Non seulement, la pratique de la plateforme est particulièrement stressante mais elle concerne aujourd’hui près de 90% d’une génération puisque de très nombreux élèves qui sont engagés dans la voie professionnelle à l’issue de la troisième cherchent à poursuivre leurs études dans une formation supérieure.
Soyons donc à contre-courant et observons ce qui se passe en fin de collège.
Le site du ministère est riche en informations sur l’orientation concernant le palier troisième.
L’accent est mis sur la procédure d’orientation puis d’affectation. Une vidéo[1] présente la plateforme numérique qui permet aux familles de formuler leurs choix. Il y a d’abord un temps de consultation du 4 mars au 5 mai : on y trouve des informations sur les formations et sur l’insertion de chaque diplôme. Puis, c’est le temps de formuler le choix, du 5 mai au 26 mai. Cela suppose une certaine dextérité numérique et de bonnes conditions de connexion à internet, car la formulation des choix est complexe et peut être modifiée à plusieurs reprises.
Si la formulation des demandes sur cette plateforme parait relativement facile, reste que la question essentielle concerne l’élaboration de cette demande.
Comment le jeune (et sa famille) peut-il élaborer son projet d’orientation et qu’est-ce qui est organisé pour l’aider ? Les psychologues de l’Éducation nationale (PsyEn), ex conseiller d’orientation-psychologues (COP), sont de plus en plus chargés de missions autres que l’aide à l’orientation des élèves, et leur effectif est réduit. L’établissement, les enseignants et, en particulier, le professeur principal sont chargés de cette aide. En sont-ils capables en l’absence de formation en ce domaine ? Leur engagement est largement d’ordre personnel. L’éducation à l’orientation, aujourd’hui le Parcours Avenir, est peu investie par les établissements, ce temps étant vécu comme pris sur celui de l’enseignement, ce que justifie l’absence de curriculum le définissant.
L’autre question laissée dans l’ombre est celle de l’élaboration de la décision d’orientation ou plus exactement celle du jugement collectif produit par le conseil de classe.
On a beau évoquer l’atteinte des objectifs attendus en fin de cycle, cela ne résout pas grand-chose, comme le montre l’échec de la mise en place des socles communs.
L’épisode du brevet comme condition pour accéder à la classe de seconde tendait à résoudre, bien maladroitement, cette difficulté. Au fond, en France, nous avons une procédure particulièrement réglementée, mais sans aucune norme nationale. L’évaluation des élèves reste une affaire tout à la fois bricolée et locale et pourtant décisive dans le parcours scolaire des élèves.
Nos procédures d’orientation organisent de manière formelle les échanges entre l’élève et surtout sa famille et l’établissement scolaire.
Il s’agit d’une réglementation nationale relevant du droit administratif et donc contestable juridiquement.
Leur formalité est ancienne et remonte à 1973 ! Quelques évolutions ont renforcé deux acteurs, le chef d’établissement en tant que seul décideur, et les familles dans leur capacité à s’opposer[2]. Les enseignants ont ressenti ces évolutions comme une perte de pouvoir alors qu’ils restaient les évaluateurs, les producteurs des appréciations et surtout des notes. Une fois la décision d’orientation prise, c’est la question de l’affectation qui se pose, l’obtention d’une place dans un établissement. À partir des années 1990, le numérique a permis aux inspections académiques de gérer assez efficacement l’affectation des élèves. Or le numérique utilisant bien sûr des nombres, les notes sont alors le data essentiel de ces plates-formes, le profil des élèves étant réduit à leurs notes !
Une expérimentation dite du dernier mot aux parents a eu lieu à la suite de la loi de refondation de l’École de la République de 2013, avec peu d’effets.
Deux rapports ont été produits ainsi qu’un article d’Aziz Jellab[3] constatant que de nombreux parents ont des difficultés à trouver leur place dans les processus décisionnels des établissements, ce qui est directement lié à la situation économique de la famille. De l’autre côté, pour les enseignants se concevant comme l’étalon pédagogique qui ne peut être remis en cause, la bonne orientation d’un élève ne peut être que celle qu’ils envisagent.
Cette organisation institutionnelle de l’orientation est commune à de nombreux pays. Mais, si elle nous apparaît évidente, d’autres pays ne la pratiquent pas. La fin du collège n’est pas toujours une bifurcation forcée et contrôlée par l’institution, et si les enseignants conseillent, donnent leur avis, ce sont bien les parents et leurs enfants qui décident du chemin de formation que l’élève va prendre.
En France, la circulation des élèves après le collège sépare deux populations : celle qui, réussissant dans l’acquisition des seuls savoirs académiques réellement pris en compte, peut exercer sa liberté de choix, et celle qui n’ayant pas suffisamment réussi dans ces savoirs académiques est soumise aux décisions d’orientation. Politiques des savoirs, de l’évaluation et d’orientation sont ainsi intimement liées dans l’exercice de ce tri.
Reste que trois mystères constituent l’orientation en fin de troisième.
Comment les élèves et les familles prennent leurs décisions ?
Ici les postions sociales, les préjugés, les représentations, les biais sociaux, les contraintes matérielles jouent bien sûr un grand rôle, mais il reste une interrogation sur la constitution de la vocation professionnelle et le rôle que l’école joue ou pourrait jouer.
Comment le jugement se forme-t-il au cours de la tenue des conseils de classe conçus encore comme des boîtes noires au point que peu de chercheurs l’ont pris comme objet ?
Enfin, ce jugement repose en partie sur les évaluations notées. Même si la France fut pionnière en docimologie, peu de conséquences en sont sorties. Et l’évaluation par la notation, régulièrement remise en cause, reste une pratique individuelle, bricolée, secrète.
Comment peut-on encore accepter que tant d’incertitudes soient encore aussi déterminantes ?
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : L’orientation en fin de troisième : trois mystères et une question | Interpellation curriculum
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[1] Sur la page L’orientation en 3e et l’affectation en lycée
[2] Pour une histoire des procédures, voir Bernard Desclaux, Orientation scolaire : les procédures d’orientation. Mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ? Préface de Claude Lelièvre, L’Harmattan, collection Orientation à tout âge, 2020.
[3] Aziz Jellab, « Suffit-il de choisir et de décider pour bien s’orienter ? Les enseignements de l’expérimentation de la décision d’orientation revenant aux parents en fin de collège », Administration & Education, n° 153, mars 2017, p. 59-66.
Dernière modification le samedi, 08 février 2025