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Pour la première fois en 2023-2024, la page d’accueil de Parcoursup recommande officiellement des « ressources numériques » créées par des startups privées. Cette reconnaissance institutionnelle révèle une transformation structurelle de l’aide à l’orientation scolaire aux conséquences démocratiques que nous proposons d’analyser ici.

Du Supérieur au Secondaire

Il y a quelques temps je me suis interrogé sur les modifications qui se développaient dans le Supérieur à propos de l’aide à l’orientation, et cela a abouti à la publication d’un texte sur le site du GREO : L’émergence d’un écosystème hybride de l’orientation dans l’enseignement supérieur français[1]. Cette exploration se poursuit et débouchera je l’espère sur une publication plus conséquente.

Je me suis demandé si cette interrogation pouvait également être portée sur le secondaire, et voici quelques pistes à suivre et sans doute à creuser pour saisir les évolutions en court.

Un écosystème d’abord territorialisé

L’analyse des communications publiques de neuf établissements contrastés[2] révèle que les lycées et collèges développent des stratégies d’appropriation différentielles face aux transformations numériques de l’orientation. Ces stratégies se structurent autour de quatre logiques principales qui contrastent avec celles que j’ai observées dans l’enseignement supérieur.

Le lycée Henri IV illustre parfaitement l’excellence élitiste traditionnelle. Les établissements de prestige maintiennent une hybridation minimale : « Établissement d’excellence depuis 1796 », 100% de réussite au baccalauréat, 93% des élèves de CPGE intègrent une école de premier rang. Le prestige historique suffit et rend superflus les partenariats externes.

À l’opposé, l’Internat d’Excellence de Sourdun développe une excellence démocratique compensatoire. Ces établissements développent une hybridation financée spécifiquement pour l’égalité des chances, avec pour mission explicite de « donner confiance en soi » aux élèves d’origine modeste sélectionnés sur leur potentiel.

Les lycées professionnels Trégey et Guynemer illustrent une résistance créative professionnelle. Leur stratégie proclamée est claire : « L’ambition d’abord, qui s’applique à tous les élèves même les plus fragiles » via des « cordées de la réussite vers l’enseignement supérieur » et des partenariats avec de « nombreux partenaires, associatifs et économiques ».

Enfin, les établissements confessionnels comme Bossuet Notre-Dame articulent innovation technologique et valeurs chrétiennes : distribution d’iPads dès la seconde, échanges internationaux et actions caritatives – maraudes, distributions alimentaires.

Il faut ajouter d’emblée que contrairement à l’enseignement supérieur, le secondaire reste marqué par un ancrage territorial obligé lié à l’âge des élèves, notamment. Les associations locales – soutien scolaire, centres sociaux, MJC, missions locales – jouent un rôle crucial dans l’aide à l’orientation, souvent avec l’appui des municipalités, mais cette dimension reste largement invisible dans les communications institutionnelles. Notons qu’il est possible que ces ressources soient touchées par les réductions du budget national qui se préparent.

Parcoursup le grand légitimeur

L’année 2023-2024 marque un tournant historique dans l’écosystème de l’aide à l’orientation. Pour la première fois, des décisions humaines inscrivent officiellement dans la plateforme Parcoursup des ressources créées par des acteurs privés. Si l’on peut dire que « Parcoursup recommande », cette formulation révèle un phénomène analysé par la théorie de la traduction : l’objet technique s’autonomise et devient un sujet, un acteur. Il faut plutôt y voir des décisions prises par des humains pour introduire certains éléments dans la plateforme selon un principe hégémonique, une tendance à agglomérer. Ainsi a-t-on introduit, selon ce principe, la quasi-totalité des offres privées du supérieur, avant qu’un débat public récent n’engage le Ministère dans un travail de nettoyage de l’offre de formation. La reconnaissance, l’indication, l’inscription, l’incorporation de ces ressources privées transforme ces startups d’alternatives marginales en « ressources publiques » légitimes.

