Ces remous rencontrent-ils un nouveau champ d’attentes pour une alternative scolaire ? S’agit-il d’un sursaut d’activité et de visibilité des sectateurs du genre, de la mise en lumière ponctuelle de considérations par ailleurs noyées dans la masse, ou bien d’indices d’une possible ouverture d’un débat de fond, alimentant l’espoir d’un mouvement pour une " nouvelle éducation nouvelle " ?
Cet article défend au principal deux thèses complémentaires :
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Il ne peut y avoir de progrès éducatif sans " éducation nouvelle ".
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L’esprit de " l’éducation nouvelle " est l’affaire de tous. C’est un héritage collectif, c’est un bien commun.
* Groupe Français... d'Education Nouvelle
La définition1
Ce qui aiguillonne la philosophie de l’action éducative.
La situation actuelle en effet nécessite une réflexion sur les possibles. Peut-on imaginer aujourd’hui un nouveau " mouvement " d’ensemble, et aux termes de quels actes ?
Si nous bénéficions d’une définition " historique ", la synthèse des principes est plus complexe. Entre " mouvement d’éducation nouvelle " et " pédagogies nouvelles " il y a en effet tout un champ d’expression de l’aspiration éducative en milieu scolaire : de grande richesse, mal exploitée. D’autant plus que ce qui est compris sous le terme générique n’est pas un ensemble homogène. Si de grandes généralités peuvent tenir lieu de dénominateur commun, les pratiques et surtout les principes ont été divers.
Inutile d’entretenir quelque mythe. Et nous aurions tout intérêt au contraire à renouer avec un principe d’historicité qui nous ferait mettre en perspective les aspirations, les expériences, les tentatives actuelles avec celles des précurseurs.
Inutile non plus de se faire savant en éducation scolaire pour être pédagogue : c’est une affaire de conviction, de coexpérience, de recherche, d’amour de l’enfant, de tact. Mais si l’on veut confronter et approfondir, le premier travail consistera à s’informer, si possible en se renseignant aux textes fondateurs, à défaut en faisant confiance aux vulgarisateurs, quand ils ne se font pas idéologues. Cet effort est trop souvent personnel, quasi autodidacte, tant ces thématiques (comme l’actualité en philosophie de l’éducation ou en pédagogie des médias…) sont peu présentes dans la formation initiale et continue des enseignants.
- Générosité.
L’éducation nouvelle entend répondre aux défis de son époque ; elle réhabilite l’enfant, la figure du maître, la relation. Elle valorise la « dynamique du sujet ». Elle est orientée pour la paix, vers l’international, dans l’espoir d’une émancipation personnelle et collective.
Elle est alors enthousiaste. Elle est donc une insurrection contre l’état des choses, contre une institution figée. Comme si l’éducation scolaire était au fond immuable : rupture avec la " scolastique "2 (disons plus justement le " scolastisme »"), renversement du système de référence en vigueur.
- Efficacité
On a assez rappelé que la part efficace des pédagogies actives pouvait fort bien être dévoyée à des fins diverses voire opposées à celles de l’émancipation personnelle et sociale, et de la philosophie critique3. Toute démarche se situant dans la nébuleuse de l’ «" éducation nouvelle " doit faire la part des choses et affirmer clairement… et concrètement un horizon de sens.
- Diversité
Quel serait encore aujourd’hui le « point commun » entre tous les tenants de l’éducation nouvelle ? Le point névralgique se situe dans la compatibilité de l’entreprise pédagogique avec les visées politiques : c’est le " paradoxe de Freinet ", dont la pédagogie est indissociable d’une visée émancipatrice et sociale, et incompatible avec l’organisation et l’idéologie " libérale " et ses suites4.
Une utopie réaliste
Il n’y a pas d’enseignement sans pédagogie, pas d’éducation moderne sans « pédagogie nouvelle ». La question de la pédagogie est inévitable dans son principe. Celle de l’Éducation Nouvelle de même incontournable. Sinon, il n’y a pas d’histoire, et nous vivons pour un mythe d’école éternelle.
L’ «" éducation nouvelle " n’a donc rien d’utopique5. Elle est fondée, et réalisable. Le " message essentiel " (si tant est qu’on puisse le circonscrire comme tel) ne tient pas de l’utopie. C’est un message réaliste, à visée praxéologique. Mais il est par définition antinomique de la doxa.
Chacun sait que les pratiques alternatives - parce que beaucoup ont été expérimentées et que beaucoup peuvent s’inventer - n’ont rien d’impossible. Le terme d’utopie ne conviendrait que s’il marquait un horizon-limite, décrit sous forme de fiction ou de fable. Ce qui importe alors, c’est l’espérance de tendre vers un point d’épanouissement. Posture kantienne, en effet. Il existe une téléologie de la réalisation des Lumières.
Rappelons que ce que nous avons pu réaliser effectivement l’a été en fonction d’une détermination et d’une convivialité de projet, et nullement d’une chimère. Encore moins de bavardages. Mais, mis à part quelques rares fenêtres permissives, ce qui fut considéré comme transgressions (sans lesquelles en effet il ne peut y avoir émancipation et invention) a pu déplaire. Or l’esprit de l’ « éducation nouvelle » comporte un geste fondateur qui est précisément hérésiarque.
L’ " éducation nouvelle ", c’est fini
Du moins, l’ensemble du fait historique. C’est pourquoi ce qui importe aujourd’hui, c’est la rénovation du modèle sous-jacent. L’esprit de l’éducation nouvelle comprend décentration et déconcentration, pédagogie muable, projet démocratique… Il est international et affirme une haute idée de l’homme. Engager le programme correspondant suppose quelques conditions.
- Méthodologique.
La synthèse des données historiques et l’actualisation6 de ce que " fut " l’ " Éducation nouvelle ". Comment en énoncer les principes pour aujourd’hui ? La synthèse de ce qui s’est passé et qui se passe en ce sens dans la période actuelle. Une " nouvelle éducation nouvelle " peut-elle émerger en unifiant les multiples aspirations éparses, les tâtonnements individuels, les besoins d’invention ?
- Epistémologique.
La science des pionniers est audacieuse. En leur temps. Aujourd’hui, il faut reconsidérer la question de la " rupture épistémologique ", inséparable de la visée éducative.
- Philosophique
La réflexion et l’action sont indissociables d’un effort à frais nouveaux en philosophie de l’éducation, et en philosophie de l’action éducative.
Chances d’un renouvellement
" L’éducation nouvelle " se définit par ses contours : historiques, thématiques, organisationnels.
De fait, l’on cite des personnages remarquables, des mouvements que certains d’entre eux ont initiés, des méthodes d’enseignement particulières… En nombre limité et en réglementé. Des actions ne se réclamant pas explicitement d’une filiation ou d’une doctrine ou d’une appartenance particulière ne sont pas labélisées ; et aucune n’a donné lieu à quelque " mouvement " ; ainsi, aucune " pédagogie nouvelle " n’émerge dans la période actuelle. Et il n’existe pas non plus de théoricien du genre, ou admis à faire entendre sa voix : soit que ce qui s’invente ne s’institue pas, soit que l’héritage officiel se soit figé.
Pourtant, le patrimoine est riche assez pour générer des voies inédites.
Il faut sans doute rechercher dans la part d’effervescence des pratiques actuelles ce qui pourrait se cristalliser ou s’unir. L’optimisme idéaliste n’est pas de mise : il s’agit aussi d’un travail de synthèse et de prospective, qui ne peut pas être le fait d’un auteur individuel. Les découvertes scientifiques d’aujourd’hui se font le plus souvent collectivement.
- Pour réfléchir aux " chances " d’une " nouvelle éducation nouvelle ", il faut prendre en compte les paramètres de la situation actuelle, en pleine mutation et particulièrement incertaine. Cette tâche est difficile, et ne peut émaner que d’une " intelligence collective ".
Les risques
A cette perspective s’opposent quelques obstacles.
- La réserve : enfermer la possibilité des pédagogies nouvelles dans une option parmi tant d’autres, et ainsi la relativiser et la marginaliser
- La technique : réduire la pédagogie à une « méthode » d’enseignement particulière, souvent figée. L’esprit de " l’éducation nouvelle " ne se limite pas à une doctrine ; il est celui de l’idéal éducatif.
- Le passéisme : en raison des " nouvelles donnes ", on ne peut pas imaginer une " nouvelle éducation nouvelle " fondée sur des principes et des références périmées, notamment dans la conception de la philosophie et de la science.
- L’imprudence politique : l’esprit de l’éducation nouvelle est inacceptable par le management " libéral ". La difficulté est la possibilité de concilier les pratiques et les réalisations effectives se réclamant de l’éducation nouvelle avec la conception d’ensemble d’un système scolaire.
- L’académisme : le domaine se fige en thème universitaire, devient objet de considérations académiques, parfois logorrhéiques, sans reversement à l’action, et instrument de postures hiérarchiques opposée à l’esprit démocratique.
- Le pré carré. Dès lors que la question éducative est tombée dans l’escarcelle des clercs, des partisans et des idéologues, que des individus ou des groupes restreints ont voulu se l’approprier, que des factions en font un fer de lance idéologique et un cheval de bataille partisan, et pénible tapage médiatique, il s’ensuit inévitablement clôture, doute, et rejet. Et querelles stériles. A l’opposé de la communauté et de l’audace pratique.
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Le passage à l’acte
"Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans œuvrer, les autres œuvré sans avoir le droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés." (Célestin Freinet)
J’aime ce propos de Freinet. Mais il est cruel, car il souligne une difficulté récurrente dans les faits. Malgré tout ce qui a pu se dire, la vertu n’est pas au rendez-vous, et nous sommes bien loin de l’idéal de la «" triade ". Non que le principe en soit compliqué, mais que les faits consignent implacablement les disjonctions. La première bonne résolution est celle d’un pacte de bonne conduite.
C’est la conviction qui importe. A l’opposé des tristesses moroses et de l’esprit de sérieux, il s’agit de retrouver l’enthousiasme et l’esprit du " gai savoir ".
