Les outils numériques font également partie des dispositifs fréquemment proposés aux élèves dans le cadre scolaire à l’école primaire comme au collège. Se pose alors la question de leur utilisation au sein des classes. L’objectif de nombreuses études a été de comprendre le rôle que peuvent jouer les outils numériques dans la production écrite individuelle mais aussi dans les tâches d’écriture collaborative et coopérative.
Interagir pour apprendre : l'apprentissage collaboratif
Dans le domaine des sciences humaines, le terme « interaction » évoque « des situations de communication, d’échange et d’organisation globale de la rencontre » (Bernard, 2018, p. 32). L’apprentissage qui en découle est souvent appelé coopératif ou collaboratif. La distinction entre ces deux termes n’est pas évidente, leur définition ne faisant pas l’objet d’un consensus. En accord avec les théories de Baudrit (2007) et de Dillenbourg (1999), nous retiendrons que l’apprentissage collaboratif, qui s’appuie sur le concept de conflit socio-cognitif de Piaget et l’approche socioculturelle de Vygotski, désigne les situations d’interactions où les apprenants sont amenés à exprimer et confronter leurs idées.
L’intérêt de la situation porte ici sur le cheminement, sur le processus de décentration que les apprenants doivent mettre en œuvre au sein d’une activité conjointe pour progresser, plus que sur le résultat final qui n’est d’ailleurs pas garanti. Par opposition, l’apprentissage coopératif renvoie à une situation plus normée où les rôles, les procédures et les résultats sont définis à l’avance. Dans ce cas, les élèves peuvent travailler individuellement puis mettre en commun leurs résultats individuels (Bernard, 2018).
L’intérêt des situations d’apprentissage collaboratif semble établi pour plusieurs chercheurs.
Selon Roux (2004), elles nécessitent un effort d’explicitation et de négociation qui conduit à un traitement du sujet plus profond qu’en situation individuelle et qui aboutit souvent à la construction de nouvelles connaissances locales et plus globalement au développement des outils généraux de la pensée. Au-delà des situations de décentration et de conflit que ces situations peuvent engendrer, la dimension motivationnelle est aussi régulièrement mise en avant par les défenseurs de l’approche collaborative. On évoque l’effet de cohésion sociale pour désigner le fait que, dans ces situations, les élèves s’engagent davantage dans la tâche, par envie de se montrer efficaces et de faire réussir leurs groupe (Aebischer et Oberlé, 1998).
Ceci étant dit, les situations d’apprentissage collaboratif fonctionnent-elles pour tous les élèves, tous les apprentissages, et tous les contextes ?
L’apprentissage collaboratif laisse plus d’autonomie aux apprenants, par conséquent, la répartition du travail peut être inégale et les élèves les plus avancés peuvent prendre l’ascendant sur les autres (Baudrit, 2007). On parle alors d’effet d’inhibition sociale (Michinov, 2003). Finalement, la teneur et la richesse des interactions varient beaucoup d’un groupe à l’autre car plusieurs variables entrent en jeu. D’une part, les attitudes sociales des élèves : la situation de collaboration fonctionnera d’autant mieux que les élèves savent organiser un travail commun, trouver leur place, négocier les rôles et sont prêts à écouter l’autre et à accorder de la valeur à ses idées (Meirieu, 1999).
D’autre part, les relations d’amitié que les apprenants d’un même groupe entretiennent : des relations partagées d’amitié favoriseraient la collaboration, contrairement à une amitié unilatérale ou à l’absence d’amitié qui entraîneraient des conduites fondées sur la soumission (Fraysse, 1994). Enfin, le nombre de participants que comprend le groupe : la plupart des chercheurs s’accordent pour dire qu’un groupe composé de 3 à 4 élèves serait une taille idéale qui permet d’instaurer un véritable échange où tous les interlocuteurs auraient la place de s’exprimer (Cauterman, 1997 ; Delamotte-Legrand, 2004).
Cette conception de l’apprentissage a conduit à se questionner sur la place des technologies et sur l’aide potentielle qu’elles peuvent constituer pour l’apprentissage collaboratif (Legros, Pudelko et Crinon, 2001). La collaboration est-elle facilitée ou entravée par le type de support (papier, ordinateur, tablette…) ? Selon la théorie de la cognition située, la connaissance s’élabore grâce à l’interaction d’individus au sein d’une culture (pratiques, représentations sociales et individuelles) et via des outils ou des objets (Brown, Collins et Duguid, 1989). Ainsi, la présence d’outils numériques dans un contexte d’apprentissage peut être questionnée.
