La relation entre durabilité et informatique interroge sur la place qu’ont les sciences et les technologies dans notre société : comment les technologies numériques, issues des sciences informatiques, s’intègrent-elles dans un futur durable ?
Cet article se restreint aux impacts environnementaux du numérique. Après avoir présenté rapidement l’état des connaissances scientifiques sur le sujet, nous regardons dans quels objectifs pédagogiques éventuellement s’inscrire pour les aborder en cours de SNT et de NSI. Enfin, la mise en pratique d’activités nous est inspirée par les travaux sur l’enseignement des impacts sociaux du numérique et des Questions Socialement Vives (QSV) (Legardez, 2006).
Quelle éducation à la durabilité en SNT et NSI ?
La notion de durabilité (ou développement durable) est large, et s’appuie généralement sur trois piliers (parfois plus) : social, économique et environnemental. Comme l’Éducation nationale l’encourage (ministère de l’Éducation et de la Jeunesse, 2023), nous mettons ici en avant la dimension environnementale de la durabilité en gardant à l’esprit que celle-ci interagit de manière indissociable avec toutes les autres.
Par ailleurs, parler spécifiquement des enjeux liés au numérique se justifie par la relation entre l’informatique et le numérique, particulièrement visible dans le cadre scolaire. Les enseignements liés au numérique y rentrent dans trois catégories (Baron, 2018) : la science informatique [concepts d’algorithme, de machine, de données et de langage (Dowek, 2011)], la culture technique (usage de certains logiciels) et la culture citoyenne (éducation aux médias et à l’information).
La notion de numérique englobe donc une réalité large, intégrant les interactions des technologies issues de la science informatique avec les êtres humains et la société. Ce sont ces définitions d’informatique et de numérique que nous utilisons pour la suite.
La recherche scientifique sur les impacts environnementaux du numérique
Via le processus de transposition didactique (Chevallard, 1982), les savoirs scolaires sont généralement tirés des connaissances scientifiques, or celles au sujet des impacts environnementaux du numérique sont encore lacunaires et controversées.
Trois types d’impacts
Il existe plusieurs grilles d’analyse des impacts environnementaux du numérique (voir, par exemple, Horner et al., 2016, p. 4, table 1). Le modèle LES (pour Life-cycle, Enabling, Structural, le plus courant) classe ces derniers en trois catégories (Hilty & Aebischer, 2015). Les comprendre permet d’avoir une vue d’ensemble de la problématique, et d’éviter de la réduire à une question d’optimisation algorithmique :
- les impacts directs : impacts liés au cycle de vie des équipements numériques. Ceux-ci sont généralement calculés à l’aide de l’Analyse de Cycle de Vie (ACV), une méthode multi-étapes (tout le cycle de vie de l’objet est étudié, des mines à la gestion des déchets en passant par la phase d’usage) et multi-critères (plusieurs impacts sont évalués : émissions de CO2, consommation en eau...) ;
- les impacts habilitants : influence qu’ont les technologies numériques sur les autres secteurs d’activité humaine. Par exemple, la visioconférence qui permet d’éviter des déplacements en voiture (effet de substitution), ou l’informatique qui permet d’optimiser le fonctionnement d’une usine (effet d’optimisation) ;
- les impacts structurels et systémiques : impacts issus des transformations de la société induites par le numérique (modification des institutions, des structures économiques, des comportements...).
Un phénomène central des impacts systémiques est l’effet rebond. On en trouve de trois types, illustrés ici avec l’exemple du Global Positioning System (GPS) utilisé dans (Horner et al., 2016) :
- les effets rebond directs : l’optimisation d’une technologie génère de la demande, pouvant mener à une augmentation de son empreinte globale (le GPS permet de réduire la congestion, ce qui, par exemple, pousse davantage de personnes à prendre la voiture) ;
- les effets rebond indirects : une technologie plus efficace permet d’économiser de l’argent ou du temps, lequel est ensuite investi dans une activité polluante (le GPS évite des frais d’essence, qui sont réinvestis dans un billet d’avion) ;
- les effets rebond structurels : une nouvelle technologie pousse à l’augmentation de la production d’un secteur polluant (le GPS permet à l’industrie automobile de se développer).
Consensus et dissensus
Les impacts les plus étudiés sont les impacts directs, et la recherche indique qu’entre 1,8 % et 3,9 % des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) mondiales sont imputables aux infrastructures numériques (Freitag et al., 2021).
Au-delà de ce chiffre, il existe beaucoup de débats et de points aveugles (Roussilhe et al., 2023) : du côté des impacts directs, peu d’indicateurs environnementaux autres que les émissions de GES sont étudiés ; et du côté des impacts indirects et des effets rebond, les questions de choix de méthodologies (et d’intérêt de la quantification) sont ouvertes.