C’est la détermination qui compte. En philosophie de l’action éducationnelle, il ne s’agit pas de s’appliquer à redire le monde mais de chercher à changer le monde.
C’est la méthode qui prime : - si l’on s’en tient aux modes de fonctionnement antérieurs, si l’on ne change pas de logiciel ? C’est donc inévitablement une transgression.
- Commencer par analyser " ce qui ne s’est pas passé ", et en comprendre les raisons
Etablir un état des lieux lucide. Quelles sont les scléroses actuelles ? Quelle forme a prise ce que les pionniers combattaient ?
- Pratiquer l’analogie et l’actualisation.
Quel modèle général ressort de l’ «" Éducation nouvelle ", et comment le comprendre aujourd’hui ? Quelles conjonctures ont favorisé le bouillonnement d’idées, les avancées concrètes ?
- Prendre en compte l’ambigüité des paramètres de la situation actuelle, entre bouillonnement et tentatives, régression et stagnations…
- Tenir compte des émergences possibles : elles aussi fragiles (pédagogie des médias, résurgence de la mésologie, redéfinition d’un humanisme intégrant les données du " changement de paradigme ")…
Consigner, débattre, augmenter
" La pédagogie doit avoir pour but la vérité pratique "
Aucun « mouvement » ne naît par le verbalisme. Le critère est en effet celui de la vérité de l’action. C’est pourquoi il faut renoncer aux paraphrases académiques, à l’opposé de l’esprit scientifique, aux effets de manche des ténors du genre, aux cours magistraux sur les pédagogies actives, singulièrement contreproductifs, renouer avec la vérité pratique, réconcilier la théorie et l’action, honorer la théorie de la pratique.
Aucun mouvement d’ensemble ne peut se former par la juxtaposition des chapelles.
Aucun mouvement nouveau ne peut naître de la crispation dogmatique.
Aucun mouvement n’émerge de la démoralisation. Renoncer à décourager l’initiative. La tâche politique est au contraire de percevoir les signes, de reconnaître les attentes, d’encourager les rencontres. A l’inverse de l’esquive : la mise en lumière des expériences réussies, leur modélisation et leur promotion à une échelle suffisante.
Aucun mouvement ne naît au futur et à l’Appel en forme de vœu pieux.
Ouvrir un débat le plus large possible.
- C’est en reconnaître la nécessité, admettre tous ceux qui peuvent être intéressés, et sensibiliser d’autres – gens de métier ou parents, usagers de l’école (mais qui se souviennent toujours des « consultations » (souvent « contenues ») dont les idées et suggestions sont tombées à l’eau, et ne peuvent demeurer usagers et spectateurs passifs) ;
- C’est en définir et en exiger la méthode : échange véritablement démocratique et dialogues sur le fond. A renouvellement, nouveaux moyens. Utiliser à cette fin les techniques de communication et d’échange dont nous disposons, pour ne pas faire de l’éducation un thème de réunions convenues et de discussion sporadique.
Utopie donc, mais réaliste, si l’on veut bien se donner la peine d’y croire et s’y engager.
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Remettre le thème de l’ " éducation nouvelle " à l’honneur. L’intention est louable, sinon nouvelle ! Et encore faut-il aussi qu’elle soit précisée et armée à frais nouveaux, partagée, qu’elle implique toutes les bonnes volontés.
Et, au fond, quel sera le déclic qui provoquerait un sursaut et engagerait un mouvement d’envergure ? Il faudra en tout premier lieu renoncer aux chasses gardées et à la mainmise idéologique, et remonter la pente de la crise de la transmission qui a sévi particulièrement ces trois dernières décennies dans le domaine pédagogique.
L’esprit de l’ " éducation nouvelle " ne peut faire l’objet d’une utilisation partisane, calquée sur les clivages politiciens. Sa transgression est d’un autre ordre. Elle transcende les oppositions rhétoriques, pour renvoyer à la responsabilité éducative. Le choix de la communauté éducative se situe alors à un autre niveau : il est celui de l’aspiration à une " pleine démocratie ". Ou non.
Place aux jeunes en tous cas. En éducation scolaire, ma génération n’a nullement su saisir les occasions, engager une dynamique : endormie depuis un quart de siècle, elle n’a probablement ni les idées ni la capacité pour impulser un nouveau mouvement d’ampleur.
Jean AGNES
1 L’article liminaire de ma reprise théorique sur ces questions date un peu. Je n’en renie pas les termes. http://www.cahiers-pedagogiques.com/Transmission-et-pedagogie-le-geste-educatif
2 On sait que ce terme est employé par Freinet avec clarté.
3 Ce que notait bien Arnould Clausse en son temps..
4 Freinet lui-même devait « sortir du système » et en même temps il se situait dans une vaste lignée de novateurs, aux appartenances diverses.
5 J’ai aussi employé ce terme d’ »utopie », qui convient mieux à l’horizon de sens (celui d’une génération et d’une société meilleures) qu’à l’effectuation.
6 Paradoxalement, cette démarche ne semble guère intéresser les tenants/ténors de la pensée sociétale du moment. C’est là un des sy mptômes de la « crise de la transmission » dont nous ne sommes pas quittes.