Numérique et écriture collaborative
Les recherches portant sur l’apprentissage collaboratif instrumenté ont souvent concerné les tâches d’écriture. Certainement parce que l’écriture est fondamentalement un acte social, de communication d’idées, mais aussi parce que les technologies offrent de nouvelles façons d’écrire susceptibles de faciliter la communication et la collaboration : éditeurs de texte en ligne, wikis, sites web dynamiques, applications permettant de concevoir, illustrer et partager des livres numériques, etc. (Bétrancourt, 2016). Dès 2001, Karchmer montrait qu’inciter les élèves à publier leurs écrits sur les pages web de la classe ou sur des sites d’écriture en ligne permettait de les motiver et d’améliorer leurs compétences d’écriture.
L’écriture collaborative médiatisée est multiforme (Gilliot, 2012). Il est possible d’interagir de façon asynchrone ou synchrone, en présence ou à distance (classes éloignées, par exemple). Le travail de production écrite peut être commun ou individuel.
Lorsqu’il est commun, il nécessite une forte collaboration tout au long du travail d’écriture. Il peut alors prendre la forme soit d’un travail d’écriture relativement court où les élèves résolvent ensemble, en classe, un problème et construisent une réponse collective, soit d’un document regroupant les productions d’un ensemble d’élèves sur plusieurs séances (projet d’écriture longue d’un roman collectif, par exemple).
Lorsque le travail de production écrite est individuel, le texte produit est ensuite publié afin de générer des échanges et des réactions (blog de l’école, forum, microblogging). Les commentaires peuvent aussi être critiques, porter sur le fond et la forme du texte. L’objectif étant de parvenir, grâce à des échanges constructifs, à une amélioration de la production. La réécriture peut ensuite se faire à nouveau individuellement ou sous une forme plus collective. Ici, la situation d’écriture se rapproche davantage de la coopération que de la collaboration.
Cette forme d’écriture coopérative (échanges communs autour d’un écrit individuel) a été particulièrement étudiée. Les recherches montrent que les environnements collaboratifs informatisés, malgré une récurrente sous-exploitation de leurs fonctionnalités, génèrent souvent des échanges plus argumentatifs, davantage ciblés sur les processus rédactionnels (structure, planification, enrichissement du vocabulaire). Ils permettent ainsi d’adopter des stratégies de réécriture plus adéquates contrairement à une situation de présentation libre où les interactants n’échangent aucune information (Allaire, 2011 ; Dejean, 2003). Ces premières recherches ont été menées avec des ordinateurs. D’autres recherches plus récentes se sont intéressées à l’usage de la tablette dans le cadre de l’écriture collaborative. Certaines d’entre elles montrent que le type de support utilisé (ordinateur ou tablette) n’a pas d’effet différencié. Par exemple, Sullivan (2013) met en évidence que les tablettes guident les processus d’écriture en facilitant l’accès aux ressources et à de nombreux « environnements collaboratifs informatisés » (forums de discussion, blogs, podcasts audio et sites web de groupe…). On retrouve également un même effet du support sur la motivation et l’engagement dans la tâche d’écriture, au moins à court et moyen termes (Grégoire et Karsenti, 2013).
Néanmoins, plusieurs chercheurs ont également pointé du doigt les particularités des tablettes, et ont avancé l’idée qu’elles seraient plus efficaces que d’autres supports pour aider à la mise en œuvre d’un véritable travail collaboratif de production écrite en classe. Cette hypothèse se base sur le constat que contrairement aux ordinateurs, les tablettes tactiles sont très intuitives et se manipulent facilement, même par de jeunes élèves de cycle 1 (Ecalle et al., 2016).