Les impacts environnementaux du numérique dans l'enseignement de l'informatique
Le manque de consensus dans les savoirs de référence rend peu évidente l’intégration des impacts environnementaux du numérique en cours au lycée.
Quels objectifs pédagogiques ?
Dans une perspective d’éducation à la durabilité, les référentiels français (ministère de l’Éducation et de la Jeunesse, 2023) et européen (European Commission, 2022) peuvent guider le choix des savoirs et des savoir-faire à transmettre aux élèves (problématisation, démarche scientifique, réflexivité éthique...), mais sans être spécifiques aux cours de SNT et de NSI.
Pour identifier des approches propres aux cours d’informatique, l’enseignement supérieur est intéressant à observer. En termes de durabilité, certaines compétences y sont transversales (comme la pensée systémique et l’esprit critique), et d’autres propres au sujet (évaluation et gestion des impacts « bons » et « mauvais » du numérique) (Peters et al., 2023).
Dans le cadre du lycée (non professionnalisant), les impacts environnementaux du numérique s’intègrent logiquement dans les objectifs pédagogiques transversaux (attendus par les référentiels). Voici quelques exemples :
- les effets rebond liés au numérique permettent d'aborder la pensée systémique. Par exemple, les centres de données sont de plus en plus performants, mais il semblerait que leur consommation énergétique à l'échelle globale augmente légèrement (Bol et al., 2021). Une activité de réflexion autour de ce sujet (ou d'un autre) avec des diagrammes de boucle causale (qui aident à mettre en lumière des relations de renforcement, cf. « Voir aussi » n° 12 en fin d’article) pourrait être intéressante ;
- les connaissances scientifiques au sujet des enjeux environnementaux du numérique ne sont pas stabilisées. Parler de ces sujets en classe peut amener à comprendre le fonctionnement de la recherche, en particulier la différence entre consensus scientifique (comme pour le climat) et front de recherche (ensemble d'articles qui n'ont pas convergé vers une réponse commune). Comprendre cet aspect du fonctionnement de la science peut aider à développer l'esprit critique ;
- les marges d'erreur des chiffres sur la pollution engendrée par les services numériques sont généralement importantes, et rarement affichées. Renforcer l'esprit critique des élèves sur ces aspects-là pourrait passer par une activité du type analyse de documents. Il est de manière générale recommandé de manipuler avec précaution les chiffres issus de l’ACV (cf. la recommandation n° 4 en fin d'article).
Un travail transversal ou disciplinaire ?
S’appuyer sur l’analyse des enjeux liés au numérique demande de bien comprendre d’une part ce qu’est le numérique, et d’autre part ce que sont ses impacts environnementaux. Or, étudier ces derniers fait appel à des disciplines parfois très éloignées de l’informatique, qui vont de la climatologie à la sociologie.
À partir de ce constat, dans les cours d’informatique du supérieur, le sujet est parfois traité en interdisciplinarité (intervention de spécialistes extérieur·es, travail en groupe d’élèves de spécialités différentes) (Peters et al., 2023). Malgré tout, l’approche disciplinaire reste présente sous forme d’interrogation : « Quelle influence ai-je sur l’environnement quand je fais de l’informatique ? »
Dans le cadre des cours de SNT et de NSI, il semblerait intéressant d’articuler des approches transversales (cf., par exemple, les recommandations n° 3 et 4 en fin d’article) avec des approches disciplinaires (cf., par exemple, les recommandations n° 1, 2 et 5 en fin d’article).
Des pistes d’approches
La manière de mettre en place cette articulation n’est pas évidente, et les travaux sur le sujet sont encore à venir. Malgré tout, nous proposons ici deux sources d’inspiration.
D’une part, les études sur l’enseignement des impacts sociaux du numérique se sont déjà intéressées à des manières de visibiliser le rapport entre l’informatique et ses conséquences, par exemple via des TPs lors desquels les élèves construisent des programmes ayant des implications éthiques fortes, qui servent ensuite de support de débat. Fiesler et al. (2021) proposent par exemple de faire programmer aux étudiant·es un algorithme d’admission à l’université, puis d’en explorer les biais.
D’autre part, l’incertitude sur les savoirs de référence évoque les travaux existants sur l’enseignement des questions dites « socialement vives » (QSV) (Legardez, 2006). Remarquons cependant que ces approches mettent parfois en difficulté les enseignant·es, tout particulièrement quand, comme c’est le cas en informatique, des pratiques comme l’analyse de controverse ne sont pas encore très présentes dans la culture disciplinaire.