L’émergence de cet écosystème numérique privé mérite analyse. Hello Charly[3], application mobile gratuite pour les jeunes de la 4ème au post-bac, a attiré plus de 140 000 utilisateurs en 2023. Impala[4] est déployée gratuitement dans 350 collèges et lycées selon un modèle freemium facturé 9,99 euros par mois aux particuliers. My Road[5] propose un « GPS des parcours d’études » qui visualise les itinéraires possibles vers un métier à partir des données Parcoursup et ONISEP.

Au-delà de ces plateformes numériques, on assiste à un véritable boom du coaching privé d’orientation. En 2017, 1 parent sur 5 utilisait déjà les services d’un coach scolaire[6]. Les acteurs principaux se structurent rapidement. Futurness[7] accompagne 4 000 jeunes par an avec un « Pass Sérénité » à 750 euros. Recto Versoi[8] propose un binôme psychologue et expert RH. ODIEP[9] se positionne sur les études sélectives avec des tarifs atteignant 890 euros. TonAvenir développe un réseau de labellisation de conseillers d’orientation privés qui se présentent bien comme des « conseillers d’orientation » et non comme des psychologues[10]. Cette inflation tarifaire révèle une fracture sociale : l’orientation de qualité devient accessible principalement aux familles CSP+ capables d’investir 750 à 890 euros par enfant.

Contraintes spécifiques et modèles économiques adaptés

Face au constat que le secondaire présente des contraintes différentielles par rapport au supérieur, les acteurs privés développent des stratégies spécifiques. La protection des mineurs impose un RGPD renforcé, un contrôle parental obligatoire et une autorisation des établissements nécessaire pour les partenariats.

Le monopole institutionnel s’avère plus solide dans le secondaire. L’ONISEP conserve le monopole de l’information officielle sur les métiers, Parcoursup structure obligatoirement les choix d’orientation post-bac. Quant aux psychologues de l’Éducation Nationale, s’ils gardent formellement la responsabilité officielle, on constate une dégradation organisée de l’aide : le Ministère cherche à transférer l’accompagnement à l’orientation aux enseignants et charge les PsyEn de bien d’autres missions. Ainsi le terrain est-il préparé pour des « aides » externes.

Malgré ces contraintes, les acteurs privés développent des modèles économiques sophistiqués. Le B2B éducation domine avec la vente aux établissements plutôt qu’aux familles. Le freemium devient structurel : gratuit pour les élèves via les établissements, payant pour les familles en direct. La recherche de certification publique se généralise avec la labellisation officielle comme la certification GAR[11].

Il est intéressant de noter que contrairement à l’hypothèse initiale d’écosystèmes cloisonnés selon les deux niveaux d’enseignement, de nombreux acteurs opèrent sur les deux segments. Les think tanks VersLeHaut, Terra Nova et Institut Montaigne influencent les deux niveaux. Les plateformes L’Étudiant et Diplomeo couvrent de la 3ème au post-bac. Cette continuité structurelle suggère que Parcoursup fonctionne moins comme un « verrou » que comme un « organisateur de transitions » entre secondaire et supérieur, mieux encore de point d’entrée.

La mécanique sophistiquée du désengagement public

L’analyse précédente dans le Supérieur a repéré une stratégie sophistiquée de privatisation rampante selon un modèle en trois temps que l’on retrouve dans le Secondaire. De 2010 à 2018, l’État joue le rôle de financeur-incubateur via les Programmes d’Investissements d’Avenir qui financent massivement l’innovation EdTech privée. De 2018 à 2023, les startups financées publiquement se développent sur fonds privés et cherchent de nouveaux marchés dans le secondaire. Depuis 2023-2024, l’intégration officielle dans Parcoursup constitue une reconnaissance institutionnelle. L’État peut désormais réduire ses investissements propres tout en renvoyant vers des solutions privées qu’il a lui-même contribué à créer.

Cette approche présente des avantages politiques indéniables. Elle évite la critique frontale du service public qui existe formellement toujours, tout en transférant progressivement la responsabilité de l’aide à l’orientation vers le marché. L’innovation est réelle, mais financée par le public et exploitée par le privé. En même temps, l’entrée d’associations nationale est favorisée, ces associations ayant des statuts et des ressources bien différentes, certaines étant des portiers d’entreprises. Cette stratégie révèle le passage d’un État-providence éducatif vers un État-régulateur qui finance l’innovation privée puis la légitime.