Les interactions seraient facilitées car, contrairement aux ordinateurs, il s’agit d’appareils mobiles, permettant aux élèves de se déplacer plus aisément au sein de la classe. Lors des tâches d’écriture collaborative, elles peuvent passer de main en main, facilitant ainsi le partage des informations et permettant aux élèves du groupe de prendre le contrôle de la tâche d’écriture à tour de rôle (Bernard, Boulc’h et Arganini, 2013). Ses recherches soulignent de manière générale une amplification de la communication et de la collaboration entre les élèves (Bernard, Boulc’h et Achard, 2013 ; Heinrich, 2012 ; Henderson et Yeow, 2012). Citons par exemple, l’étude longitudinale de Burden et al. (2012) menée dans 8 écoles différentes qui s’appuie sur des observations de classe, des entretiens auprès des enseignants, l’analyse des journaux de classe et des productions des élèves. Outre l’effet positif sur l’implication et l’autonomie des élèves, les données recueillies soulignent que la présence des tablettes a engendré une plus grande collaboration entre les élèves, la mise en place de tutorats spontanés et, par ricochet, une amélioration des productions écrites.
Cependant, dans les situations où les élèves doivent élaborer ensemble un texte long sur tablette, des critiques sont avancées. D’une part, la taille limitée des écrans des tablettes peut poser problème pour un groupe dont la taille excède 2 ou 3 personnes. Logiquement, l’avantage revient ici à l’ordinateur qui, de par sa taille et sa position dans l’espace, reste accessible en permanence à tous les membres du groupe. Une surface suffisamment spacieuse permettrait d’optimiser les interactions et la communication entre les participants (Tse et al., 2006 ; Tse et al., 2007). D’autre part, certains jeunes élèves éprouvent des difficultés et une certaine frustration à partager la tablette (Culén et Gasparini, 2012). Écrire ensemble sur un support commun, de petite taille, mobile et tactile peut générer des conflits et de nombreux échanges où la régulation prend le pas sur le fond de l’activité.
Conclusion
Comme le stipule la théorie de la cognition située, la connaissance s’élabore grâce à l’interaction d’individus au sein d’un contexte social et physique. Le choix des outils et la structuration de l’activité jouent donc un rôle important dans les apprentissages. Dans un précédent article, nous avions souligné à quel point la tablette et les aides à l’écriture qu’elle propose (écriture prédictive) réactivaient les questions portant sur l’effet de ce média sur l’écriture. Notre propos s’est centré ici sur l’apport des technologies, notamment les tablettes tactiles, pour l’écriture collaborative.
D’un point de vue purement pratique, un enseignant dispose rarement d’un nombre suffisant d’instruments numériques. Il est donc amené à faire travailler les élèves en groupe. D’un point de vue scientifique, plusieurs courants théoriques mettent en avant les avantages de l’apprentissage collaboratif qui permet, par la confrontation d’idées et de points de vus divergents, d’acquérir de nouveaux savoirs et de progresser.
Bien entendu, l’apprentissage collaboratif ne peut être considéré comme un levier pédagogique acquis (Buchs, 2016). Du côté des élèves, il nécessite de posséder des compétences relationnelles et méthodologiques permettant de réfléchir au mode de fonctionnement du groupe et de collaborer via des discussions collectives. Du côté des enseignants, il nécessite de structurer efficacement les situations de collaboration en classe : en pensant une tâche qui nécessite que chacun ait besoin de l’autre pour avancer (interdépendance positive), en constituant des groupes de taille restreinte où les élèves se sentent suffisamment à l’aise pour oser s’exprimer devant les autres. Il nécessite aussi de choisir un matériel et des supports adaptés.
Les quelques recherches s’intéressant à la production écrite sur tablettes soulignent d’une part qu’elles peuvent faciliter le travail d’écriture car elles permettent d’accéder facilement à de nombreuses ressources (contenu en ligne, ressources multimédias, espaces collaboratifs) pour enrichir et améliorer les productions. D’autre part, elles montrent que la dimension mobile des tablettes et leurs particularités ergonomiques (écran et clavier tactiles plus intuitifs) peuvent favoriser les échanges et le tutorat spontané en classe. Cependant, dans des tâches d’écriture purement collaboratives où les élèves de cycle 2 et 3 rédigent ensemble un texte long et structuré, l’utilisation de l’outil en tant que tel ne suffit pas toujours à rendre la collaboration effective et l’activité pédagogiquement intéressante : distractions, conflits autour de la manipulation de la tablette, contraintes ergonomiques liées à la taille du support apparaissent.
Laetitia Boulc’h, MCF en sciences de l’éducation à l’Université Paris Descartes (laboratoire EDA),
Caroline Beauvais, MCF en psychologie du développement, Université Paris 8 (laboratoire Paragraphe)
Dernière modification le mardi, 18 février 2020