Conclusion
Intégrer l’éducation à la durabilité en SNT et NSI invite à s’intéresser aux impacts environnementaux du numérique, ce qui demande d’expérimenter de manière transversale et disciplinaire, en commençant par définir clairement les objectifs pédagogiques visés. Il sera ensuite possible de s’inspirer de l’existant sur des sujets similaires, tels que l’enseignement des impacts sociaux du numérique (visibilisation du lien entre informatique et numérique), et celui des QSV (travail sur les controverses).
Article publié sur le site : Parler de durabilité en cours d'informatique au lycée - Réseau Canopé (reseau-canope.fr)
Recommandations
- Aller au contact de la matérialité du numérique. Cela peut passer par exemple par la visite (du plus aisé au plus complexe à organiser) :
- d’un centre de données ;
- d’un centre de tri des déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE) ;
- d'une usine de semi-conducteurs.
- Un autre exemple d'activité est la cartographie des infrastructures réseau (stations 5G, armoire de mutualisation, puits de raccordement, marquages au sol...) autour de l’établissement. Ce type d'activité existe à Sciences Po Paris (cf. « Voir aussi » n° 2), et est adaptable en classe. Il s'intègre bien dans le cadre d’un cours de réseau, et permet de faire réaliser aux élèves la matérialité omniprésente des infrastructures numériques.
2. Effectuer dans un premier temps des TPs de mesure de consommation électrique des ordinateurs en fonction de l'usage. Cela peut passer soit par un wattmètre branché sur l'alimentation, soit par des sondes logicielles (RAPL, par exemple)[1]. Dans un second temps, amener la réflexion systémique en travaillant sur les effets rebond que l'optimisation énergétique peut générer. Le lien se fait alors entre l'informatique et les enjeux globaux du numérique.
3. Travailler en interdisciplinarité sur des sujets controversés à l'aide des outils des QSV (cf. « Voir aussi » n° 3) comme la cartographie de controverse ou le débat. Les controverses en lien avec les impacts environnementaux numériques sont nombreuses. Par exemple, autour de l'usage du numérique en agriculture, ou portant sur les industries minières et microélectronique. De la documentation se trouve dans la section « Voir aussi » de cet article (n° 1 et 9 notamment).
4. Travailler sur la signification des chiffres issus de l’ACV. Il s’agit en effet d’une méthodologie qui attribue la responsabilité d'une pollution à un produit ou à un service. Il y a donc des choix d’attribution, régis par des normes, qui sont effectués et qui amènent à des chiffres de pollution différents à partir d'une même réalité physique. Prenons l'exemple d'un centre de données qui chauffe une piscine municipale en passant par un système de ventilation dédié. Il y a alors plusieurs moyens d'attribuer la consommation électrique du centre :
- soit la piscine est considérée comme secondaire, et toute l'énergie consommée est imputable au centre de données ;
- soit le surplus de ventilation (qui consomme lui-même de l'énergie) est considéré comme imputable à la piscine ;
- soit chauffer la piscine est considéré comme un moyen de partager la consommation d'électricité, qui est alors attribuée au prorata de l'énergie consommée par les serveurs et par la piscine.
Toutes ces méthodes de calcul sont justifiables, et amènent à une estimation différente de la pollution du centre de données.
Par ailleurs, nous recommandons d'éviter de donner des chiffres précis : généralement, les ordres de grandeur suffisent. Attention également à éviter de comparer ce qui n’est pas comparable. Par exemple, en toute rigueur, il ne faudrait pas comparer des chiffres qui viendraient d'études différentes avec des normes de calcul différentes, ou qui ne s'intéresseraient pas au même objet (unité fonctionnelle).
5. Il est possible de faire construire aux élèves des projets d’informatique For green (dont le but est de produire une technologie bonne pour l’environnement), mais dans ce cas nous recommandons de mener la réflexion au-delà des émissions évitées, et de penser également les impacts structurels (« Voir aussi » n° 11), à l'instar de la recommandation n° 2.
[1]De façon similaire, il existe des extensions de navigateur internet qui mesurent le trafic de données des différentes pages web consultées.
Voir aussi
- https://cis.cnrs.fr/groupes-de-travail-gdr/ : groupes de travail interdisciplinaires dans la recherche à l’interface entre informatique et société. On y trouve notamment le groupe de travail « Politiques environnementales du numérique ». Permet de se faire une idée de la recherche interdisciplinaire à l’interface entre informatique et société.
- https://gauthierroussilhe.com/book/sciencespo/pdf/FBN-V1.pdf : (en anglais) ressource de Gauthier Roussilhe, utilisée pour faire cartographier les infrastructures réseaux à des élèves de Sciences Po Paris.
- https://qsv.ensfea.fr : site internet qui regroupe beaucoup de ressources pour parler des Questions Socialement Vives (QSV) avec les élèves.