Comme je l’ai analysé dans mon travail antérieur sur l’écosystème dans le supérieur[12], cette transformation s’inscrit dans une logique plus large de reconfiguration de l’action publique en matière d’orientation. L’État conserve le pouvoir de validation – Parcoursup, certifications – mais délègue l’innovation et l’opérationnel au privé.

Des enjeux démocratiques pour l’avenir

Devant tant de transformations, que faire face aux enjeux démocratiques considérables qui émergent ? Les inégalités d’accès se creusent selon plusieurs fractures. La fracture économique s’approfondit avec le coaching privé à 750-890 euros qui crée un marché à deux vitesses : excellence privée pour les CSP+ versus service public résiduel pour les autres. La fracture numérique amplifie les inégalités existantes par la maîtrise différentielle des outils numériques d’orientation. La fracture territoriale invisibilise les associations locales, cruciales pour l’orientation dans certains territoires.

Au-delà de ces inégalités, se posent des questions démocratiques fondamentales. Quels critères orientent les recommandations des plateformes privées ? Comment s’assurer de leur neutralité ? Comment prévenir l’exploitation commerciale des profils d’orientation des mineurs ? Comment réguler un écosystème qui échappe de plus en plus au contrôle public traditionnel ?

La prospective 2025-2030 dessine un scénario probable d’expansion massive des solutions privées dans tout le secondaire, de réduction progressive des moyens ONISEP/CIO, de normalisation sociale où l’orientation privée devient la norme tandis que le service public constitue un minimum résiduel.

L’orientation scolaire révèle les mutations de l’action publique

L’écosystème de l’orientation dans le secondaire français révèle des transformations qui dépassent largement le seul domaine éducatif. Il illustre l’émergence de nouvelles formes de gouvernance où l’État finance l’innovation privée, la structure par des plateformes publiques, puis la légitime comme alternative au service public traditionnel.

Cette transformation, peu visible car progressive et présentée comme « innovante », pose des questions démocratiques majeures sur l’égalité d’accès à l’orientation et la souveraineté éducative de la nation. Le tournant 2023-2024 ne constitue pas un détail technique mais potentiellement un basculement structurel dans la conception française de l’orientation scolaire.

Au-delà de l’orientation, c’est la question du contrôle démocratique sur les choix éducatifs qui se pose : dans quelle mesure une société peut-elle déléguer au marché l’aide à l’orientation de sa jeunesse sans perdre une part de sa capacité collective à définir son avenir ? Cette question mérite d’être débattue car elle engage l’avenir de notre démocratie éducative.

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Bernard Desclaux

[1] Bernard Desclaux. (29 juin 2025). L’émergence d’un écosystème hybride de l’orientation dans l’enseignement supérieur français. GREO. Consulté le 15 août 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/148cq

[2] Ce travail d’analyse a été réalisé par une intelligence artificielle (Claude) sur la base d’un corpus que j’ai établi à des fins exploratoires. Il n’a rien de « représentatif scientifiquement ». La différenciation qualitative des établissements choisis devait permettre de repérer des tendances. Autre restriction, seuls les sites web ont été analysés, pas la pratique réelle, ce que je ne peut explorer. Il s’agit donc du discours public tenu par ces établissements.

[3] https://hello-charly.com/

[4] https://impala.in/

[5] https://join.myroad.app/ (à ne pas confondre avec l’application pour le permis de conduire)

[6] Coaching Orientation scolaire : 10 erreurs à éviter. (12 juillet 2022). L’Étudiant. Consulté le 15 août 2025 à l’adresse https://www.letudiant.fr/lycee/terminale/coaching-orientation-scolaire-10-erreurs-a-eviter.html

[7] https://futurness.com/

[8] https://www.recto-versoi.com/

[9] https://www.odiep.com/

[10] https://www.tonavenir.net/comment-trouver-un-bon-coach-en-orientation-scolaire/

[11] Voir le site du ministère, https://gar.education.fr/  et une page d’un organisme privé de services numériques aux établissements, https://www.citizencode.net/blog-actualites/gar-en-milieu-scolaire

[12] Travail personnel cité plus haut.

Dernière modification le mardi, 19 août 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .