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L'horreur absolue, parce que oui, c'est vrai, on la pensait inconcevable, on n'arrivait pas à l'imaginer, dans ce pays qui nous a élevé, baigné de liberté d'expression, de liberté d'opinion, de liberté d'être – ce pays qui apparaît soudainement magnifique, à l'ombre de la barbarie qui s'est abattu sur lui, oui, sur lui tout entier, car attaquer un haut lieu de la presse, de la culture, de l'art, du rire – dont l'on a démontré depuis longtemps les effets extrêmement bénéfiques sur la santé –, c'est s'attaquer à la France toute entière.

En tant que prof d'histoire-géo et d'éducation civique, je sais que le feu des questions des élèves va se focaliser sur moi demain, après qu'ils aient passé un mercredi après-midi à suivre les informations tragiques tombant les unes après les autres depuis 11h50 ce matin.

Je viens de voir par exemple que Charb, Cabu, Wolinski et Tignous ont été identifié parmi les victimes – qu'est-ce que ce mauvais rêve ? Vais-je me réveiller ? Des chantres du rire, des pères de la bonne enfance, un peu graveleux, un peu grinçants, mais c'est bien pour ça que c'était bon. Et quel talent ! Mais dans quelle époque vivons-nous, pour que des pacifistes congénitaux, professionnels, puissent se faire liquider de la sorte ?

On ne peut pas détourner l'attention de la dimension idéologique de ce massacre; il ne s'agit pas de "loups solitaires" mais de "drones téléguidés à distance par la rhétorique djihadiste" : Daech, Aqmi ou un panaché des deux discours est-il à l'origine de cette escalade ahurissante ? Faut-il plutôt parler de la Galaxie Djihadiste, qui n'a plus besoin que du web pour se diffuser, lever des monstres et les déchaîner sur les sociétés pacifiées, du moins idéologiquement ? Je dis idéologiquement car seule une idée dénuée de sens critique ou de spiritualité peut conduire à un acte aussi abject; la religion n'est pas cela, mais la religion peut se transformer en une collection d'idées néfastes, quand elle agit sur des esprits malades, ignorants, haineux.

Tout de suite, je pense à ce qu'il va falloir dire demain, répondre aux élèves qu'on ne doit pas laisser en suspend face à un acte que personne de sensé ne peut comprendre. Au point où j'en suis, je crois que je vais essayer d'adopter la posture "ne leur laisser aucun argument". Répondre aux questions, ne pas les éluder, ce qui minimiserait l'importance, notamment symbolique, du massacre; mais ne pas insister sur sa dimension religieuse, idéologique, non point qu'on n’abhorre pas les extrémistes religieux et autres terroristes de la vie, mais parce que ce serait leur donner un argument que de prêter la moindre dimension religieuse à un acte qui relève d'un cocktail de folie, misère, ignorance, qui sont le lit des fondamentalismes.

Je ne leur dirais pas, non plus, que les guerres menées par la France depuis 2011, jusqu'à présent sur des théâtres extérieurs, sont en train d'arriver sur le territoire. Je leur dirais simplement de ne pas trop regarder les informations, car énormément de choses contradictoires peuvent y être dites, auxquelles on regrettera d'avoir porté foi quand les premières émotions seront passées, et de se concentrer sur leur scolarité et leurs problèmes de croissance.

Voilà une manière de ne leur laisser aucun argument : rassurer ou en tout cas faire oublier aux enfants leur présence, qu'ils continuent de grandir dans un climat où la caricature ne tue pas, au contraire fait rire tout le monde, à gorge déployée ou simplement d'un petit coup de lèvre pincé – qu'on a essayé de retenir mais sans succès.

Paix aux âmes talentueuses qui viennent de nous quitter de façon si brutale.

http://leonbellevalle.blog.lemonde.fr/2015/01/07/ne-leur-laisser-aucun-argument/

Dernière modification le samedi, 10 janvier 2015
Bellevalle Leon

Professeur d’histoire-géographie au collège depuis cinq ans, je m’occupe de niveau 6e, 5e, 4e, 3e ; je suis prof principal en 5e et coordinateur de l’équipe disciplinaire au sein de l’établissement. Depuis mes débuts, je mets aussi en oeuvre des projets transdisciplinaires, avec des professeurs de mathématique, musique, français, art-plastique, technologie... Passionné par mon métier et mes élèves, je ressens le besoin d’exprimer mes idées sur un système qui me paraît souvent rigide et de moins en moins en phase avec la modernité. En plus d’articles spécialisés, je tiens un blog à vocation littéraire et historique.