Il est vrai que le mot "genres", affublé du terme "théorie", peut susciter un grand émoi, au point que le Ministre dut rassurer l’opinion et affirmer que sa formule ne signifiait rien d’autre que "l’égalité entre filles et garçons".
Comme dit l’autre, si c’est ça, que ça veut dire, pourquoi ne pas le dire tout simplement ?
Reste l’égalité des chances, formule toujours aussi ambiguë...
Déjà, en 2009, sous un très beau titre signé Laurent Carle, Egalité des chances... ou partage des savoirs ?, nous avions contesté cette formule :
Ce "concept de ministère", selon la savoureuse formule de Grand Corps Malade, est une de ces poudres aux yeux dont les ministères ont effectivement le secret, tant il est vrai que, pour ce qui est de la rigueur dans l’emploi des mots et des notions qu’ils recouvrent, le travail de l’école est loin d’être au point.
Parler de "chances" à l’école, c’est admettre, c’est entériner, l’idée que les enfants ont tous des chances de réussir qu’ils n’ont qu’à saisir — et s’ils ne le font pas, ce ne peut être que de leur faute. Comme dit le populaire : "l’école ne peut pas tout !". Certes, elle ne peut pas payer les impôts des parents, ni réconcilier ceux qui se séparent, ni consoler tous les chagrins de ces petits. Mais elle peut — elle doit — faire en sorte que le groupe classe les aide à vivre tout ça.
Il ne s’agit pas non plus de "donner plus à ceux qui ont moins", formule qui peut avoir du sens quand il s’agit d’argent, mais qui n’en a aucun quand il s’agit d’apprentissages. Voir ce qui était dit en 2009 :
Si l’on considère que la différence d’environnement familial qui sépare les enfants correspond à des "manques", qu’il suffirait de "combler" en doublant la ration de nourriture, on se trompe complètement sur leur nature. Comme d’innombrables chercheurs, de Baudelot à Charlot, l’ont démontré, elles ne se définissent pas en termes de "plus" ou "moins", mais en termes de contenus. Les enfants dits "défavorisés", ne savent pas moins de choses que les autres, ils savent des choses autres, autres que celles que l’école attend. La vraie tâche de l’école, c’est d’utiliser ces "savoirs autres", comme points d’appui pour les aider à acquérir en plus ceux que l’école attend.
En fait, c’est bien un problème de vocabulaire : ce ne sont pas des "chances" que l’école doit donner aux enfants, mais des outils pour qu’ils transforment, eux-mêmes, leurs chances, évidemment inégales socialement, en moyens d’action, par delà ces chances. Ceci est possible si les instructions qui vont être données aux enseignants les invitent de façon explicite — et les aident — à réunir les conditions pour que les enfants apprennent.
Rappelons ces conditions qui devraient être inscrites en clair dans les futurs programmes.
1- D’abord, installer dans la classe un climat de sérénité et de confiance,
* où les enfants, considérés comme des partenaires, différents mais égaux en droit, y compris de l’enseignant, ne sont objets ni de pression, ni de menaces, ni de sanctions ;
* où seules les "fautes" du vivre ensemble, les fautes morales, peuvent être objets de sanctions — encore à conditkion qu’elles aient été dûment évoquées et précisées dans la charte de vie en classe, réactualisée ensemble lors de la première régulation de l’année ;
* où les apprentissages, chose difficile et reconnue comme telle, sont construits en équipes solidaires, soutenues par l’enseignant, dont la tâche est de préparer, organiser, gérer, diriger, conseiller, manager, accompagner, entrainer, piloter les travaux des élèves pendant la classe (L. Carle) et non de faire des cours ;
* où le vécu familial de chaque enfant n’est jamais jugé, ni interprété comme une explication de ses difficultés scolaires, mais autant que possible valorisé en classe, et objet de partage, à égalité avec tous les autres... Par exemple, le constat que les parents expliquent autrement l’enseignant pour faire les exercices, au lieu d’être considéré comme une source de difficultés pour les élèves (et d’embarras pour le maître), devrait devenir un objet de réflexion collective (et d’apprentissage) sur la diversité des stratégies, leurs présupposés, l’histoire des méthodes et les raisons de ces différences....
2- Installer aussi une véritable clarté cognitive dans tout le travail scolaire : faire en sorte que tout ce qui s’y passe soit toujours mis en relation avec ce qu’il y a à apprendre et pourquoi c’est à apprendre. Cesser de faire croire aux enfants, en confondant l’école avec les jeux télévisés, que savoir serait pouvoir donner la "bonne" réponse. En classe ce qui compte n’est pas d’avoir appuyé le premier sur le bouton prévu à cet usage, mais de savoir justifier la réponse : c’est la justification qui importe et non la récitation de la règle. Apprendre, c’est avoir compris. La mémoire peut nourrir l’intelligence (elle n’est pas seule à le faire), mais c’est cette dernière qui doit travailler.
3- Installer enfin, et pour chaque enfant, une maîtrise de l’utilisation des savoirs acquis, en invitant les élèves à travailler constamment sur documentation, afin de rendre les savoirs disponibles en permanence : c’est en relisant mille fois la documentation qu’on retient. C’est la documentation qui nourrit la mémoire. On sait depuis fort longtemps que les enfants échouent, non par manque de savoirs, mais par incapacité à se servir de ceux qu’ils ont et souvent par ignorance qu’ils les ont.
A partir du moment où, dans les trois domaines de la construction des apprentissages, l’affectif, le cognitif et l’opératoire, les conditions nécessaires sont remplies ; où les élèves sont reconnus en tant que personnes et respectés en tant qu’individus, mais sans que la responsabilité des réussites comme des échecs ne soit individualisée — c’est le groupe qui doit l’assumer (1) —, alors l’espoir de réussite pourra être à portée de chacun.
Mais cela ne sera possible que si cela est dit officiellement dans les textes du même nom.
Oui, Laurent Carle avait bien raison en 2009 :
Il ne s’agit pas d’ « égaliser les chances » dans une école élitiste, comme si les derniers pouvaient, dans une compétition individuelle, gagner, tous ensemble, quelques rangs et laisser en queue de course un vide définitif que personne ne viendrait remplir. Il s’agit de réaliser la mission que Jules Ferry avait confiée à l’école publique et dont les pauvres, éternels perdants, manquent cruellement : partager les savoirs en donnant à manger à tous et non aux « méritants ».
Et il ajoutait :
Le partage, c’est la fraternité à l’école, ce pilier de la république ignoré par les adultes, inconnu, parfois puni, à l’école.
Que les enfants partagent les savoirs... La fraternité à l’école... Des formules qu’on rêve de voir devenir un peu moins inconnues aujourd’hui...
C’est pourtant possible puisqu’on réécrit les texte officiels : les espoirs ne sont-ils pas permis ?
(1) La devise de la classe devrait être celle des Trois Mousquetaires : "Tous pour un et un pour tous". On pourrait en profiter pour y réfléchir lors de la "leçon de morale civique", et même — soyons fous ! — lire le roman...