La discussion est actuellement vive autour d’annonces de mise en place de dispositifs en collège appelés groupes de niveaux puis de besoins par un jeune ministre exploitant médiatiquement des résultats d’évaluations PISA volontairement dramatisées. Ce Ministre est devenu premier Ministre, et la mise en œuvre du chantier s’annonce chaotique.
A la retraite depuis deux ans et demi, je ne voulais plus intervenir dans les questions scolaires et éducatives. Après 44 années consacrées à l’école de la république et de ses enfants, j’estimais avoir assez donné !
Mais à entendre et lire tant de sottises, je me permets un témoignage et quelques préconisations.
La littérature scientifique regorge d’études sur ce sujet et je laisserai à plus compétent que moi la synthèse savante. Je dirai simplement que le principal biais des annonces ministérielles consiste à vouloir rassurer les familles des bons élèves en constituant des groupes de niveau tout en rassurant les familles des mauvais élèves et les enseignants en garantissant des groupes évolutifs dans l’année. Pour cela, on en vient à utiliser le terme groupe de besoins, moins stigmatisant … sans préciser le type de besoins dont on parle.
Il se trouve qu’entre 1983 et 1988, j’ai eu la chance de participer à une « aventure pédagogique » dans un collège de la rive droite de Bordeaux entré dans le dispositif Zone Education Prioritaire et Initiative pour la Réussite au Collège. Alors jeune instituteur, je rentrais de trois ans à l’étranger après une formation de deux ans en Ecole Normale. J’étais nommé comme enseignant spécialisé Français Langue Etrangère sur deux classes de migrants implantés au Collège.
Sous l’impulsion d’une cheffe d’établissement très dynamique et compétente, d’une équipe d’enseignants très diverse et motivée, nous avons, avec l’accord du rectorat, bâti un projet de Collège qui intégrait la grande diversité de nos élèves, la volonté d’améliorer le climat scolaire et permettre à chacune et chacun de nos élèves de réussir au maximum de ses possibilités.
Nous avons alors (entre autres) mis en place des groupes de niveau en français et mathématiques en 6ème et 5ème.
En français, l’équipe était très hétérogène et rapidement, le travail collectif fut parasité par des positionnements didactiques très différents et au final les groupes restèrent peu mobiles et les enseignements non harmonisés. Bien sûr, le jeune instituteur que j’étais avait les élèves les plus faibles !!! En mathématiques, la réalité fut tout autre. Nous étions suivis et aidés par l’Institut de Recherche pour l’Enseignement des Mathématiques de Bordeaux et notre équipe a tout de suite décidé de travailler sur des groupes de besoins par des séquences courtes sur chaque période de l’année. Un travail colossal de découpage des programmes, d’élaboration d’évaluations initiales, de mesure des progrès des élèves, d’explicitation aux élèves et aux parents … nous a beaucoup occupés et passionnés.
Nous avions obtenu dans nos emplois du temps un temps de concertation de 2 h hebdomadaire en barrette ce qui était précieux du point de vue de l’organisation et de la reconnaissance institutionnelle. C’était largement insuffisant du point de vue de la préparation et du travail d’harmonisation mais cela nous satisfaisait car engagés professionnellement dans un travail qui correspondait à notre motivation pour ce métier dans un secteur difficile.
L’aventure professionnelle et humaine fut très riche et chacune et chacun en a tiré de grands enseignements pour la suite de sa carrière. Mais l’essentiel n’est pas là, il est du côté des élèves, des adolescents.
- Tout d’abord les résultats de TOUS les élèves en mathématiques ont largement progressé. Ce ne fut pas le cas en français. De nombreux élèves sont sortis de la « prédestination » à la nullité en maths et ont regardé la matière autrement car en réussites.
- Les enfants de migrants ont intégré très rapidement les groupes en maths comme en EPS. En effet, les collègues d’EPS ont rejoint l’aventure groupe de besoin en deuxième année et je quittais alors l’équipe de français pour me joindre à celle d’EPS.
- Enfin, le climat scolaire de l’établissement a changé tout comme les relations avec les écoles primaires voisines. Les violences à l’intérieur et l’extérieur du collège ont cessé. La cour de récréation était paisible. Nous avons élaboré un dispositif d’aide aux devoirs dans les locaux de l’école primaire pour les élèves de 6ème et 5ème encadré par des instituteurs, des professeurs et des parents.
Dans cet établissement sensible d’un quartier pauvre de Bordeaux Rive Droite appelé « La Bastide », (il a bien changé depuis …), ce travail a porté ses fruits. Il n’a malheureusement pas perduré pour des raisons que je n’évoquerai pas car non vécues personnellement.
Après cette aventure, j’ai pu mettre en place des groupes de besoins dans des écoles primaires dans le cadre de fonctions de Conseiller Pédagogique mais aussi d’Inspecteur de l’Education Nationale, en France et à l’étranger.
A chaque fois, j’ai pu en évaluer les effets bénéfiques cités plus haut mais en intégrant les préalables suivants qui seront donc mes préconisations.
- Elaborer un projet pédagogique et éducatif en EQUIPE d’enseignants.
- Avoir le soutien et l’appui de la hiérarchie (chef d’établissement, inspecteurs)
- Disposer d’une solide formation didactique disciplinaire, d’une importante formation et expérience pédagogique, et connaître les ressorts de la difficulté de certains élèves et enfants à entrer dans les apprentissages et le fonctionnement de l’école.
- Disposer d’un accompagnement en formation ancré sur les besoins de l’équipe.
- Si possible, travailler avec des enseignants chercheurs pour prendre du recul et améliorer les dispositifs et contenus d’enseignements.
- Être capable d’expliciter aux élèves et parents les choix opérés.
- S’inscrire dans une durée d’au minimum trois ans.
Ces sept préconisations, préalables à la réussite, ne sont actuellement pas réunies, loin s’en faut.
Je crains fortement que l’effet d’annonce ne se transforme en bricolage ayant pour seul objet de faire des classes de niveaux dont on connaît tous les travers et effets pervers. Avant de faire trop de dégâts, ne serait-il pas utile de se poser, de laisser les enseignants travailler en paix ? Je le souhaite et l’espère car d’évidence, le système éducatif et nos enfants ont besoin de stabilité.
Vincent CARLIER Inspecteur de l’Education Nationale honoraire,
Formateur associé à l’Ecole Supérieure de l’Education Nationale, Conseiller Pédagogique, Instituteur.
On peut lire sur le site Eduscol du Ministère de l’Education Nationale une petite synthèse. Elle date de 2016 mais me semble assez claire. https://eduscol.education.fr/sti/sites/eduscol.education.fr.sti/files/ressources/techniques/11272/11272-204-p24.pdf
Dernière modification le lundi, 12 février 2024