En faisant de la rubrique « Amis » la variable cardinale de leurs services, les réseaux sociaux de l’Internet ont suscité une vague de protestation inquiète sur le véritable sens de l’amitié.
À quoi ressemble notre vie sociale à l’heure des réseaux sociaux de l’Internet ? Depuis, avons-nous plus ou moins d’amis ? Les technologies numériques ont-elles contribué à donner davantage de liberté et de possibilités aux individus pour entrer en contact les uns avec les autres, ou les enferment-elles dans des relations fragiles, fugaces et incertaines ? Ces questions sont au cœur d’un débat continu au sein des travaux en sciences sociales depuis l’apparition de l’Internet grand public en 1995. Sans doute est-il temps de faire le point sur les conclusions de ces recherches afin de lever quelques malentendus persistants sur notre vie sociale en ligne.
Vie réelle ou virtuelle ?
Le premier malentendu porte sur l’idée que nous aurions deux vies séparées, l’une en vrai, l’autre virtuelle, et que nos relations dans la première n’auraient rien à voir avec celles de la seconde. En fait, les amitiés digitales et celles de la vie « réelle » sont étroitement enlacées. La conversation numérique ne fait, bien souvent, que prolonger des discussions, des plaisanteries ou des bavardages débutés avec la famille, les amis ou les collègues. Comme le souligne de nombreuses enquêtes, plutôt qu’une opposition ou une soustraction, une vie numérique intense constitue généralement un indicateur prédictif d’une vie sociale intense. Les relations amicales hors ligne sont généralement renforcées par les pratiques de communication de toutes sortes (téléphone, mél, réseaux sociaux). Et ceux qui utilisent le plus ces derniers ont un nombre d’amis dans la « vraie vie » supérieur à ceux qui les utilisent moins.
Une nouvelle sociabilité
Le deuxième malentendu a trait à l’idée que seuls les liens forts sont importants dans nos vies et que les liens faibles sont artificiels et futiles quand ils ne sont pas dangereux. Si les amis en ligne sont à peu de choses près les mêmes que les amis hors ligne, les enquêtes montrent que ce ne sont pas les rares liens amoureux et familiaux – ceux que l’ont dit les plus « forts » – qui sont au cœur des échanges sur Internet. Les aveux les plus intimes ne s’exhibent guère et préfèrent les échanges interpersonnels du téléphone, du SMS et d’email. Et les réseaux sociaux signent moins la fin de la vie privée qu’ils ne sont le théâtre de nouvelles formes expressives, dans lesquelles le personnel fait l’objet d’une mise-en-scène soigneusement calculée. Ce que les réseaux sociaux numériques transforment le plus dans l’organisation de la sociabilité des individus n’est ni le contact aventureux avec des inconnus ni l’échange intime avec les plus proches. C’est entre deux, au sein du répertoire des « liens faibles », ces indispensables intermédiaires de la vie sociale, que se déploie la nouvelle sociabilité numérique : copains de toujours ou d’occasion, collègues, partenaires d’activités, amis d’amis, connaissances lointaines, utiles ou intéressantes, personnes qui comptent, qui ont compté ou dont on voudrait qu’elles comptent davantage…
Perte de temps ?
Un dernier malentendu a trait à l’idée que le développement du réseautage en ligne nous fait perdre du temps sans apporter de bénéfices. Le web des réseaux sociaux ouvre un espace désinhibé et moins contraignant que celui de la vraie vie. Il ne fait guère de doute que les utilisateurs y perdent parfois du temps et de l’énergie. Mais il est aussi certain qu’à travers les forums de discussion sur la santé, la valorisation de compétence dans la recherche d’emploi ou la participation à des communautés d’intérêt, les relations en ligne parviennent aussi à créer de nouvelles opportunités qui, parfois, rejaillissent sur la vie sociale des individus. Sur Internet, les personnes stockent les contacts comme autant de souvenirs, d’opportunités ou de potentialités. Ils y exposent des traits choisis de leur existence, partagent ce qui les intéressent ou les amusent, se conseillent ou se séduisent, commentent ou critiquent le monde qui les entoure, cherchent à se faire remarquer ou à ne pas se faire oublier. À leur manière, ludique, exhib’ et curieuse, les réseaux sociaux permettent d’étendre cette sociabilité de proximité vers la périphérie des relations plus « faibles », celles qui, moins assurées et moins accessibles, s’évaporent sans retour possible dans la vie hors ligne.
Moins que ne le pensent les enthousiastes mais plus que ne le croient les sceptiques, la vie sociale en ligne élargit l’espace relationnel des individus. Elle conforte les liens les plus forts tout en ouvrant des portes vers de nouvelles opportunités. À travers les autres, ce sont alors des informations, des savoirs et des communautés qui peuvent enrichir nos existences.