Pour contribuer à la compréhension des évolutions en cours, la DNE poursuit ses entretiens avec des acteurs du monde de la recherche et des praticiens de l’éducation, en leur posant une même série de questions.
Il s’agit, sur un format court, de proposer à différents acteurs de partager leurs réflexions et leurs travaux sur les sujets des représentations et des innovations pédagogiques en lien avec les pratiques numériques.
Une première série d’entretiens a été publiée en mai-juin 2020 dans le cadre de la préparation des Etats généraux du numérique pour l’éducation (qui se sont tenus les 4-5 novembre 2020 à Poitiers) [Voir liste complète ci-dessous].
Ces Etats généraux ont débouché sur une série de propositions, parmi lesquelles deux concernent les actions avec la recherche :
10 – Favoriser les projets associant chercheurs et enseignants pour une conception collaborative d’outils adaptés aux besoins de la communauté éducative et une analyse de leurs usages
32 – Aider les laboratoires de recherche et assurer le transfert des innovations
Cette deuxième série d’entretiens, en écho au Forum international du numérique pour l’éducation – Colloque In Fine 2022, vise à interroger et parfois ré-interroger le sens et les finalités du numérique pour l’éducation à la lumière des actions conduites par les acteurs du monde de la recherche et par les praticiens du numérique éducatif dans les territoires académiques.
Ces regards croisés visent à contribuer à l’intelligibilité des grands enjeux du numérique pour l’éducation et au partage des potentialités pédagogiques pour les professeurs, formateurs ou personnels d’encadrement.
Entretien avec Christophe Piombo
Titulaire du diplôme d’ingénieur CNAM en informatique et docteur en image, information et hypermédia, Christophe Piombo est agrégé en STI.
Il a travaillé une dizaine d’années dans le secteur privé comme responsable informatique d’une société sous-traitante d’Eurocopter à Vitrolles, où il était en charge de la gestion du parc informatique, du support et de la formation des personnels de la société.
Il a enseigné pendant une dizaine d’années également en BTS informatique industrielle dans l’académie de Toulouse où il a mené des travaux de recherche sur la modélisation probabiliste du style d’apprentissage et son application à l’adaptation de contenus pédagogiques à l’Institut de Recherche en Informatique de Toulouse.
Après avoir été conseiller Tice puis Délégué académique au numérique de l’académie de Toulouse pendant plus de 7 ans, il est depuis 2019 conseiller de recteur dans l’académie de La Réunion, comme Délégué régional académique au numérique (DRAN) et expert associé à l’IH2EF.
Le champ du numérique pour l’éducation
1. A la lumière de vos actions, de vos recherches et de vos engagements professionnels, pourriez-vous citer, à titre d’exemples, des objets d’étude illustrant le champ du numérique pour l’éducation, notamment dans ses dimensions technologiques, sociales et culturelles ?
La complexité et la diversité que revêt l’éducation sur un territoire académique, nous imposent d’adopter une démarche systémique pour construire une stratégie territoriale pour un numérique éducatif (http://aca.re/dane/FlyerStratNum). On cherche en permanence l’amélioration de la coordination et de la convergence des politiques publiques au service de la transformation numérique menées au niveau territorial entre l’État et les collectivités. Cette transformation amenant une réponse aux besoins identifiés et exprimés par les différents acteurs (équipement, connexion, accompagnement, formation, maintenance …), et visant un bénéfice des usagers finaux que sont les élèves, leurs parents, et les enseignants.
On peut citer 4 objets d’étude majeurs de la stratégie mise en place sur le territoire réunionnais :
- Les communautés d’apprentissage pour construire un cadre de formation collective plus motivant qui permette de sortir les personnels (pédagogiques et administratifs) de la « solitude » par la création de communautés apprenantes pour concevoir notamment des apprentissages coopératifs.
- Les tiers lieux éducatifs qui offrent à la communauté éducative un accès facilité aux outils et aux ressources, un accompagnement et une formation idoines. On peut y découvrir les innovations et permettre de travailler ensemble entre professionnels de l’éducation et avec les familles pour remédier notamment à l’illectronisme.
- L’ingénierie pédagogique afin de promouvoir une ingénierie pédagogique basée sur les pédagogies actives et immersives (intelligence artificielle, réalité augmentée, réalité virtuelle, réalité mixte, etc.) en prenant en compte les apports du numérique pour une meilleure connaissance des élèves.
- L’établissement apprenant, lieu privilégié pour créer une communauté de recherche appliquée à l’éducation (co-conception, co-élaboration, co-évaluation) pour mettre en contact des personnels avec la recherche et ses investigations de terrain, notamment sur les compétences socio-comportementales et en neurosciences sur le fonctionnement cognitif sous-jacent aux apprentissages : l’attention, l’engagement actif, le retour sur erreur et la consolidation.
Pluridisciplinarité
2. Dans quelle mesure ce champ d’étude et d’action recouvre-t-il des réalités et des enjeux disciplinaires et/ou pluridisciplinaires ? Y a-t-il des projets ou des actions en cours que vous pourriez citer pour illustrer ces enjeux ?
