"Cher collègue,
Je suis vraiment mal à l’aise à la lecture de votre article de « promotion libraire » rappelant le positionnement organisé naguère par l’équipe de skolè. J’ai réagi alors aux attendus et aux termes de l’argument : louable, et il faut admirer les « vocations tardives », il n’apporte pourtant rien de nouveau sur le fond, et, sur la forme, ressemble fort à un « argument d’autorité ». Quant à la « responsabilité philosophique » elle ne pourrait se manifester efficacement que si les auteurs tiraient – et si possible en relation avec d’autres - les conséquences des propos.
J’appartiens à une génération de l’action ; c’est pourquoi la question subsidiaire était nécessairement : bon, mais qu’est-ce qu’on fait ? Ce ne sont pas les initiatives possibles qui manquent, à la fois pour analyser les impérities en cours comme pour ouvrir à frais nouveau des chantiers féconds. « Il y a urgence », nous disait-on. Mais de quoi faire ? J’ai d’ailleurs travaillé sur ce thème en forme d’invocation anaphorique dans le discours scolaire récent. Je l’ai écrit à mes collègues auteurs de ce fascicule : « ben… attendons ». Nous ne sommes pas loin ici d’une configuration générale actuelle de « discours paradoxal » : faites ce que je dis, mais ne le faites pas. Ce qui rend malade une société.
Où sont les pédagogues ?
Il est peut-être bon que des « maîtres à penser » ou que des auteurs médiatiques soient écoutés (le sont-ils vraiment – et sans droit de réponse - au-delà de leurs cercles ?). Sur des questions aussi « lourdes » y compris de recherches et d’expériences, que leur appel soit partagé. Que serait-il sans articulation à la vérité pratique et dans le travail de pensée commun des pédagogues, des chercheurs et des responsables ?
Je ne sais toujours pas moi-même – malgré (et à ma grande honte !) quelques temps d’études, de pratiques et de responsabilités - ce que « numérique » veut dire : l’important en effet, sur le plan pédagogique, ce sont, en termes (mésologiques) de milieu, les médias, pris au sens général (et non réduits à la presse), qui articulent les différentes dimensions technique, discursive, systémiques…
Il y a plus de quarante ans que ces questions sont débattues, à supposer qu’elles ne l’aient pas été précédemment dans le mouvement de l’Education nouvelle… Plus de trente ans que la question des médias a été officiellement introduite via « les Moyens d’information » dans le système scolaire français. Plus d’un quart de siècle que tels collègues des Sciences de la communication formulaient avec nous la nécessité d’un nouvel humanisme ; plus de vingt ans que le PMR (Programme Médias Réseaux) a été expérimenté et formulé ; que d’importants travaux ont été menés – notamment dans le cadre des grands établissements - dans le sens d’une prise en compte des nouvelles lectures – lorsque les progrès de l’image et des formes de la télématique générale ouvraient de nouveaux territoires d’intelligibilité. Rappelez-vous entre nombreux exemple les signaux donnés jadis. Souvenez-vous par exemple de l’opération « Lire les médias » (Clemi, 1993), riche de ses antécédents comme de ses environnements, nourrie des travaux de l’époque… Qu’en reste-t-il ? Quels ont été les suivis ?
Surmonter la crise
Il est aujourd’hui de bon ton de refaire le monde : nous sommes submergés de publications et de recherches répétitives, faute de s’ancrer dans la continuité. Je suis moi-même très irrité par des propos naïfs ignorants de ce qui s’est passé avant eux. Ce n’est pas une façon sérieuse de travailler, et je tiens ces pratiques pour une folie. De la même façon, je suis très intrigué par les travaux et publications « éparpillés », dont les auteurs à la mode ou les « sciences humaines donnent le spectacle. Ne vaudrait-il pas mieux un tir groupé et des recherches articulées ? En raison des difficultés qu’elle affronte, et des enjeux posés par les « nouvelles donnes », notre époque a besoin, plus que jamais, d’une toute autre détermination .
Pour assainir ces questions, il serait sans doute salutaire de dépasser trois crises majeures :
- celle de la transmission, qui voit aujourd’hui fleurir la redite ou le simplisme sans informé patrimonial ;
- celle de la disjonction du propos et de l’action, qui aboutissent à des sentiments de fuite et d’impuissance ;
- celle de la coopération : la complexité actuelle ne peut plus, depuis longtemps, se lire - quels que soient les mérites du prophétisme - que dans une forme de « pensée partagée ».
Cela est également vrai pour la belle métaphore des « digital humanities », qui fait beaucoup plus de bruit – parfois contradictoire avec les actes eux-mêmes - que ce que la société, et singulièrement l’école et l’université, en comprend et en pratique. C’est le « syndrome de l’intelligence collective ».
A propos du « libre », je suis depuis longtemps partisan de l’accès non payant aux textes. Non que l’imprimé n’ait pas son charme, et j’aime ma bibliothèque, mais qu’un certain type de matériel qui concerne tout le monde et l’avancée des idées doit être d’accès open. Il est vrai que le bouquin que vous citez n’est pas vraiment cher et figure sûrement dans toutes les bonnes bibliothèques publiques.
La vérité pratique
En matière d’avancées éducatives, je ne crois ni à la communication publicitaire, en lieu et place d’action réelle, ni aux bavardages donnés à voir au sommet, en lieu et place d’échanges démocratiques, ni à une « philosophie désengagée ». Comment sortir de cette spirale stérile, à commencer par renoncer à des pratiques d’un autre âge, mais si solidement ancrées ?
J’insiste également systématiquement sur l’importance et l’utilité que nous aurions à une « histoire du rapport scolaire aux médias », en France tout au moins. Ce qui permettrait des synthèses forcément fécondes. Et éviterait bien des sur-place, bien des fractures, bien des amertumes. Car enfin, en tout cela, où sont passés les pédagogues ?
Bon. J’ose espérer que sur ces questions, vous nous lisez. D’une manière plus générale, cette crise de la pensée éducative est à rapporter à la zone de turbulence englobante que nous traversons, ce qui est caractéristique de toute époque de grands chamboulements. Mais à haut risque : c’est pourquoi elles méritent, plus encore qu’une indispensable prise de conscience, un débat ouvert et des actions réelles. C’est « l’affaire de tous ».
Toutes les initiatives en ce sens seront les bienvenues. Lire tels ouvrages, pour nous (re)mettre à l’ouvrage ? Pourquoi pas ?
Veuillez croire, cher collègue, à l’expression de mes sentiments dévoués".
J.A.