traitent, sur les systèmes de représentations qu’ils utilisent, sur leur forme (lecture informationnelle), sur la technique sous-tendant leur production (lecture technique), sur leur contexte de production institutionnel, sur les intentions de leurs auteurs, sur les stéréotypes culturels qu’ils renforcent (lecture sociale), etc.
 
Au sein de la navigation, on peut distinguer les activités de recherche (chercher et trouver des médias répondant à des critères de recherche choisis sciemment) de celles d’exploration (repérer et situer les formats, les figures langagières, les technologies, les acteurs, etc. propres à un environnement médiatique donné). Les critères de recherche, ou les jalons de l’exploration, peuvent êtreinformationnels, quand par exemple les documents cherchés le sont en fonction du sujet dont ils traitent, ou de leur format. Ils peuvent être techniques, comme lorsque l’on se documente pour choisir parmi les alternatives technologiques pour résoudre un problème. Ils peuvent enfin être sociaux, comme quand la sélection d’une ressource se fait en fonction critères liés aux contextes sociaux de sa production ou de son usage, par exemple en fonction de l’autorité de l’instance qui l’a produite, ou des publics auxquels elle est destinée.
 
Les compétences en écriture médiatique concernent quant à elles la création et la diffusion de productions médiatiques, individuelles ou collectives, témoignant de l’appropriation des langages et des genres que ces productions mobilisent (écriture informationnelle), de la maîtrise des opérations techniques qu’elles impliquent (écriture technique), et de l’activation de relations interpersonnelles diverses (écriture sociale).
 
Les compétences dans le domaine de l’organisation concernent quant à elles à la fois la capacité à catégoriser conceptuellement un ensemble de documents (e.g. en fonction de leur genre, des publics auxquels il s’adresse, des langages qu’il mobilise, etc.), et à la mise en œuvre des outils réifiant ces formes d’organisation : vidéothèque personnelle, favoris internet, dossiers de fichiers, etc. L’organisation d’objets informationnels implique par exemple la compétence à conserver, classer, annoter, archiver les documents (courriels, photos, films, musiques, …) trouvés, produits, partagés au cours de nos pratiques médiatiques. L’organisation d’objets techniques (appareils, logiciels, services réseaux…) englobe notamment la capacité à situer les alternatives en termes de technologies médiatiques disponibles, et à les catégoriser selon leurs modes d’interopérabilité possibles. L’organisation d’objets sociaux concerne quant à elle la capacité à organiser des relations médiatisées, à la fois en tant que récepteur (se situer par rapport à différentes manières de « lire » un document médiatique) et en tant qu’interactant (organiser les contacts et interactions que l’on crée et entretient via les médias numériques, comme par exemple les sites de réseaux sociaux).
 
 

3.3 Une matrice de compétences

Les quatre tâches et les trois objets introduits ci-dessus permettent, si on les croise, de dresser une matrice des catégories de compétences composant la littératie médiatique contemporaine (Figure 1), et de rendre visible la diversité de celles-ci. Au croisement des dimensions et des domaines d’activités se trouvent ainsi définies des catégories telles que l’organisation des rapports sociaux médiatisés, la navigation dans des espaces informationnels complexes, la lecture et la compréhension des interfaces techniques, etc.
 
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Figure 1 : Les catégories de compétences en littératie médiatique

 

3.4 Un exemple

Au sein des pratiques médiatiques des individus contemporains, ces compétences sont mobilisées de façon intégrée, en s’appelant l’une l’autre. Prenons un exemple d’activité pouvant être menée en classe : celui de la revue de presse. La préparation d’une revue de presse suppose l’exploration informationnelle et sociale de la presse (papier et électronique) du matin : de quoi y parle-t-on ?, quels sont les événements traités ?, mais aussi qui dit quoi ? : quel journaliste, quel éditorialiste, quel groupe de presse relate tel événement (et passe tel autre sous silence), et avec quel point de vue ? Cette exploration (situer les événements et les acteurs qui en parlent) suppose la compétence enlecture correspondante pour chacun des articles de presse consultés. Elle présuppose également la maîtrise technique des dispositifs d’accès à l’information (de comment tenir un journal à comment fonctionne l’interface d’un site internet d’information). La rédaction et l’enregistrement de la revue de presse (dans le cas d’une revue radiophonique) mobilisent quant à eux des compétences à catégoriser les informations selon une typologie ad hoc (organisation informationnelle et sociale), ainsi que des compétences en écriture, à la fois informationnelle (rédiger un texte destiné à être lu),technique (utiliser un traitement de texte, puis enregistrer sa voix) et sociale (s’adresser à un public et adapter son discours à ses intérêts et à sa connaissance de l’actualité).
 
 
A suivre : Translittératie et compétences médiatiques(2)
 

[1] Cette section reprend des extraits d’un texte paru par ailleurs (Fastrez, 2012).
[2] L’exercice aurait pu être mené sur d’autres définitions ou référentiels (Grafe & Tulodziecki, 2010 ; Jenkins, Purushotma, Clinton, Weigel, & Robison, 2006), avec un diagnostic similaire.

[1] Chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique belge à l’Université catholique de Louvain (BE), Centre de Recherche en Communication – Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

An@é

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