L’enseignement médiatisé par le numérique devient un enjeu lorsqu’il est par exemple mobilisé pour innover dans la forme scolaire au service des apprentissages, qu’ils soient disciplinaires ou pluridisciplinaires. Mais l’on se doit de garder à l’esprit que :
- « le numérique fait partie d’un tout, et ne détermine pas à lui seul les résultats d’un enseignement ; c’est avant tout le scénario pédagogique qui importe (…), et non le numérique en tant que tel. »
- « le choix des outils numériques utilisé par l’enseignant doit être au service des objectifs d’apprentissage fixés et donc intégré au scénario pédagogique » (Nissen, 2019 [CNESCO])
Conscients des enjeux autour de la lutte contre le décrochage scolaire fortement observés sur le territoire réunionnais dans les voies professionnelles, et amplifiés pendant les périodes de confinement, nous nous sommes engagés à participer à un consortium – le projet « Bien à l’école » – dans le cadre du PIA4 (France 2030, 2022) pour chercher des solutions s’appuyant sur les pédagogies actives/immersives mobilisant les nouvelles technologies comme la réalité virtuelle.
Une attention particulière sera portée à deux groupes d’élèves, considérés comme cumulant des fragilités spécifiques au cours de leur parcours scolaire sur l’île. D’une part, les élèves scolarisés en SEGPA, qui cumulent des difficultés d’ordre cognitif, des retards dans les apprentissages fondamentaux de l’école primaire et des difficultés scolaires durables et persistantes. D’autre part, les élèves scolarisés en 3e prépa-métiers, en rupture avec les apprentissages scolaires et qui ont fait un choix positif d’orientation vers une classe leur offrant la possibilité d’une découverte guidée de la voie professionnelle et des métiers.
Compétences et formation
3. Depuis la crise sanitaire de 2020 comment voyez-vous évoluer les compétences des membres de la communauté éducative (personnels d’encadrement, enseignants, élèves, parents…) et les défis en cours ou à venir pour l’éducation et la formation ?
Les périodes de confinement et de demi-jauge pour faire face à la crise sanitaire liée à la Covid 19 ont révélé de nombreuses inégalités.
Des travaux de recherche menés auprès d’adolescents âgés de 13 à 15 ans montrent que la relation entre les variables territoriale et sociale apparait discriminante s’agissant des usages du numérique qui sont très inégaux d’une famille à l’autre.
Viennent s’ajouter à ces inégalités le déficit de formation, de culture et de compétences numériques de certains enseignants tout comme l’appropriation disparate des outils et contenus numériques par certains élèves et leur famille.
Il a été également observé d’autres inégalités dans la population enseignante lors d’enquêtes menées dans l’académie par la cellule de continuité pédagogique auprès des circonscriptions et des EPLE, telles que le niveau de connaissance ou le niveau de confiance dans les outils institutionnels, très variable d’un enseignant à l’autre, menant certains à chercher des solutions alternatives.
Face à ces réalités, le numérique doit être considéré comme un levier potentiel d’innovation pédagogique dans le cadre du « travailler ensemble autrement » et de la transformation professionnelle des enseignants. Il doit être regardé comme un outil parmi d’autres au service des apprentissages, à mobiliser avec discernement et déontologie en fonction des spécificités de chaque situation qu’elle soit à distance/en présence et/ou synchrone/asynchrone.
C’est pourquoi nous considérons comme un enjeu l’enseignement médiatisé par le numérique et nos actions visent à accompagner dans ce contexte la réflexion sur les conditions de mise en place et de réussite des situations d’enseignement instrumentées qui doivent être pondérées par les neurosciences cognitives.
Questions de recherche
4. Cette crise génère-t-elle selon vous de nouvelles questions de recherche, ou à tout le moins le renouvellement de questionnements déjà traités ?
La dynamique solidaire et partenariale apparue lors de la crise sanitaire, montre la pertinence de s’inscrire dans une démarche d’alliance éducative afin de réduire les fractures (usages, culture, compétences numériques …) révélées lors de l’épisode pandémique et accompagner la transformation des pratiques professionnelles des enseignants en s’appuyant sur l’innovation pédagogique.
Nous menons actuellement un projet de recherche – le groupe thématique numérique #GTnum Hybridation des apprentissages #pratiqueshybrides – qui interroge les formes de réorganisation pédagogique avec en filigrane le plaisir d’apprendre et d’enseigner, de continuités et de discontinuités éducatives qui impactent l’engagement et la motivation de l’apprenant, d’usages des outils et des ressources numériques pour assurer un lien à distance et permettre aux élèves de développer leur autonomie dans les apprentissages. Ce projet de recherche-action est mené dans le cadre d’un partenariat de recherche entre la DNE, l’académie et le laboratoire ICARE de l’université à La Réunion (DNE-TN2, 2022). L’objectif est de développer des outils et des méthodes permettant un continuum entre les apprentissages dans et hors la classe. Un parcours m@gistère a été élaboré pour l’occasion (https://etab.ac-reunion.fr/drane/enseigner-en-mode-hybride/).