- http://modulo-info.ch : projet suisse francophone sur l’enseignement de l’informatique dans le secondaire. On y trouve notamment des pistes pour parler des enjeux sociaux et environnementaux du numérique avec les élèves.
- http://nifty.stanford.edu/ : (en anglais) petits TPs originaux d’informatique clés en main, notamment certains permettant de sensibiliser à l’environnement ou aux enjeux sociaux du numérique.
- https://ethicalcs.github.io/ : (en anglais) quelques TPs d’informatique intégrant une réflexion sur l’impact social du numérique.
- https://www.internetruleslab.com/responsible-computing : (en anglais) quelques éléments clés en main pour parler d’éthique en cours d’informatique.
- https://foundation.mozilla.org/en/what-we-fund/awards/teaching-responsible-computing-playbook/ : (en anglais) des conseils à destination des enseignant·es qui aimeraient intégrer des notions d’éthique de la technologie dans des cours d’informatique.
- https://hal.science/hal-02954188/document : référentiel de connaissances pour un numérique éco-responsable d’Ecoinfo.
- https://www.reseau-canope.fr/notice/eduquer-a-la-sobriete-numerique-les-eleves-de-12-a-14-ans.html : travail de Sarah Descamps sur l’éducation à la sobriété numérique (approche différente de cet article, mais qui peut apporter des éléments complémentaires).
- https://computingwithinlimits.org/2022/papers/limits22-final-Rasoldier.pdf : (en anglais) article dont la section 2 aide à avoir une vue d‘ensemble des impacts environnementaux des projets For green.
- https://www.researchgate.net/figure/Causal-loop-diagram-for-elucidating-energy-consumption-associated-with-cloud-computing_fig3_306120226 :(en anglais) exemple de diagramme de boucle causale sur l’optimisation énergétique des centres de données.
- https://didapro10.sciencesconf.org/503001 : article co-écrit par l’auteur qui détaille la problématique de la transposition didactique dans le cadre des enjeux de durabilité en cours d’informatique.
Bibliographie
- Baron, G. L. (2018, février). Informatique et numérique comme objets d'enseignement scolaire en France : entre concepts, techniques, outils et culture. In Didapro 7–DidaSTIC. De 0 à 1 ou l’heure de l’informatique à l’école.
- Bol, D., Pirson, T. & Dekimpe, R. (2021, February). Moore's Law and ICT Innovation in the Anthropocene. In 2021 Design, Automation & Test in Europe Conference & Exhibition (DATE), 19-24. IEEE.
- Chevallard, Y. (1982). Pourquoi la transposition didactique ? Actes du Séminaire de didactique et de pédagogie des mathématiques de l’IMAG, 167-194.
- Dowek, G. (2011, octobre). Les quatre concepts de l'informatique. In Sciences et technologies de l'information et de la communication en milieu éducatif. Analyse de pratiques et enjeux didactiques, 21-29. Athènes: New Technologies Editions.
- European Commission. Joint Research Centre. (2022). GreenComp, Le cadre européen des compétences en matière de durabilité.Publications Office.
- Fiesler, C., Friske, M., Garrett, N., Muzny, F., Smith, J. J. & Zietz, J. (2021, mars). Integrating ethics into introductory programming classes. In Proceedings of the 52nd ACM Technical Symposium on Computer Science Education, 1 027-1 033.
- Freitag, C., Berners-Lee, M., Widdicks, K., Knowles, B., Blair, G. S. & Friday, A. (2021). The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations. Patterns, 2(9).
- Hilty, L. M. & Aebischer, B. (2015). ICT for sustainability: An emerging research field. ICT innovations for Sustainability, 3-36.
- Horner, N. C., Shehabi, A. & Azevedo, I. L. (2016). Known unknowns: indirect energy effects of information and communication technology. Environmental Research Letters, 11(10), 103001.
- Legardez, A. (2006). Enseigner des questions socialement vives. Quelques points de repères. L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives, 110, 19-32.
- Ministère de l’Éducation et de la Jeunesse. Conseil supérieur des programmes. (2023, mars). Propositions pour renforcer l’éducation au développement durable de l’école au lycée : principes, référentiel, démarches pédagogiques.
- Peters, A. K., Capilla, R., Coroamă, V. C., Heldal, R., Lago, P., Leifler, O., ... & Venters, C. C. (2023). Sustainability in Computing Education: A Systematic Literature Review. arXiv preprint arXiv:2305.10369.
- Roussilhe, G., Ligozat, A. L. & Quinton, S. (2023). A long road ahead: a review of the state of knowledge of the environmental effects of digitization. Current Opinion in Environmental Sustainability, 62, 101296.