À son cabinet, la psychanalyste Diane Drory reçoit des parents en état de burn‑out, incapables de dire non, submergés par un tout‑petit devenu « maître » de la situation. Sur le divan des tout‑petits afflue une génération anxieuse, sans désir, privée de repères solides.
Moins bien qu’il y a quarante ans
« Les enfants vont moins bien qu’autrefois : ils glissent des névroses vers des troubles borderline, des addictions, un manque de manque », diagnostique Drory. Un bilan sévère, partagé par les experts du développement, alertés sur l’impact délétère d’une exposition numérique prématurée.
L’enfant-tyran, produit de la bienveillance mal comprise
Post‑68, la liberté d’opposition a donné naissance à l’enfant‑tyran : parents en orbite autour d’un noyau devenu tout‑puissant. Tout le monde l’écoutait, personne ne le cadrant plus.
L’enfant-dieu, nouvelle frontière éducative
Aujourd’hui, certains enfants arbitrent tout, dès trois ans : une mère s’interroge sur le traumatisme potentiel d’un repas choisi sans l’enfant ; une autre demande la permission avant de changer son bébé. Résultat : « Si le parent dit A, puis passe à B, le langage devient suspect », constate Drory. Et sans confiance dans la parole adulte, comment apprendre à se faire confiance ?
L’écran, complice de l’hyper-centralité
Troisième acteur du trio infernal : le numérique.
Il exacerbe la scène familiale — disponibilité permanente, économie de l’attention, comparaison sociale. Serge TISSERON rappellait une règle simple (3-6-9-12) : pas d’écrans avant 3 ans, pas d’Internet avant 9-12 selon l’autonomie, et un accompagnement actif ensuite. Le bon sens, mais appliqué avec constance.
Sonia Livingstone (The London School of Economics and Political Science (LSE)) le montre : la « médiation habilitante » (discuter, co-utiliser, apprendre à se protéger) ouvre des opportunités… et des risques si elle n’est pas assortie de bornes claires ; la seule restriction technique rassure mais appauvrit l’exploration. Tout l’enjeu est là : tenir ensemble ouverture et limites, au lieu d’osciller entre laxisme anxieux et interdits gadgets.
Cliniciennes de terrain, telles que Marie-Victoire Chopin, PhD (thérapies familiales), constatent le même nœud : des parents sursollicités qui veulent « réussir » leur enfant, au prix d’un épuisement qui dissout l’autorité. Le cadre n’est pas une punition : c’est une promesse. Poser un « oui » et des « non » stables, c’est rendre l’enfant au monde commun — pas à son seul empire.
Un rapport de la DEPP (ministère de l’Éducation nationale) alerte sur l’usage des écrans par les enfants de 3 à 4 ans : en 2022, 75 % des élèves de petite section regardent ou jouent devant des écrans, 45 % ont un accès numérique dédié, 15 % possèdent leur tablette personnelle .
D’un élève sur deux qui regarde régulièrement, à un sur dix qui joue régulièrement.
Chez les enfants d’ouvriers non qualifiés, 21 % possèdent une tablette – contre seulement 7 % parmi les enfants de cadres – et la fréquence de jeu sur écran y est trois fois plus élevée.
Cet usage, loin d’être innocent, est associé à des performances scolaires en berne :
- 22 points en langage,
- 14 points en mathématiques,
- 12 points en compétences transversales,
À contrario, un usage encadré et hors semaine, associé à d’autres activités (lecture, jeux, bibliothèque), tend à annuler, voire inverser, ces effets négatifs.
Les inégalités amplifiées
Le diplôme de la mère est le facteur le plus déterminant dans l’accès aux écrans : les enfants de mères diplômées (bac +4 et plus) sont beaucoup plus souvent préservés des usages fréquents et des tablettes personnelles. Les écrans deviennent un marqueur d’inégalité éducative dès la maternelle.
Besoin d’un retour du balancier
« On croit bien faire, en revanche on fabrique de l’anxiété, des enfants déréalisés, incapables de supporter une frustration », résume Drory. Face à cette éducation tyrannique, elle oppose l’autorité bienveillante : « Plus vous mettez du cadre, plus vous serez aimé ; un cadre rassure ».
Sur les réseaux, la pression éducative est omniprésente : allaitement imposé, parentalité parfaite, enfant infaillible. Paradoxalement, ce désir de bien-être immédiat fait des parents… des figures toxiques par épuisement.
La pédagogie par le jeu, antidote discret
Des pédagogues comme Vygotski ou Piaget nous enseignent que le jeu libre et symbolique est moteur d’apprentissage, de créativité et de gestion émotionnelle . Ce jeu centré et sans contrainte est l’antidote silencieux à l’écran-roi et aux parents-boucliers.
L’enfant n’est pas une divinité, encore moins un adulte miniature. La confusion entre écoute et abdication, amplifiée par l’omniprésence des écrans, désoriente enfants et parents. Il est urgent de réhabiliter le cadre, le manque vécu comme moteur, le jeu libre et la parole fiable. L’enjeu n’est pas d’étouffer la bienveillance, mais de la faire respirer, hors écran, en vraie vie.
Quelles attitudes, quelles compétences, quelles règles,quelles actions devons-nous déployer ? et tout cela bien entendu, dans une approche systémique chère à Edgar Morin...
Tierry Taboy
Sources principales
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Ministère de l’Éducation nationale – DEPP
Usage des écrans par les enfants de 3-4 ans : pratiques et liens avec les apprentissages (2022).
education.gouv.fr – rapport DEPP -
Françoise Dolto – ses travaux sur l’enfant comme sujet, en particulier La cause des enfants (1985), souvent mal interprétés.
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Diane Drory – psychanalyste belge, présidente honoraire de la Fédération des psychologues de Belgique, autrice de Au secours ! Le manque de manque (De Boeck, 2021), où elle forge le concept d’« enfant-dieu ».
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Boris Cyrulnik – psychiatre et éthologue, ses analyses sur les « nourrissons géants au narcissisme hypertrophié », notamment dans ses conférences et ouvrages sur la résilience et le développement affectif.
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Banque des Territoires – analyse des stratégies éducatives différenciées selon le niveau social et éducatif des parents (complément au rapport DEPP).
banquedesterritoires.fr – Les parents diplômés et les écrans
Dernière modification le mardi, 19 août 2025