EMI-Esprit critique
5. Dans notre société contemporaine, au regard des défis en matière de citoyenneté et d’éducation aux médias et à l’information (EMI), ou d’éducation à l’esprit critique, comment évoluent ou devraient évoluer les compétences en matière d’éducation à la citoyenneté numérique ?
Développer la citoyenneté numérique et renforcer l’éducation aux médias et à l’information est une nécessité mise en exergue par les ateliers lors des Etats généraux du numérique pour l’éducation (Région académique La Réunion – États généraux du numérique pour l’éducation, 2020).
L’éducation aux médias et à l’information concourt à l’égalité des chances et à développer l’esprit critique de nos élèves qui sont confrontés à un flux d’informations inédit par sa quantité, la diversité de ses sources et la multiplicité de ses supports. Le rôle de notre Ecole, et ce dès l’école primaire, est de développer la citoyenneté dans un environnement de médias sociaux et de technologies numériques par l’acquisition de compétences numériques, technologiques, éthiques, sociales, et de compétences pour exercer une citoyenneté éclairée et responsable en démocratie.
La vidéo sur le site : https://edunumrech.hypotheses.org/6800
L’EMI doit ainsi connaître une nouvelle dynamique fondée sur le développement de projets pédagogiques, le renforcement des réseaux d’acteurs et l’accompagnement des pratiques pédagogiques dans tous les enseignements au sein des écoles et des établissements. Les élèves seront sensibilisés à la place et l’influence des médias dans la société pour apprendre à lire et à décrypter l’information et l’image. L’EMI est à mettre en œuvre dans le cadre du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, au niveau des parcours citoyen et d’éducation artistique et culturelle.
Nous projetons l’ouverture de classes à Projets d’éducation aux médias et à l’information ainsi que la mise en place d’ateliers parentalités pour expliciter ces enjeux
Expression libre
6. Y a-t-il une autre remarque que vous souhaitez nous communiquer pour contribuer à ces réflexions ?
Selon moi, le numérique éducatif doit être considéré comme un levier pour construire des scénarios pédagogiques « augmentés » et « différenciés » qui s’appuient sur les trois relations du triangle de Houssaye (1. relation didactique entre enseignant et savoir 2. relation pédagogique entre enseignant et apprenant 3. relation d’apprentissage entre apprenant et savoir) en considérant les apports des neurosciences sur le fonctionnement cognitif sous-jacent aux apprentissages, comme le définit Stanislas Dehaene : l’attention, l’engagement actif, le retour sur erreur et la consolidation (Dehaene, 2015).
Références
DANE – Délégation Académique au Numérique pour l’Education. (2022). https://etab.ac-reunion.fr/drane/
DANE La Réunion. (2022). Stratégie territoriale pour un numérique éducatif en collèges et lycées. Académie de La Réunion. https://magmatic.ac-reunion.fr/nextcloud/index.php/s/4mr6baJ3iH4fkkZ#pdfviewer
Dehaene, S. (2015). Fondements cognitifs des apprentissages scolaires. Collège de France. https://www.college-de-france.fr/agenda/cours/fondements-cognitifs-des-apprentissages-scolaires
DNE-TN2. (2022, juin 2). Séminaire interacadémique sur l’hybridation : Actualité du GTnum ICARE #pratiqueshybrides (8 juin 2022) [Billet]. Éducation, numérique et recherche. https://edunumrech.hypotheses.org/5254
France 2030 : 7 Lauréats de l’appel à manifestation d’intérêt « Innovation dans la forme scolaire ». (2022). Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. https://www.education.gouv.fr/france-2030-7-laureats-de-l-appel-manifestation-d-interet-innovation-dans-la-forme-scolaire-342151
Nissen, E. (2019, mars). Pourquoi mettre à contribution le numérique pour l’enseignement des langues à l’école ? Conférence de consensus ”De la découverte à l’appropriation des langues vivantes étrangères : comment l’école peut-elle mieux accompagner les élèves ?”. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02096588
Piombo, C. (2022). Le Covid-19, accélérateur d’une stratégie territoriale à La Réunion. Diversité. Revue d’actualité et de réflexion sur l’action éducative, 200. https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id
Région académique La Réunion—États généraux du numérique pour l’éducation. (2020). États généraux du numérique pour l’éducation. https://etats-generaux-du-numerique.education.gouv.fr/assemblies/la-reunion
A consulter aussi
DNE-TN2. (2021, septembre 21). Ouvrir les espaces-temps des expériences d’apprentissage : Les FabLabs et la persévérance [Billet]. Éducation, numérique et recherche. https://edunumrech.hypotheses.org/3550
DNE-TN2. (2021, décembre 13). Communauté d’apprentissage et numérique [Billet]. Éducation, numérique et recherche. https://edunumrech.hypotheses.org/2710
Article publié sur le site : https://edunumrech.hypotheses.org/6800
Dernière modification le mardi, 15 novembre 2022